Centre

Centre
Conte géométrique (inédit)
Vincent Clédel

Vincent Clédel est professeur de lettres modernes.

Je suis le centre du cercle et ma détresse est aussi grande que le nombre de ceux qui se rejoignent autour de moi. Tous se connaissent, se croisent et se recentrent ; lorsque le cercle prend vie, tous passent par moi pour rendre visite à quelque autre point, et lorsque le cercle se fige, ils retrouvent les mêmes voisins dont ils sont inévitablement proches : n’ayant pas à les choisir, ils leur sont imposés. Mais je ne suis pour rien dans toutes ces relations, libres ou acceptées dans leur nécessité. Tout comme eux furent placés autour de moi, je suis astreint en leur centre, le centre. Lourde contrainte qui fait de moi le seul point fixe entouré d’infinités de déplacements éventuels. Et je me perds dans cette infinité ; tous sont à la fois proches et lointains, mais à la même distance; je les croise tous trop souvent et ils ne font que se rediriger. Je suis le centre du cercle et ma solitude est aussi lourde que le poids de tous ceux qui tournent autour de moi.

Je m’éloigne. Rejeté et demandé par tous, appelé constamment sans être jamais désiré, c’est là ma seule issue. Chers points, je vous laisse : le cercle continuera sans moi, n’ayez crainte, je ne suis qu’un catalyseur. Vous vivrez, et quant à moi, je l’espère, mais rien n’est moins sûr. Adieu.

Comment ? Que me dites-vous ? Je ne peux partir… En effet ? Voici donc le secret : si je me déplace, tout le cercle le fait avec moi… Je suis emprisonné, et eux-mêmes n’y sont pour rien. Je ne peux même pas les haïr. Nous sommes contraints à vivre nos vies respectives, dans la finitude du cercle. Je ne peux les quitter de même qu’eux sont obligés de s’accepter mutuellement. Mon faux isolement sera sans fin, ancré dans l’éternité.

Un jour, j’ai rencontré l’électron libre. Elle était belle, drapée dans son indépendance. Je ne pus résister, je l’invitai à rejoindre le cercle, pour pouvoir la contempler encore. Elle refusa : elle n’aimait que l’infini. Le rayon de ma tristesse est aussi vaste que celui de ceux qui me tiennent à l’écart. Mais où vas-tu, belle électron libre ? Nonchalamment, elle s’approchait de moi, n’ayant que faire des incessants déplacements des points. Je la repoussai, effrayé qu’elle puisse échapper au contrôle de la structure du cercle. Mais je n’avais aucune emprise, ni le cercle d’autorité sur elle. Parvenue à mes côtés, elle me souffla : «Tu es l’Infini, je veux être centre avec toi». Mais… le centre est unique, et seul dans son unicité ! Son pouvoir semblait comme elle, sans limite : elle me décala sans que le cercle bouge et se mit à tourner autour de moi, ce que je lui rendis. Nous étions un cercle à deux, et un cercle né du désir. Elle restait l’électron libre, qui pouvait repartir sans prévenir, mais je sentais qu’elle voulait continuer ce nouveau cercle, ce cercle naturellement impossible. Les points autour de nous se méfiaient ; le centre était devenu cercle, et le catalyseur s’en trouvait perturbé : j’avais une existence indépendante de la structure et de ses points. Sorti de ma solitude, je découvrais le bonheur d’un cercle unique et infini. Je ne savais pas pourquoi elle restait avec moi, et elle se contentait de me répéter : «Je t’aime car tu es l’Infini.» Non, je ne suis qu’un point comme les autres avec une fonction différente… Mais elle faisait de moi un point unique, celui d’un cercle sans centre.

Puis les points révélèrent leur cruauté. Ils détestaient l’électron libre car elle rendait leurs déplacements moins évidents, ils devaient chercher eux-mêmes leurs itinéraires : le nouveau centre leur faisait peur. Alors ils complotèrent, longtemps puisqu’ils se déplaçaient moins naturellement, mais ils finirent par s’entendre pour chasser l’électron libre. Ils se rapprochèrent les uns des autres, lentement et silencieusement, jusqu’à atteindre la limite de notre centre-cercle. Ils se mirent alors à tourner dans le sens inverse de notre propre rotation, nous révélant leur présence mal intentionnée, mais nous ne savions comment réagir. L’électron libre se faisait percuter par tous les points qui passaient à sa hauteur, sans fin, sans que nous puissions rien faire : prisonniers volontaires du centre-cercle, nous étions incapables de fuir. L’électron libre finit par me dire adieu et brisa notre cercle pour retourner à la première forme de son indépendance. Elle voulut passer le cercle pour le quitter à jamais, mais les points ne s’arrêtaient pas, tournant et la frappant au passage. Emportés dans leur danse primitive et envoûtante, ils la tuèrent, sans que je puisse quitter le centre qui m’était assigné. Quand ils revinrent à moi, je crus que mon sort allait être le même, et je m’en réjouissais. Ils se contentèrent de s’arrêter à nouveau, conscients que je ne pouvais plus présenter le moindre danger.

Le cercle retournait à sa structure originelle: les points et leurs relations facilitées par mon unicité et mon faux isolement. J’étais rendu au poids de ma détresse, qui m’était d’autant plus amère que j’avais connu un état autre et heureux. Je me mis à penser à la structure du cercle et la trouvai trop limitée pour qu’elle puisse constituer la totalité de l’espace : il existait nécessairement d’autres cercles que celui-ci, avec des centres qui partageaient ma solitude. Cette révélation ne m’apportait aucun réconfort. J’en eus donc une autre : il me fallait mourir aussi. Mais les points ne le laisseraient pas arriver, car c’était encore pire qu’un cercle surnaturel pour centre. Je devais forcer de moi-même ma propre mort. Revoyant la manière dont l’électron libre avait été tuée, je commençai à tourner sur moi-même, sans y penser vraiment. Je me pris à ce tournoiement et j’accélérai ma rotation. Les points se rapprochèrent comme tant de fois auparavant mais paraissaient apeurés : ils le faisaient contre leur volonté. Plus je tournais rapidement, plus ils se rapprochaient. Je finis par sentir qu’ils étaient arrivés jusqu’à moi : ils m’oppressaient et je jubilais. Je ne saurais jamais ce qu’il adviendrait du cercle, mais je souhaitai profondément que tous les éventuels centres fassent un jour comme moi. Emportés par ma danse inéluctable et dissidente, les points malgré eux me tuèrent.