Rimbaud et la synesthésie

Rimbaud et la synesthésie
Jean-Rodolphe Vignes
Jean- Rodolphe Vignes est professeur de médecine à l’Université de Bordeaux.
Docteur en neurosciences, il exerce comme neurochirurgien au Centre hospitalo- Universitaire de Bordeaux et enseigne à l’Université de Bordeaux. (voir dans la section biographie)


Cette photographie en noir et blanc, représente bien sûr Jean, Nicolas, Arthur Rimbaud (1854-1891). Elle a probablement été prise en 1871, alors qu’il n’avait que 17 ou 18 ans, et qu’il arrivait à Paris fuyant une fois de plus Charleville, plein d’ambition et de poésies. Il souhaitait au moins deux choses, faire publier ses écrits (par l’intermédiaire de Paul Demeny, pensait-il) et rencontrer Paul Verlaine, dont il appréciait l’œuvre, lue grâce à son professeur de rhétorique au collège de Charleville, Georges Izambard. Quand Rimbaud prend contact avec Verlaine, par l’entremise de Charles Bretagne en août 1871, il ne connaît de son correspondant que les vers des Poèmes saturniens et des Fêtes galantes (jugées «adorables») mais suffisamment dignes à ses yeux (qualifiant Verlaine de «vrai poète») pour qu’il puisse lui soumettre les siens. Rimbaud débarque donc à Paris par le train, en septembre 1871. Il est rapidement introduit dans les milieux littéraires parisiens, et c’est également Verlaine qui conduit Rimbaud dans l’atelier d’Étienne Carjat, photographe des célébrités et artistes d’alors, au 10, rue Notre-Dame-de- Lorette. «N’est-ce pas bien l’Enfant Sublime» s’exclame Verlaine, dans une lettre du 2 novembre 1883 à Charles Morice. Il y a deux clichés connus, dont les dates exactes sont encore débattues. Ce portrait montre un Rimbaud à la cravate maladroitement nouée, les cheveux en désordre, un regard lointain, une pose assez classique qui peut également faire penser à celle prise par Charles Baudelaire. Cette représentation de l’auteur, publiée pour la première fois en 1922, et qui est actuellement exposée au Musée Rimbaud de Charleville-Mézières, a une histoire propre tout aussi étonnante et picaresque que la vie même de son modèle. Mais en regardant ce visage, peut-on imaginer autant de génie, de facilité intellectuelle, de faculté de création ? Ce qui est également frappant, c’est certainement le contraste entre cette photographie si pauvre en couleur et l’œuvre de Rimbaud qui en est si riche, pour atteindre un paroxysme éclatant dans son poème Voyelles.

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges ;
– O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Ce texte a sûrement été l’un des plus commentés de son œuvre. Écrit probablement à l’automne ou l’hiver 1871, ce sonnet de 14 vers a été publié le 5 octobre 1883 dans la revue Lutèce grâce à l’intervention de Verlaine qui en aurait ajouté la ponctuation et quelques variantes sémantiques. Il montre l’exceptionnelle abondance des adjectifs de couleur, illustrant parfaitement ce que doit être, pour lui, un Poète (lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871). Le noir bien sûr, couleur (ou non couleur) récurrente chez Rimbaud, est notée une centaine de fois. Pensons au «gibet noir» (Bal des pendus), à «la chaste robe noire» (le Châtiment de Tartuffe), aux « noirs dans la neige » (Les Effarés) ou encore aux «noirs de loupes» (Les Assis). Vient ensuite le blanc, souvent en contrepoint du noir, mais aussi en sentiment de pureté comme «l’infini roulé blanc de ta nuque à tes reins» (L’ étoile a pleuré rose), ou encore «la rue est blanche et c’est la nuit» (L’Angelot maudit). Le rouge, qui s’associe le plus souvent au vocabulaire charnel, au lexique du corps : «Elle avait rêvé rouge. Elle saigna du nez» (Les Premières Communions) ou bien «il a deux trous rouges au côté droit» (Le Dormeur du val). Le bleu et le rose renvoient plutôt à la candeur, à l’insouciance et au bonheur éphémère, comme «du bon matin bleu, qui vous baigne» (Ce que retient Nina), ou «l’étoile a pleuré rose au coeur de tes oreilles» (L’ étoile a pleuré rose). Ces couleurs, très présentes au début de l’oeuvre, tendent à s’effacer avec le temps et la naïveté. Le vert : «j’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies» (Le Bateau ivre), le violet, le jaune etc. pouvant être mélangés dans un même écrit : Le Dormeur du val (bleu, vert, rouge), Au Cabaret-Vert, cinq heures du soir (vert, rose, blanc), Rêvé pour l’ hiver (rose, bleu, noir). À cela se rajoutent les couleurs évoquées : «Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braise» (Le Bateau ivre), inventant même un néologisme (pour la couleur de la nacre). Rimbaud écrit avec sa palette de couleurs, comme un «Impressionniste» selon le mot d’Emilie Noulet, universitaire Belge. Rappelons que le tableau Le Déjeuner sur l’ herbe d’Edouard Manet a été exposé à partir de 1863. En fait, Rimbaud pense lui-même avoir une maturité importante, comme il le dit dans sa lettre à Izambard le 25 août 1870 : «Ma vie à dix-huit ans compte tout un passé». Il n’a pas encore 16 ans lorsqu’il rédige ces mots ! Il faut de suite constater que l’auteur mélange régulièrement les sens, privilégiant volontiers la vue, le toucher, l’olfaction, l’audition. Il tente une explication de ses associations sensorielles dans son œuvre dans Alchimie du Verbe :

« À moi. L’histoire d’une de mes folies.

Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne. J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.

Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de moeurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.»

Il est certain que les souvenirs de l’enfance ressurgissent dans les textes de Rimbaud (Les Poètes de sept ans). Les romans d’aventures qui jalonnent son parcours de jeune lecteur ont une influence sur le développement de ses sensations chromatiques. Les «Peaux-Rouges», les «poteaux de couleurs », les «arcs-en-ciel», les «golfes bruns» tirés du Bateau ivre, montrent à quel point Rimbaud se remémore ses premières lectures, images qui contrastent avec cette nécessité précoce de marcher loin, de partir au-delà, de fuir sa vie et «je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin» comme il le dit dans Oraison du soir. Son éducation a été des plus classiques, inscrit dès 1865 au collège de Charleville, bourgade alors en plein essor, il obtient régulièrement des récompenses (récitation, vers latins, histoire et géographie, enseignement religieux, allemand, version grecque) lui permettant de publier trois de ses devoirs en vers latins dans la revue officielle de l’académie de Douai et d’entrer en rhétorique au collège. On sait que la poésie grecque, qu’appréciait Rimbaud, foisonne de références à la couleur, le rouge étant présent dans L’Iliade, Aristote ayant également utilisé le vert, le bleu, et le violet dans son oeuvre. Et puis, comment ne pas évoquer l’influence indéniable de la lecture de Charles Baudelaire, « un vrai Dieu » aux yeux de Rimbaud, et notamment de Correspondances (1857), extrait des fleurs du Mal (IV) :

«Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.»

Dans cette continuité, Verlaine a très tôt magnifié les sens. Les Poèmes
Saturniens (1866) et les Fêtes Galantes (1869) reflètent encore son aspect Parnassien, mais déjà s’y mêle «le souvenir avec le crépuscule» et il entend «l’inflexion des voix chères qui se sont tues». Rappelons cet extrait d’Art poétique de 1874 dans lequel il précise :
«Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance!
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !»

Mais reprenons le poème Voyelles. Nous avons vu l’importance de la sensation colorée donc visuelle dans l’oeuvre de Rimbaud. En dehors de l’évidence des influences de l’éducation, de la lecture, de l’expérience, bon nombre d’interprétations ont été proposées concernant l’exacerbation sensorielle dans ses textes, mais il est évident que l’association de lettres, des voyelles (graphèmes), à des couleurs orienterait vers une description sémiologique de la synesthésie. Cette synesthésie serait alors un signe clinique, d’un bon ou d’un mauvais fonctionnement du cerveau, en tout cas d’une évidente activation de réseaux neuronaux dont un neurobiologiste pourrait décrire le fonctionnement. Le mot synesthésie vient du grec Syn (union) et Aísthêsis (sensibilité) et veut dire perception simultanée. Il s’agit d’une expérience subjective dans laquelle des perceptions relevant d’une modalité sensorielle sont régulièrement accompagnées de sensations relevant d’une autre modalité, en l’absence de stimulation de cette dernière. par exemple une personne peut écouter des notes de musique et y associer des sensations de couleurs. En France, c’est d’abord l’adjectif « synesthétique » qui est entré dans le dictionnaire Littré en 1873 (« terme de physiologie, qui éprouve une sensation simultanée avec un autre organe »), alors que le mot « synesthésie » n’apparaît qu’en 1890 dans le Nouveau Larousse : « Le phénomène de l’audition colorée est un frappant exemple de synesthésie : il consiste en ce que, chez certains sujets, un son d’un timbre donné détermine non seulement une sensation auditive mais encore une sensation visuelle d’une couleur donnée et toujours pour le même son. Il y a donc l’association des sensations, l’une naissant à la suite et à l’occasion de l’autre, dans une partie du corps ou un appareil sensoriel plus ou moins distant du point primitivement impressionné».

La littérature de Rimbaud est parcourue d’éléments synesthésiques, comme dans Les Illuminations, (1873-1875). Ainsi dans Phrases : «Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendres vole dans l’air ; — une odeur de bois suant dans l’âtre — les fleurs rouies, — le saccage des promenades, — la bruine des canaux par les champs, — pourquoi pas déjà les joujoux et l’encens ?». Cette accumulation de notations visuelles, olfactives («odeur de bois», «encens»), gustatives («goût de cendres»), tactiles (la «bruine»), auditives (on entend «suer» les bûches) se retrouve dans d’autres passages des Illuminations : « Il sonne une cloche de feu rose dans les nuages» (Phrases) ; «La lune brûle et hurle» (Villes I) ; «Des cercles de musique sourde» (Being Beauteous) ; «Parfums pourpres du soleil des pôles» (Métropolitain). Dans ces exemples, une sensation en fait naître une autre qui en précise ou en renforce le sens. Dans «Les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent» (Enfance) l’idée de beauté est exprimée conjointement par la luminosité éclatante et le tintement cristallin de l’objet évoqué en rêve. Dans «Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée» (Vies I), la violence auditive de la perception («tonne») est renforcée par une vision en rouge («écarlates»), peu naturelle et inattendue.

Victor Segalen dans «Les synesthésies et l’ école symboliste» précise que la littérature a depuis longtemps utilisé ce procédé. Dès l’époque védique, les poètes hindous usaient de corrélations sensorielles. Les Hébreux ont également dans les textes anciens des équivalents synesthésiques. La civilisation gréco-latine également. Johann Wolfgang von Goethe dans sa théorie des sons et des couleurs aussi. Si d’un point du vue littéraire, cette confusion des sens est connue depuis longtemps, il n’en est pas de même du point de vue médical, et l’on peut se demander si au-delà de l’intérêt poétique, il n’existe pas un aspect méconnu de la personnalité de Rimbaud, une particularité de son système neurologique qui lui aurait permis de ressentir ce que d’autres ne peuvent ressentir, ou de construire une image mentale donnant cet effet de style puissant qui classe ce poème parmi les plus représentatifs du style de l’époque.

La synesthésie, une terminologie d’abord médicale

Georg Tobias Ludwig Sachs (1786–1814), médecin bavarois, a été le premier scientifique à publier son propre cas, en décrivant l’association de sensations colorées en écoutant de la musique, ou en lisant certains nombres, jours de la semaine, ou lettres. Ces phénomènes, constatés également chez sa soeur (albinisme familial) ont été dénommés synesthésies. Sachs a rapidement conclu que d’autres personnes pourraient partager ces mêmes sensations. La notion de correspondances intersensorielles est très populaire dans les milieux scientifiques et artistiques de la fin du XVIIIe siècle. Isaac Newton (1643-1727) a spéculé sur l’existence d’une loi physique qui pourrait expliquer la relation entre les sept intervalles musicaux dans le système d’octave et les sept couleurs qu’il a identifiées dans le spectre de la lumière. Les salons littéraires du XIXe siècle rapportent souvent des anecdotes concernant des hommes aveugles capables de différencier les couleurs par le toucher, considérant cette capacité comme une preuve philosophique de supériorité de l’homme sur l’animal. Charles-Auguste-Édouard Cornaz (1825-1911), célèbre chirurgien de Neuchâtel en Suisse, dans sa thèse de doctorat en médecine (Des abnormités congénitales des yeux et de leurs annexes, 1848), a tenté d’expliquer la synesthésie par des anomalies anatomiques au niveau des yeux qui, contrairement au daltonisme, produiraient un état d’hyperchromatopsie (perception de trop de couleurs). En réponse à cette description, un nouveau cas est identifié l’année suivante, avec proposition du terme « hyperesthésie du sens de la couleur » (Anonyme, 1849), suggérant que cette condition ne doit pas être rare, mais probablement négligée et proposant la description d’une personne pour qui les lettres ont une certaine coloration, selon qu’elles sont prononcées ou pensées, allant du rouge pâle, blanc bleuté, jaune, noir, rouge cerise au brun foncé ou brun clair. Ces premiers cas ont déclenché scepticisme et discussion dans la communauté française. Pour certains, ces phénomènes ne seraient pas physiologiques mais relèveraient de pathologies mentales (une forme d’autisme peut développer des synesthésies). Pour d’autres, l’origine en serait le cerveau lui-même, et non pas les yeux. Louis Perroud (1833-1889), médecin lyonnais a rapporté, dans le Journal de Médecine de Lyon en 1863, le cas d’un patient associant des lettres, des chiffres et des couleurs : « M. X, 30 ans, actuellement en bonne santé, depuis un certain temps qui est difficile à spécifier (autour de 12 à 15 ans), voit certaines voyelles en couleur, c’est-à-dire, aussi intimement liée dans son esprit avec l’idée de la couleur, dans la mesure où il ne peut pas porter ces lettres à l’esprit sans apporter en même temps la couleur qu’il associe à chacune d’elles. De cette façon, dit-il, A me rappelle l’idée de jaune-orange, le E est bleuâtre-gris ou gris perle, I rouge carmin, O jaune canari, U noir. Parmi les consonnes, V apparaît verdâtre, tandis que les autres lettres sont incolores. L’association de plusieurs voyelles est plus compliquée, et l’UA ne donne pas la double sensation de jaune orange et du noir, mais plutôt, une seule sensation de jaune-orange foncé ; OEU donne gris-noirâtre ; UI foncé rouge carmin ; OU, jaune-brun. Pour notre sujet, les chiffres sont eux-mêmes liés à des idées de couleur, bien que d’une manière moins claire que les voyelles : 1 et 7 sont rouge carmin, 2 et 3 sont gris bleu, 4 est un brun foncé, 5 n’a pas de couleur précise, 6 est verdâtre, 0 et 8 sont jaune canari. » Des formes de synesthésies peuvent apparaître lors d’associations aléatoires de consonnes (TMM, TDMC par exemple) ou de l’association consonnes/voyelles (TMAAM, par exemple : Marée en rouge, Amer en bleu, etc.).

Contrairement à Louis-Victor Marcé, qui, quelques années auparavant (1860), avait décrit la synesthésie comme une maladie, « probablement incurable », Perroud, pense qu’il s’agit d’une variation à la normale dont l’origine est cérébrale, tout comme Chabalier, élève lyonnais du même Perroud, qui a proposé une nouvelle terminologie en 1864, «la pseudo-chromesthésie» (la fausse vision des couleurs), pour bien montrer que le phénomène n’est pas lié aux yeux, et a décrit le cas d’un de ses patients : «Il voit très bien imprimé en noir. Mais dès que la pensée d’une voyelle est amenée à la conscience, sans même être substantiellement présente, alors la voyelle s’attache à une sorte de couche impressionniste et il ne peut pas penser la voyelle sans y associer immédiatement une couleur spécifique dans son esprit. Les voyelles seules sont de couleur, les consonnes étant comme des lettres mortes pour lui, inanimées, et tout à fait secondaires. La lettre A représente un noir très foncé, E est gris, I est rouge, O blanc, et U est associé à un noir plus léger.» Sa synesthésie ne s’arrête pas là, puisqu’il est capable d’associer des couleurs différentes en fonction de la composition des mots. Il rajoute dans cette publication, la description d’une synesthésie non visuelle (patient capable de sentir des odeurs à l’écoute d’une cloche d’église).

Cette fois-ci, l’hypothèse d’une origine au niveau du nerf optique est envisagée, mais Chabalier considère également le phénomène comme une forme d’illusion plutôt que d’hallucination, plus volontiers fréquente chez les femmes « pour qui l’imagination a une plus grande domination », et pouvant apparaître tôt dans l’enfance sans que cela soit congénital. Cette théorie médicale est largement diffusée par ses écrits, mais aussi par ses commentaires et discussions dans les réunions sociales, et la conséquence n’est pas anodine, puisque quelques années après la parution de cet article, a été favorisée une méthode éducative pour l’enseignement de la lecture : matérialiser chaque lettre par une couleur particulière pour en faciliter la mémorisation. « Je suis convaincu que ce type d’enseignement va produire de nombreux cas de pseudo-chromesthésie » disait Chabalier. Ses idées et ses théories ont rapidement fait le tour de l’Europe, et d’autres cas de synesthésies ont été répertoriés en Italie par Antonio Berti (1865) et Filippo Lussana (1865) lequel attribue un même mécanisme biologique à la synesthésie et à la métaphore. Les philosophes participent au débat, comme Joseph-Pierre Durand. En France on ne retrouve le terme de synesthésie dans le domaine médical qu’en 1891 (thèse de Millet à Montpellier) alors que les anglo-saxons ont repris le terme, depuis la description de Sachs.

C’est dans ce bouillonnement intellectuel de la deuxième partie du XIXe siècle qu’il faut se resituer pour comprendre la présence aussi importante de la couleur et des impressions synesthésiques dans l’oeuvre de Rimbaud. C’est donc probablement le 15 septembre 1871 que Rimbaud arrive à Paris. Il fréquente rapidement les Zutistes, à l’Hôtel des Étrangers, boulevard Saint-Michel à Paris, dans le quartier latin, non loin de l’École de Médecine. Dans ce Paris encore Parnassien, il fréquente deux personnages qu’il nous semble important de décrire. Antoine-Hippolyte Cros (1833-1903) est le fils du philosophe Simon-Charles-Henri Cros (1803-1876) et le petit-fils du grammairien Antoine Cros (1769-1844). Il a deux frères, Charles, poète et inventeur (du télégraphe automatique, du procédé de photographie en couleurs et du paléophone, ancêtre du phonographe) ; Henry, peintre et sculpteur très proche des peintres impressionnistes. Antoine est médecin depuis 1857, on lui doit également nombre d’ouvrages littéraires, philosophiques, médicaux ou relatifs à l’occultisme. Sa présence aux réunions du Cercle des poètes Zutiques est prouvée par différents documents, il a même participé à l’illustration de l’Album zutique. En 1874, il publie un ouvrage médical sur les fonctions supérieures du système nerveux dans lequel il précise : «sans aucun doute, la séparation de la physiologie et de la psychologie, opérée en quelque sorte par la force des choses, n’a pas été sans avantage pour le progrès ; et nous sommes loin de vouloir revenir aux origines de la science de l’homme : nous croyons cependant qu’il est indispensable aujourd’hui, non pas de confondre comme autrefois, ces deux ordres de connaissances, mais de réunir les données que fournit, d’une part, l’étude de l’âme faite par elle-même, et, d’autre part, l’observation des êtres vivants considérés dans leurs rapports avec leurs milieux, et plus particulièrement avec les organismes qu’ils animent.» Antoine Cros a raison dans cette analyse et dire que la psychologie et la physiologie ne sont finalement que l’étude d’une même évidence, le cerveau, peut apparaître bien facile. Pourtant, la théorie neuronale (le système nerveux est composé de cellules particulières, les neurones) n’émerge qu’à la fin des années 1880, grâce aux travaux d’imprégnation argentique (comme une révélation photographique !) de Santiago Ramon y Cajal, histologiste espagnol, qui obtiendra le prix Nobel de Médecine en 1906. Cette découverte a marqué le début de la compréhension du fonctionnement du système nerveux. En fait d’un neurone, le cerveau est constitué de plus de 200 types cellulaires et au total 100 milliards de neurones reliés entre eux par des synapses communicant en permanence au travers d’axones et de dendrites. Antoine Cros aurait eu ces connaissances, qu’il les aurait certainement transmises lors d’une soirée au troisième étage de cet Hôtel des Étrangers. En effet celui-ci connaissait certainement ces cas de synesthésies qui passionnaient toute la société depuis quelques décennies. Ne peut-on pas envisager qu’il fût le conteur d’une ces histoires auprès des zutiques ?
Supports neurophysiologiques de la synesthésie graphème-couleur Pour appréhender ces phénomènes subjectifs, il faut d’abord comprendre comment se développe une stimulation visuelle depuis l’oeil jusqu’à notre cerveau. Mentionnons les travaux de David Hubel et Torsten Wiesel qui ont participé à la description de ce réseau de la vision et qui ont obtenu le prix Nobel de Médecine en 1981. La vision fait intervenir des structures anatomiques complexes, et des voies neurologiques spécifiques. La rétine reçoit et analyse la stimulation lumineuse grâce à un ensemble de cellules réceptrices dont certaines dérivent directement du système nerveux, ce qui a fait dire que le fond de l’oeil (la rétine) est un peu le reflet de notre âme, en tout cas il est en relation directe avec notre cerveau par le nerf optique. Certaines de ces cellules, les photorécepteurs (les bâtonnets et les cônes) captent le spectre lumineux par l’intermédiaire de pigments, qui produisent un signal électrique, c’est la phototransduction : activation de la rhodopsine par absorption d’un photon ; la rhodopsine activée permet le clivage et l’activation d’une protéine G, la transducine ; celle-ci active une enzyme (la phosphodiestérase) qui hydrolyse une molécule de GMPc, entraînant la fermeture des canaux ioniques cationiques (c’est-à-dire électriquement positifs, le sodium, le calcium) de la membrane cytoplasmique et donc la suppression du courant de dépolarisation d’obscurité. Ainsi l’étape électrophysiologique initiale de la vision est l’apparition contre intuitive d’un courant d’hyperpolarisation au niveau des photorécepteurs (polarisation positive intra-cellulaire) avec une libération permanente de neurotransmetteurs à l’obscurité qui cessent brutalement à la lumière. C’est le jeu ultérieur des neurotransmetteurs et de leurs récepteurs activateurs ou inhibiteurs qui permettra le codage de l’information à travers des circuits spécifiques. Ainsi, la rétine code les paramètres de luminosité, de contraste, de couleur, de fréquence spatiale et temporelle de l’image perçue, grâce aux propriétés que lui confèrent la dualité de ces photorécepteurs, la réponse spectrale préférentielle des cônes, et l’organisation géographique en champs récepteur. Un niveau supplémentaire de codage de l’information se fait selon trois principales voies à partir de cellules ganglionnaires de la rétine. La voie parvocellulaire, qui représente 80% des fibres du nerf optique, code pour les forts contrastes, la discrimination spatiale fine et participe à la vision des couleurs en vision photopique. La voie magnocellulaire représente 10% des fibres du nerf optique et code pour les faibles contrastes et le mouvement. Enfin, la voie koniocellulaire, qui ne représente que moins de 1% des fibres du nerf optique, a un rôle majeur dans la vision des couleurs. Il existe donc un double message, d’abord électrique, qui sera codé en fonction du signal visuel capté et transmis à partir de la papille (partie initiale du nerf optique au niveau de la rétine) lieu de réunification de près d’un million de fibres nerveuses qui se divisent en faisceaux prennant en charge une partie de la rétine (organisation des fibres en fonction de la position de la stimulation lumineuse). Le signal électrique se prolonge le long des nerfs optiques, puis du chiasma optique, puis vers le tractus optique jusqu’aux corps genouillés (ayant un rôle important d’amplification du signal). Un dernier relais neuronal est formé par les radiations optiques qui se terminent sur le cortex visuel primaire occipital (le cerveau visuel). C’est, en effet, le traitement spécifique et complexe de l’information par les cellules du cortex visuel qui aboutira à la perception de l’image (à son ressenti), incluant l’orientation, le mouvement, la forme, la couleur, le relief. Le traitement cortical de l’information réalise aussi une organisation cohérente du message visuel avec les aires associatives le long de deux voies intra corticales : la voie ventrale ou occipito-temporale qui participe à la reconnaissance des formes ; la voie dorsale ou occipito-pariétale qui participe à la perception du mouvement et à la coordination visuo-motrice.

L’avancée des neurosciences, notamment en matière d’imagerie fonctionnelle a permis d’aller plus loin dans la compréhension de l’intégration cérébrale d’un signal externe. À partir d’une imagerie cérébrale par résonnance magnétique (IRM) réalisée chez des personnes synesthésiques, des séquences BOLD (blood oxygen level dependent), et l’analyse VBM (voxed-based morphometry) ont été étudiées. Ces analyses ont montré le rôle crucial du cortex non visuel dans la genèse d’une perception visuelle : la région du cortex pariétal postéro-supérieur, anatomiquement au-dessus du cortex occipital visuel, est impliquée dans la synesthésie graphème-couleur : une même stimulation (visualisation de lettres noires) peut entrainer une stimulation de voies neuronales codant pour la couleur. Il est également possible pour un synesthète de voir des lettres en couleur à la simple pensée de celles-ci, impliquant alors une toute petite structure au niveau temporal interne, l’hippocampe, ainsi appelé en raison de sa forme, et responsable d’une certaine forme de mémorisation. La synesthésie est donc automatique, répétitive et mémorisable.

Ainsi, nous avons la démonstration que le cerveau est organisé en réseaux et non pas en régions exclusivement dédiées à une fonction neurologique. Cette « hodotopie » permet de comprendre que certains réseaux, qui fonctionnent en parallèle, puissent être interconnectés par des voies croisées pouvant alors échanger des informations entre deux systèmes définissant le support neurobiologique à la synesthésie. Pour expliquer la mise en jeu ou pas de cette voie croisée, plusieurs théories sont actuellement émises, cela peut être dû à un système croisé hyperactivé, ou un défaut d’inhibition physiologique de ce système croisé.

Le deuxième personnage semblant important dans les réunions du cercle des poètes Zutiques, c’est Ernest Cabaner (1833-1881). Musicien bohème et excentrique (décrit comme un « apocalyptique musicien »), haut en couleur, il arrive à Paris en 1850. Il s’intéresse à la littérature et à la poésie, fréquente les peintres impressionnistes. Il devient barman et pianiste à l’Hôtel des Étrangers. C’est là qu’il rencontre Paul Verlaine qui le dépeint comme un « Jésus-Christ après trois ans d’absinthe ». Fin septembre 1871, Verlaine doit trouver un logement pour Rimbaud qui s’est rendu insupportable chez sa femme, il le présente à Ernest Cabaner qui l’héberge d’octobre à novembre 1871, chez lui, dans sa chambre, à l’Hôtel des Étrangers. Il lui donne sans doute quelques cours de piano selon sa méthode chromatique d’enseignement de la musique, en coloriant chaque note d’une couleur définie, procédé dérivant de l’application de Chabalier dans l’acquisition de la lecture. Il a d’ailleurs dédié son « Sonnet des Sept Nombres » à son élève « Rimbald » répondant à « Voyelles ». Cabaner a donc probablement favorisé une association sensorielle, celle de la musique et de la vision, ce qui s’appelait alors l’audition colorée. À cette époque, lorsqu’on demandait à Rimbaud ce qu’il faisait à Paris, il répondait «j’attends, j’attends, j’attends…», sous-entendu, j’attends que Verlaine quitte sa situation pour partir. Cette attente, ces moments de grands désoeuvrements, ont été certainement propices à une consommation importante de toxiques, l’absinthe, la bière (Bitter) et le haschich, lesquels sont connus pour avoir des effets désinhibiteurs sur le système nerveux et une action hallucinogène pouvant renforcer les modifications de la perception des sens. Il est cependant certain qu’aucun hallucinogène ne fera d’un individu un écrivain talentueux !

Un contexte socio-politique particulier

Dès septembre 1870, les armées Prussiennes font le siège de Paris. Il s’ensuit une grave famine l’hiver, mais le peuple tient bon jusqu’en 1871. Après la signature de l’Armistice en janvier, contre l’avis des Parisiens (Patriotes de gauche), les Communards (mouvement ouvrier) s’insurgent contre les Versaillais (dirigés par Adolphe Thiers, qui deviendra le premier Président de la Troisième République) à partir du 27 mars. Soixantetreize jours d’insurrection qui se terminent par « la semaine sanglante ». Rimbaud a renoncé à ses études en février 1871, il part encore une fois à Paris pour une quinzaine de jours. Il n’a probablement pas participé physiquement à la Commune mais il en a compris le sens politique et social, l’émergence d’une conscience émancipatrice, et se sent très proche des Insurgés. Le 19 avril, il repart à Paris, mais devant les affrontements, il doit rebrousser chemin et retourne à Charleville. Sa poésie reflète cette période, brandissant les couleurs dans ses textes comme un Insurgé brandit le drapeau rouge de la révolte, donnant à son oeuvre un esprit Communard reconnu. Le Mal, Le Forgeron, Le Dormeur du Val, L’ éclatante victoire de Sarrebrück, Le Coeur au pitre, Le Coeur volé, ne sont que quelques exemples de l’influence de ces affrontements sur ses textes. Le final de Chant de guerre Parisien (mai 1871) est particulièrement significatif de l’implication intellectuelle de Rimbaud dans ces événements, et de sa production syneshésique colorée :

« Et les Ruraux qui se prélassent
Dans de longs accroupissements
Entendront des rameaux qui cassent
Parmi les rouges froissements ! »

Synesthésies intentionnelles et plasticité cérébrale
Il est généralement admis que Rimbaud n’était pas synesthète. Pourtant, de nombreuses études montrent que cette prédisposition n’est pas rare dans la population générale (variant entre 0,05 % et 4 %) et même plus fréquente dans la population des « créatifs » (peintres, musiciens, écrivains). Il s’agit, dans l’immense majorité des cas, d’une variation neurologique développementale (et non pas acquise), pouvant avoir un facteur familial (que n’avait pas Rimbaud) et sans prédominance sexuelle. Les voyelles colorées sont la forme la plus courante de synesthésie, mais il existe des dizaines de formes synesthésiques (en fait plus de cent cinquante), parfois associées à d’autres particularités comme l’hypermnésie. Rimbaud, de l’avis de tous était un surdoué, précoce, mémorisant facilement les textes. Ces facultés ont été repérées par son professeur Georges Izambard. Rappelons que la majorité de son oeuvre a été écrite entre l’âge de 15 ans et 19 ans. Il a vécu plusieurs vies (probablement bien plus que deux), apprenant plusieurs langues étrangères. Une telle intensité de vie a longtemps intrigué Victor Segalen qui a écrit Le double Rimbaud. Et que penser de cette phrase que Pierre Louÿs prête à Verlaine : « Je sais qu’il se foutait pas mal si A était rouge ou vert. Il le voyait comme ça mais c’est tout » ? S’il le voyait comme ça, systématiquement, et de façon involontaire, c’est la définition de la synesthésie !

Que Rimbaud eut été synesthète ou pas, cela importe peu. S’il avait cette prédisposition, il a su s’en servir pour provoquer chez le lecteur suffisamment de ressenti (les qualia) pour que nous en parlions plus de cent ans après. S’il ne l’était pas, il a pu développer une synesthésie, intentionnelle, volontaire, en modifiant les capacités de son cerveau et certains réseaux de neurones grâce à la plasticité cérébrale. L’intérêt poétique est grand, et le symbolisme s’appuie beaucoup sur ces effets synesthésiques, car beaucoup plus puissants que la métaphore sur les qualia du lecteur. La poésie grecque présente nombre de métaphores, et certains ont suggéré que Rimbaud, élève particulièrement doué, a voulu dépasser ses maîtres grecs en magnifiant l’effet synesthésique aux dépens de la métaphore. Cette dernière se définit par l’emploi d’un terme concret pour exprimer une notion arbitraire par substitution analogique sans qu’il y ait d’élément introduisant formellement une comparaison. Ce qui est intéressant, c’est qu’en 1865, Paul Broca médecin français, puis en 1874, Carl Wernicke médecin allemand, ont élaboré une théorie neurophysiologique impliquant la coopération des deux hémisphères cérébraux dans la conception d’une métaphore. Il ne s’agirait donc pas du même mode de création, avec des réseaux neuronaux différents !

La neurobiologie abonde en exemples de stimulations sensorielles multimodales. Des cas de synesthésie acquise ont été décrits, comme celui de la personne aveugle qui peut compenser la perte de la vue par un autre sens (le toucher). Cela explique également l’émergence de talents artistiques à la suite de lésions cérébrales : un patient privé de la parole après un accident vasculaire cérébral, a pu développer un sifflement musical créatif (Oliver Sacks, Musicophilia : la musique, le cerveau et nous). À partir des années 1960, il a été mis en évidence que le cerveau se modifiait sans cesse, à la fois dans sa structure et dans son fonctionnement puisqu’en permanence, les neurones meurent (par nécrose ou apoptose, véritable mort cellulaire programmée) alors que par ailleurs, certaines régions du cerveau ont la capacité de produire des neurones indifférenciés qui pourront se spécialiser en fonction de la demande. Ainsi, notre cerveau en constante modification, est capable de s’adapter à de nouvelles situations en créant un phénomène de sprouting (ou augmentation de l’arborisation neuronale, au niveau des voies sensorielles fonctionnelles), permettant une captation d’informations plus importantes et plus variées et une redistribution des informations vers le cerveau pour analyse et interprétation de ce stimulus. Ces nouvelles conditions sont renforcées par la volonté et la répétition qui favorisent la mémorisation, activant ainsi les neurones impliqués dans cette chaîne de perception. Cet aspect neurobiologique offre trois conséquences. Cet exemple montre, de nouveau, que la plupart des fonctions cérébrales s’organisent en réseaux de neurones, reliés entre eux et se projetant sur des régions plus spécialisées qui vont traiter l’information et donner ou pas une réponse, consciente ou inconsciente, voire une mémorisation de certains événements. Cette organisation est « hodotopique » et prévaut actuellement sur une organisation compartimentée, localisationniste de notre cerveau. Il est ensuite comme une fenêtre ouverte sur l’étude du fonctionnement normal de notre cerveau, les relations entre le cerveau conscient et l’inconscient ; nombre de recherches se poursuivent dans le domaine cognitif et plus généralement dans le domaine des neurosciences. Enfin il laisse un espoir en termes d’applications thérapeutiques (acquisition d’une vision à partir de stimulations linguales par exemple, actuellement en développement).

Ainsi, on peut penser que la création est un processus mental (donc cérébral), intime, multifactoriel, qui dépend du monde extérieur aussi bien que de celui, intérieur, de l’artiste. Nous avons entrevu le rôle du cerveau et sa complexité au travers de la synesthésie, qui ne correspond finalement qu’à une autre manière de percevoir. Ce mélange sensoriel a été un élément important dans la naissance du courant Symboliste, renforçant la lumière du texte, augmentant sa partie subjective, motivant tant d’analyses et de lectures différentes. Nul ne mettra en cause l’immense talent littéraire de Rimbaud, qui a tant apporté à la poésie. Rimbaud a cette capacité à manier la métrique traditionnelle, comme dans Le Bateau ivre, mais aussi les formes plus libres de rédaction, comme dans Les Illuminations, ou Une saison en enfer ; il étonne toujours, éveille en nous des sensations qui mélangent rêve et réalité. Il emporte avec lui bien des secrets, mais sa « Lettre du voyant » adressée à Paul Demeny le 15 mai 1871 restera un héritage important de son oeuvre :
« J’ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle ; (…)
— Voici de la prose sur l’avenir de la poésie -Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque ; Vie harmonieuse. — De la Grèce au mouvement romantique, — moyen-âge, — il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. — On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier auteur d’Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré mille ans !
Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m’inspire plus de certitudes sur le sujet que n’aurait jamais eu de colères un jeune France. Du reste, libre aux nouveaux ! D’exécrer les ancêtres : on est chez soi et l’on a le temps.
On n’a jamais bien jugé le romantisme ; qui l’aurait jugé ? Les critiques ! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’oeuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?
Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.
Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !
En Grèce, ai-je dit, vers et Lyres rythment l’Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L’étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s’éjouissent à renouveler ces antiquités : – c’est pour eux. L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau: on agissait par, on en écrivait des livres: telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains: auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé !
La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, Il la tente, l‘apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple: en tout cerveau s’accomplit un développement naturel; tant d’égoïstes se proclament auteurs; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès, intellectuel !
— Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse: à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences.
Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! (…) »

Merci à Jean-Pierre Vignes pour sa présence de tous les instants.

Bibliographie
Antoine Cros, Les fonctions supérieures du système nerveux : recherche des conditions organiques et dynamiques de la pensée, Édition Baillière et fils, Paris, 1874.
Victor Segalen, OEuvres complètes sous la direction d’Henry Bouiller, Éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 1995.
Jewanski J, Simner J, Day SA, Ward J. J Hist Neurosci, The development of a scientific understanding of synesthesia from early case studies (1849-1873), 2011, 20(4) : 284-305.
Arthur Rimbaud, Poésies complètes, Édition de Pierre Brunel, Les Classiques de Poche, 1998.
Kristin Ross : Rimbaud, La Commune de Paris et l’ invention de l’ histoire spatiale, Éditions Les Prairies ordinaires, collection Singulières modernités, 2013.
Dictionnaire Rimbaud, sous la direction de Jean-Baptiste Baronian, Éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 2014.
Hubbard EM, and Ramachandran VS. Neuron, Neurocognitive mechanisms review of synesthesia, Vol. 48, 509–520, 2005.

Éloge de la mollesse

Éloge de la mollesse
Jacques Leng

Jacques Leng est chargé de recherche au CNRS au Laboratoire du Futur. Il est spécialisé en physique des liquides à l’Université Pierre et Marie Curie à Paris. Il exerce également au sein de laboratoires de grandes entreprises privées. Il est l’auteur d’une cinquantaine de publications dans des ouvrages scientifiques et travaille actuellement sur la mise en forme de matériaux pour les micro et nanotechnologies.

Quelle ressemblance y a-t-il entre une colle ultra-forte à prise rapide, un écran plat d’ordinateur, une pâte dentifrice, de la mayonnaise ou une crème chantilly, une cellule souche en phase de différenciation, un mortier-ciment à maçonner ? Une composante de mollesse, indispensable à la plasticité du vivant et primordiale pour l’utilisation de nombreux produits de la vie courante. Nous rassemblons sous le terme de matière molle l’ensemble de ces états mal décrits par la physique classique et dont l’étude et la compréhension ont ouvert un champ scientifique considérable. Une école de pensée a même émergé de ces études, en partie issue des laboratoires français dans les années 1980 à 2000, redonnant de la noblesse à la mollesse. Maintenant mature, cette science de la matière molle ouvre la voie vers des applications remarquables telles que la réparation des tissus vivants et porte en son sein une partie de la promesse liée à la (future) révolution des nanotechnologies.

Lors de ma formation universitaire en tant que physicien, j’ai appris à comprendre et à caractériser quelques propriétés des principaux états de la matière : le gaz, le liquide, le solide. Par ailleurs, je savais par Phaéton – 2015 56 expérience que la transition entre ces états peut être induite par une élévation de la température : sous l’effet d’une source de chaleur, la glace se liquéfie et l’eau liquide finira par s’évaporer sous forme de vapeur. Un équilibre entre la force des liaisons entre molécules et l’entropie, cette énigmatique composante qui quantifie le désordre, permet alors de fixer un état : le gaz est pur désordre, dilué ; le solide est dense et ordonné. L’état liquide est un intermédiaire désordonné mais dense, stable, plus complexe à appréhender mais bien décrit depuis le XIXe siècle.

Pour ancrer dans nos esprits ce cadre conceptuel lentement établi par des générations de scientifiques talentueux, nos professeurs nous cachaient, à dessein, qu’il existe de nombreux états de la matière qui ne rentrent pas dans ce schéma rassurant car universel ; c’est le cas de la matière molle. Considérons le cas d’une mayonnaise, un mélange d’huile et de jaune d’oeuf, deux liquides apparemment banals. Agité énergétiquement et avec conviction, le mélange donne cet état remarquable qui n’est ni solide, ni liquide (ni gazeux bien sûr). Pourtant, un signe de réussite en la matière est qu’une cuillère plantée dans la sauce se tiendra d’ellemême. N’est-ce pas là l’indice d’une matière solide ? Et pourtant encore, appuyer un peu sur le manche de la cuillère nous permettra d’étaler le condiment. La mayonnaise revêt alors un aspect liquide sous l’effet d’une force mécanique modeste, à température constante. Nous avons ici affaire à un état de la matière différent, mi-liquide mi-solide. Si le cas de la mayonnaise vous parait trop prosaïque, citons comme autre exemple le cytosquelette d’une cellule, qui répond à peu près aux mêmes caractéristiques que la mayonnaise. Si l’intérieur d’une cellule est un endroit peu familier, considérons alors les afficheurs à cristaux liquides (montres, écrans plats, etc.), dont l’ordre peut être modifié sous l’effet d’un champ modeste et qui permet à chaque pixel de l’afficheur de laisser ou non passer la lumière.

Les exemples sont en fait très nombreux : polymères, émulsions, fluides physiologiques, pétrole, boues et argiles, pâtes et milieux granulaires, cosmétiques, produits agro-alimentaires, matériaux de construction (peintures, enduits, mortiers, …). Cet inventaire illustre que la matière molle est omniprésente dans notre vie quotidienne et mieux la décrire, mieux la comprendre, a permis de faire des améliorations significatives dans nombres de produits mais aussi dans leur production et leur transport. Même si les industriels s’en réjouissent encore, précisons que la physique de la matière molle n’est pas uniquement dévouée à la croissance économique (optimisation des procédés, gain de productivité). Elle est avant tout une science qui a su trouver des points communs dans des objets forts différents et les unifier autour de quelques concepts fondateurs : la fragilité, le désordre, l’impact de l’architecture moléculaire sur les propriétés de la matière, etc. Ce travail a été essentiellement effectué par le physicien français Pierre-Gilles de Gennes (1) au cours de ses années au Collège de France 1980-2000.

Historiquement, une des premières incursions de la matière molle remonte pourtant au début du XIXe siècle et sa compréhension au début du XXe. Il s’agit du mouvement Brownien, cette agitation spontanée qu’observa Robert Brown sous son microscope alors qu’il dispersait des grains de pollen dans de l’eau. Voyant cette danse microscopique, Brown pensa initialement à une manifestation de la vie, à tort. Ce n’est qu’un siècle plus tard que Jean Perrin (2) démontra expérimentalement, sur la base d’une théorie de son ami Paul Langevin (3), que cette danse était une conséquence indirecte de l’aspect moléculaire de l’eau, chaque molécule du liquide venant frapper intempestivement sur les minuscules grains et leur conférant suffisamment d’impulsion pour bouger. L’expérience de Perrin est un tour de force remarquable qui repose sur le tri par taille de milliers de particules microscopiques, un exemple de discipline et de patience. En laissant sédimenter ces particules dans l’eau, Perrin finit par démontrer qu’il existe une énergie capable de «resuspendre» les particules, leur évitant ainsi de sombrer irrémédiablement vers le fond du récipient. Cette force provient de l’agitation thermique, un mouvement lié à la température que chaque molécule d’eau peut transmettre aux particules suspendues. Perrin démontrait au passage que les statistiques sont un moyen puissant de décrire le réel, au grand damne de la majorité des physiciens de l’époque convaincus que le déterminisme de Newton devait demeurer indétrônable.

(1) Pierre-Gilles de Gennes (1932 - 2007) est un physicien français. Il a reçu le prix Nobel
 de physique en 1991 pour ses travaux sur les cristaux liquides et les polymères.
(2) Jean Baptiste Perrin (1870 - 1942) est un physicien, chimiste et homme politique français.
 Il a reçu le prix Nobel de physique en 1926 pour ses travaux sur la discontinuité
 de la matière, et particulièrement pour sa découverte de l’équilibre de sédimentation..
(3) Paul Langevin (1872 - 1946) est un physicien français, connu notamment pour sa théorie
 du magnétisme et l’organisation des Congrès Solvay.

Réflexions sur les «chemins de la liberté»

Réflexions sur les « chemins de la liberté » d’Amartya Sen
Marie-Claude Bélis-Bergouignan

Marie-Claude Bélis-Bergouignan, professeur émérite en sciences économiques à l’Université de Bordeaux (voir biographie p. 291) Elle revisite ici les travaux les plus récents de l’économiste indien Amartya Sen (Prix Nobel d’économie 1998) dont la problématique lie intimement l’économique et le politique par la dynamique des libertés. Son analyse met en évidence certaines convergences de la pensée de Sen avec la perspective d’économie politique tout en dévoilant ses principaux points d’achoppement.

Les organismes internationaux nous invitent aujourd’hui à débattre de la bonne gouvernance, de la mondialisation équitable ou du développement social. Thématique en vogue qui doit notamment à l’influence d’Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, dont les travaux foisonnants ont été largement diffusés dans et hors de l’académie. Dans le cercle des économistes, Sen est à la fois reconnu par les « orthodoxes » et les « hétérodoxes ». Les premiers le considèrent comme le théoricien du choix social ayant renouvelé le cadre de l’économie normative, tandis que les seconds trouvent chez lui les ingrédients d’une critique de l’économie standard. Les travaux de Sen ont aussi été largement commentés et critiqués (1), voire stigmatisés (2), et par des disciplines aussi diverses que l’économie, la philosophie ou la science politique.

(1) Nicolas Farvaque et Ingrid Robeyns, 2005, «L’approche alternative d’Amartya Sen : réponse à Emmanuelle Bénicourt», L’ économie politique, 2005/3 n°27, (38-51).
(2) Emmanuelle Bénicourt, 2004, «Contre Amartya Sen», L’Économie politique, 2004/3, n°23, (72-84).


Il ne s’agit pas ici d’entamer une énième controverse, controverses en partie provoquées par la prolixité de l’auteur, mais de revisiter les travaux les plus récents de Sen (1) dans la perspective d’économie politique qu’il suggère. Interrogeant la viabilité d’un monde connaissant une opulence inédite tout en sécrétant de manière récurrente pauvreté, misère et oppression, Sen y propose un nouveau modèle d’économie liant intimement l’économique et le politique par la dynamique des libertés. La problématique d’économie politique « rompt avec le paradigme – orthodoxe – du calcul, de l’intérêt et de l’efficience pour privilégier un abord politique des questions d’action économique » (2). Il s’agit de « réanimer la dimension politique de l’analyse économique » tout en « revoyant également le clivage entre le politique et l’économique » (3).

Cette approche permet de caractériser le nouveau modèle économique proposé par Sen en termes de dialectique des cinq libertés (1) et de prise en compte explicite de la diversité des trajectoires de développement (2). Au-delà, elle permet d’en cerner les impensés et les points d’achoppement qu’il s’agisse de la dichotomie marché/société qui continue à y prévaloir (3) ou d’une forme de consensualisme tenant lieu de projet politique (4).

1. La dialectique des cinq libertés
Sen s’exprime ainsi : « Le développement économique peut être appréhendé comme un processus d’expansion des libertés réelles dont jouissent les individus » tandis que la « suppression des non libertés est constitutive du développement »4. Ce propos, loin de s’écarter de ses analyses antérieures, ne fait que les systématiser dans un ensemble cohérent de propositions. Concevoir le processus de développement en termes de libertés modifie la compréhension qu’on peut en avoir mais, au-delà, renseignerait sur les moyens à mettre en œuvre.

(1) Amartya Sen, 2000, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté,
 Odile Jacob, 370 p. Amartya Sen, 2005, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention
 de l’Occident ? , Payot, 80 p. Amartya Sen, 2007, Identité et violence, L’ illusion du destin, Odile Jacob, 270 p.
 Amartya Sen, 2009, L’ idée de justice, Champs essais, Flammarion, 558 p.
(2) Bernard Jullien, 2009, «Approche institutionnaliste de la dynamique industrielle»,
 Cahiers du GREThA, n° 2009-17, p.4 (www.gretha.fr).
(3) François Eymard-Duvernay, 2002, «Pour un programme d’économie institutionnaliste», Revue économique, 2002/2 (Vol. 53), (325-336), p. 326.
(4) Amartya Sen, 2000, op. cit., pp. 15 et s.

La référence sartrienne (1) aux « chemins de la liberté » – développée ici n’est pas fortuite : en tant qu’humains, notre être est consubstantiel de la liberté, rendant illusoire toute prétention d’échapper à cette condition. En conséquence, liberté et responsabilité sont explicitement liées au thème de l’engagement social (2). « Il en va de notre responsabilité d’êtres humains de nous confronter aux réalités, de nous prononcer sur le cours des choses et de définir les tâches à accomplir. Doués de raison nous avons la faculté de prendre en considération la vie d’autrui » (3). Ainsi, « la responsabilité exige la liberté, et réciproquement. À tel point … que la liberté est la condition nécessaire et suffisante de la responsabilité » (4). La valeur de la responsabilité individuelle et de l’engagement social étant établie, leur portée est sujette à discussion puisque l’exercice de la liberté est soumis à un ensemble de circonstances privées ou publiques, personnelles ou sociales qui les circonscrivent.

Contrairement à l’économie standard, Sen n’identifie pas uniquement la rationalité au principe utilitariste de maximisation de l’intérêt individuel. Ainsi, la liberté se déploie en une pluralité de fonctionnements, au nombre desquels l’altruisme ou le souci de promotion de la justice distributive. Dans L’Idée de Justice (5), Sen se réclame de la tradition philosophique qu’il qualifie de comparative. Les principes de justice y sont progressivement constitués via la comparaison et l’interaction du nombre le plus élevé possible de modalités d’existence, de points de vue, de valeurs et d’expériences. La perspective esquissée par Sen s’appuie sur la distinction entre « libertés négatives », ou formelles, et « libertés positives » (6), ou réelles, qui englobent non seulement les droits politiques sous-tendant la démocratie mais aussi les possibilités qu’ont les individus de traduire leurs dispositions formelles en fonctionnements.

(1) Jean-Paul Sartre l’explicite dans L’existentialisme est un humanisme (Folio Essais, p.54 à 56).
(2) Pour Sen, la liberté est première, ce qui inverse la relation sartrienne entre liberté et responsabilité.
(3) Amartya Sen, 2000, op. cit., pp. 370.
(4) Amartya Sen, 2000, op. cit., pp. 372.
(5) Amartya Sen, 2009, op. cit., pp. 25 et s.
(6) Transposée de la distinction faite par Isaiah Berlin dans Éloge de la liberté (Calmann-Lévy, 1988) entre deux conceptions de la liberté. La première, dite négative, peut
 être assimilée à l’idée de liberté non-ingérence. La seconde, dite positive, est liée à l’individu en tant qu’acteur, et donc assimilable à la liberté-capacité.

Ainsi, rejette-t-il « l’institutionnalisme transcendantal» de Rawls (1), apparenté aux théories contractualistes et définissant a priori les principes d’une société aspirant à la justice, pour privilégier les réalisations (2). Selon lui, ces théories correspondent à une acception idéaliste de la démocratie, essentiellement statique et abstraite. In fine, «la véritable pertinence des idées de justice réside avant tout dans l’identification des injustices patentes, sur lesquelles un accord raisonnable est possible et non dans l’élaboration d’une formule générale supposée donner la clé d’une méthode universelle de gouvernement» (3).

La notion de liberté, poursuit Sen, prend en compte les processus qui permettent l’exercice d’un libre choix dans l’action que les possibilités réelles offrent aux individus. Ce qui induit une attention particulière aux capabilités (4) (capacités) dont ils jouissent pour diriger leur vie comme ils l’entendent, «c’est à dire en accord avec les valeurs qu’ils respectent et qu’ils ont raison de respecter» (5). Si la liberté occupe une place centrale dans le processus de développement, c’est parce qu’elle fournit un critère d’évaluation du progrès, ce dernier n’ayant « de sens que rapporté aux libertés » d’une part, et parce qu’elle s’avère efficace (garantissant l’effectivité), le développement dépendant avant tout de la possibilité d’exercer sa liberté d’initiative d’autre part. Ainsi, la liberté est en priorité considérée sous son versant positif, «représentant ce qu’une personne, toutes choses prises en compte, est capable ou incapable d’accomplir»(6).

(1) Amartya Sen, 2009, op. cit., pp. 111-113.
(2) Sen oppose fréquemment la recherche abstraite ou arrangement-focused (dans la lignée
 de Hobbes, Locke, Rousseau et Kant jusqu’à Rawls) d’une société parfaitement
 juste à l’approche realizations focused (dans la lignée d’Adam Smith, Bentham, Marx et
 John stuart Mill) visant à rendre la société moins injuste. En réalité, ces deux perspectives
 sont moins exclusives qu’il n’y paraît, y compris dans l’argumentaire de Sen dans
 lequel la réduction d’une injustice sociale implique de s’intéresser aussi aux conditions
 (institutions) sociales ou politiques qui pourraient en être la cause.
(3) Amartya Sen, 2000, op. cit., pp. 375.
(4) Ce néologisme est généralement adopté pour traduire en français le concept de capability
 (parfois traduit par le terme plus simple de capacité, qui, en français n’est pas tout
 à fait équivalent).
(5) Amartya Sen, 2000, op. cit., pp. 33.
(6) Amartya Sen, L’ économie est une science morale, 1996, p.48.

Perspective de la liberté qui place Sen, selon ses propres termes «dans la tradition intellectuelle allant d’Aristote à Karl Marx, du Mahatma Ghandi à Franklin Roosevelt » tout en le distinguant de la tradition libérale.

Sen distingue les libertés substantielles, activées pour donner corps à la
vie choisie librement dans les limites des contraintes que se donnent les
individus, de celles que la société a instituées, libertés instrumentales
qui représentent les moyens mis à disposition pour mettre en oeuvre les
libertés substantielles. Ainsi la concrétisation du «système de droits buts», droits à des capacités, peut passer par des « droits-contraintes »
(légalisation) ou d’autres formes de « droits-moyens » (1).

Dans cette perspective, « fin ultime et principal moyen du développement», la liberté est déclinée par Sen en cinq principaux types : les libertés politiques, les ouvertures économiques, les opportunités sociales, les garanties de transparence et la sécurité protectrice, précisant ensuite comment elles se renforcent mutuellement.

De ces cinq types de libertés, Sen fait émerger plus particulièrement les libertés politiques et économiques. Elles lui apparaissent primordiales, et à ce titre il leur consacre de longs argumentaires, sachant qu’il n’est pas « fondé d’aborder le problème sous la forme d’une alternative entre économie et politique » (2)

De prime abord, Sen relie directement la liberté de participer aux échanges économiques à l’existence du marché. Quelle que soit l’appréciation, positive ou négative, portée sur le mécanisme de marché, il lui apparaît indéniable que la liberté d’entrée sur le marché contribue au développement. Rappeler ce qui est pour lui une évidence n’interdit nullement d’effectuer une évaluation plus complète des multiples effets de la liberté de participer aux échanges, que ce soit en termes de croissance ou d’équité.

(1) Christian Bessy, 2007, « Le libéralisme d’Amartya Sen », compte rendu de l’ouvrage :
la liberté au prisme des capacités, Amartya Sen au- delà du libéralisme (dir. J. de Munck
et B. Zimmermann), Économie et Institutions, n°10 et 11, 1er & 2ème semestre.
(2) Amartya Sen, 2000, op. cit., p 199.

Suivant en cela Adam Smith, très soucieux du gâchis social et de la perte de capital productif engendrés par les mécanismes du marché, il insiste sur la nécessité de procéder à l’examen critique de leur rôle, en raison notamment des signaux trompeurs qu’ils peuvent adresser et « des situations particulières dans lesquelles le profit personnel et ses motivations s’exercent à l’encontre de l’intérêt social » (1). D’où la nécessité d’une «approche diversifiée» (2) : fondée sur l’équilibre entre le rôle du gouvernement – et les autres institutions sociales ou politiques – et le fonctionnement du marché. Notamment «l’existence de biens publics justifie que l’on se situe au-delà du mécanisme de marché. Dans la même logique, les investissements sociaux doivent satisfaire les capacités élémentaires, dans le domaine de la santé ou de l’éducation» (3). Ce qui conduit à combiner les critères d’efficacité et d’équité.

Sachant que l’analyse du mécanisme de marché, même distanciée, présentée par Adam Smith ne fournit « aucune stratégie d’ensemble, aucune méthode générale de définition des politiques publiques… » (4), Sen énonce que les libertés politiques doivent ici être mobilisées. Se situant pour sa part entre la défense exclusive et la condamnation complète du marché, tout en reconnaissant le rôle du marché dans le processus de croissance, Sen reformule la problématique économie/politique de la manière suivante : «elle nécessite que l’on prenne en considération le réseau des interdépendances qui associe les libertés politiques à la définition des besoins économiques et à leur satisfaction» (5). Les interconnexions ne sont pas seulement d’ordre instrumental ; elles sont aussi d’ordre structurel. Sen poursuit : «Notre conceptualisation des besoins économiques dépend au premier chef de l’existence d’un débat public ouvert, que seul le respect des libertés politiques et des droits civiques peut garantir» (6). Ainsi, la réflexion de Sen sur la démocratie s’inscrit sous la bannière de la prééminence des libertés politiques : d’une part en raison de leur importance directe pour la vie humaine, en relation avec les capacités élémentaires (en particulier la capacité de participation sociale et politique) ; ensuite, de par leur fonction instrumentale et la façon dont elles favorisent la prise en compte des souhaits et revendications, notamment en termes de besoins économiques, des populations ; enfin, en vertu de leur fonction constructive dans la définition des besoins envisagés au sens large.

(1) Amartya Sen, 2000, op. cit., p 171.
(2) Amartya Sen, 2000, op. cit., p 171.
(3) Amartya Sen, 2000, op. cit., p 175.
(4) Amartya Sen, 2000, op. cit., p 171.
(5) Amartya Sen, 2000, op. cit., p 199.
(6) Amartya Sen, 2000, op. cit., p 199.

L’exercice de la raison publique ou du progrès social raisonné se réalise via l’existence de processus délibératifs collectifs. Il s’agit là d’authentiques processus d’apprentissage, procédant par comparaison constante entre le «souhaitable» et le «possible» incluant l’ensemble des individus. D’où le rejet d’une évaluation technocratique (par les «experts») des besoins des populations et la défense d’un débat public s’appuyant sur l’analyse de la formation des préférences individuelles. Ainsi, les relations liberté individuelle et développement social sont complexes car elles se réalisent au travers de multiples interconnexions, mobilisant notamment les institutions. «L’usage de la liberté s’exerce par la médiation de ces valeurs – valeurs sociales et normes en vigueur -, mais celles-ci sont susceptibles d’évoluer, au gré du débat public et des interactions sociales, elles-mêmes influencées par la liberté de participation» (1).

Cette vision de la démocratie n’est pas, pour Sen, l’apanage exclusif de l’Occident dont le modèle sert de référence, souvent de manière abusive. Elle vaut pour tous les pays, quel que soit leur niveau de développement, et est également appelée à déployer ses effets dans le temps. Par ailleurs, en stigmatisant le soi-disant multiculturalisme, qui n’est autre qu’un mono culturalisme pluriel de cultures étanches les unes aux autres et en mettant en avant le caractère radicalement constructiviste de la démocratie, Sen ouvre la réflexion sur la diversité des modèles démocratiques. En conséquence, la liberté n’étant pas «une invention de l’Occident» (2), le continuum des formes prises par les libertés permet en principe de repenser le rôle des interactions économie/démocratie vis-à-vis de l’infléchissement de trajectoires socio-économiques acquises.

2. La pluralité des trajectoires : entre individualisme et holisme
Sen s’apparente à l’approche holiste, qui appréhende les faits sociaux «comme des faits sociaux totaux, c’est-à-dire des faits dans lesquels la totalité sociale est présente» (3). Cette proximité est constamment en tension avec sa préoccupation de respect de la diversité des trajectoires de développement et son souci de pragmatisme.

(1) Amartya Sen, 2000, op. cit., p 23.
(2) Amartya Sen, 2005, op. cit. et Amartya sen, 2007, op. cit.
(3) Marcel Mauss, Essai sur le don : Forme et raison de l’ échange dans les sociétés archaïques,
In : Sociologie et Anthropologie, PUF, Quadrige, 1973, 149-279.

2.1. La critique de l’économicisme
Le concept de capabilité est défini par opposition avec la rationalité utilitariste visant la maximisation des satisfactions individuelles et définissant l’ homo oeconomicus, qualifié d’idiot rationnel dans Identité et violenceL’Illusion du destin (1). Sen «critique l’utilitarisme mais aussi toute théorie normative qui privilégie une seule valeur, comme celle de Nozick qui donne une priorité absolue aux droits-libertés quelles qu’en soient les conséquences (approche déontologiste des droits)» (2). Cette prise de position implique une redéfinition radicale des politiques publiques dont la finalité réside dans le souci de garantir et promouvoir les libertés réelles des personnes de mener leur vie comme elles le souhaitent.

Du parti-pris anti-économiciste découle le refus de prise en compte exclusive des contraintes économiques (prix/budget) mises en avant par la théorie économique standard. Sa position est cependant nuancée. En effet, sans porter d’attaque frontale, il procède par inclusion de variables institutionnelles généralement mises de côté par cette théorie, telles les données juridiques et politiques, les conventions, les normes sociales ou de comportement etc., contraignant et façonnant les capabilités et fonctionnements.

En conséquence, Sen reconnaît d’emblée au marché une dimension institutionnelle. Il est une institution parmi d’autres, et les libertés attachées au marché ont une valeur avant tout instrumentale. Ainsi, écartant les débats stériles « pour ou contre » le marché, ce cadre alternatif permet d’analyser «la liberté réelle qu’ont les travailleurs ou les chômeurs de faire entendre leur voix dans les processus décisionnels, au niveau de l’entreprise ou de la mise en oeuvre des politiques sociales» (3).

(1) Amartya Sen, 2007, op. cit.
(2) Christian Bessy, op. cit., p. 290.
(3) Nicolas Farvaque et Ingrid Robeyns, op. cit., p. 49.

Maintes fois, Sen propose de ne pas séparer l’analyse des marchés de la réflexion sur le développement au plan le plus général. Ainsi, le marché n’est pas envisagé en première instance et les institutions nécessaires à son bon fonctionnement en second lieu. La démarche est institutionnaliste parce qu’elle «croit que les institutions économiques sont étroitement enchevêtrées avec des normes politiques, juridiques, sociales et éthiques, et qu’elles doivent toutes être étudiées et pensées en même temps» (1).

Il s’agit d’une analyse synthétique : «Nous évoluons dans un univers d’institutions… Dans notre perspective – celle du développement comme liberté – l’évaluation institutionnelle peut systématiquement trouver sa place. D’une manière générale, l’analyse se concentre sur une institution spécifique (marché, système démocratique, médias, aide sociale) alors qu’il est nécessaire de les considérer conjointement et de voir comment elles sont susceptibles de fonctionner ensemble» (2).

2.2. Pas de one best way mais une diversité de processus
La perspective de diversité est abondamment développée par Sen, notamment sous la forme de la multiplicité des liens qu’entretiennent culture et développement. Elle s’exprime à travers les interrogations que soulève la rhétorique des droits de l’homme, sous-jacente à l’argumentaire de la généralisation de la démocratie. Sen procède à l’examen des trois critiques qui sont généralement adressées à cette rhétorique : de légitimité, en l’absence de toute législation venant étayer lesdits droits de l’homme ; de cohérence, puisque les définissant de manière compassionnelle sans devoirs afférents ; d’universalisme, car faisant abstraction des particularités culturelles. Prenant appui sur ces critiques, il s’emploie en contrepartie à en montrer les impasses.

À la première critique, il rétorque que « la meilleure approche consiste à concevoir les droits de l’homme comme un ensemble de revendications morales, qu’il n’est nul besoin d’identifier avec des droits légaux» (3). Opter en faveur de «cette interprétation normative ne doit pas pour autant inciter à dénier « les contextes dans lesquels ils sont, en général, invoqués ». En conséquence, «le véritable débat doit se focaliser sur les libertés associées à des droits spécifiques».

(1) Alain Caillé, 2007, « Un quasi-manifeste institutionnaliste », in : Vers une autre
 science économique ? (et donc un autre monde) ?, Revue du MAUSS, second semestre,
 p. 39.
(2) Amartya Sen, 2000, op. cit., p 191.
(3) Amartya Sen, 2000, op. cit., p 302.

À la seconde critique, il répond que sur le plan éthique la jouissance de droits devrait sans doute s’accompagner de devoirs garantissant ces mêmes droits à tous. Il conclut qu’ «en dernière analyse, l’affirmation éthique d’un droit outrepasse la valeur de la liberté qui lui correspond, dans la seule mesure où celui-ci implique une exigence envers les personnes susceptibles d’apporter leur aide… Ainsi, le langage des droits peut compléter celui des libertés» (1).

Il s’attarde davantage sur la troisième critique, montrant ce qu’il en est de la soi-disant opposition des valeurs asiatiques aux droits politiques élémentaires. Selon lui, les argumentations mettant en exergue «l’autoritarisme asiatique» se fondent sur une lecture très partielle de la tradition et des interprétations très discutables de textes de référence. A contrario, si la recherche d’un islam «modéré» de la part de certains gouvernements occidentaux relève d’une tentative sans doute louable de refuser une lecture négative de l’islam, elle «revient à minimiser l’importance des valeurs non religieuses au sein de la population» (2). Par ailleurs, «la promotion de la liberté n’est pas le patrimoine d’une civilisation particulière ; les traditions occidentales ne sont pas les seules à avoir préparé les mentalités à une approche des problèmes sociaux fondée sur les libertés» (3). En revanche, point n’est besoin d’abonder pour autant la revendication séparatiste, au nom du caractère irremplaçable de chaque culture et d’une certaine «tyrannie des identités» car, dit-il, la diversité existe dans toutes les cultures.

Ainsi, à ces trois trois niveaux, la réponse adéquate, formulée en termes de libertés, est spécifique aux différents contextes spatio-temporels car «dès lors que la discussion s’attache au cas particulier d’un pays ou d’un autre, l’expérience particulière de ce pays modifie l’axe de préoccupations».

(1) Amartya Sen, 2000, op. cit., p 304.
(2) Amartya Sen, 2007, op. cit., p 115.
(3) Amartya Sen, 2009, op. cit., p 315.

Cette démarche liant développement, exercice des libertés et des droits fondamentaux est proche de points de vue selon lesquels il n’existe pas de one best way économique, politique ou social. Sen considère que l’approche rawlsienne, qui prône « un jeu unique de principes de justice » et porte exclusivement sur la «création d’institutions justes», vide d’une part de sa substance le débat démocratique, pourtant promu par Rawls, tandis que « la recherche de la justice transcendantale… ne nous dit pas grand-chose des mérites comparés d’arrangements sociétaux différents» (1). En outre, Sen met en exergue les limites du welfarisme qui promeut «le même ensemble de bien-être individuels pour accompagner un contexte global très différent dans lequel les dispositifs sociétaux, les possibilités les libertés et les indépendances personnelles sont tout autres» (2). En ce qui le concerne, il estime que l’utilitarisme étroit imprégnant le welfarisme limite fortement sa «recevabilité».

2.3. Un point de vue praxistique
Poser le caractère pragmatique de l’approche de Sen ne va pas forcément de soi. Si l’on excepte les critiques excessives dénonçant l’absence de lien entre son système théorique et ses applications, le caractère incomplet de l’approche par les capabilités a souvent été noté : soit pour ne pas avoir établi une liste précise de ces dernières, soit en raison de l’impossibilité d’agréger en un indice unique les multiples capabilités. À l’heure actuelle, la balance penche plutôt en faveur de la reconnaissance du souci de pragmatisme de Sen car postulant une forme de continuité entre connaissance des réalités et action sur ces réalités. «Les progrès de la justice sociale ne dépendent pas uniquement de formes institutionnelles (y compris la définition de règles de procédure), mais aussi de la pratique effective» (3).

Si Sen est d’abord un théoricien et son propos illustratif, il a indiqué de nombreuses pistes de recherche aux praticiens qui en ont développé des applications et des prolongements fructueux. C’est ainsi, par exemple, que la coexistence de visées réformatrices et de réticences à formuler des préconisations a encouragé certains de ses commentateurs à proposer des points de vue, plus volontaristes, de rénovation du cadre conceptuel de la social-démocratie.

(1) Amartya Sen, 2009, op. cit., p 137.
(2) Amartya Sen, 2009, op. cit., p 340.
(3) Amartya Sen, 2000, op. cit., p 213.

Ne « proposant pas de recette spécifique à l’action publique », Sen propose une praxistique, c’est-à-dire une analyse de l’activité humaine visant à modifier les rapports sociaux au nom de visées éthiques, politiques et sociales. Le pragmatisme de Sen transparaît ainsi dans sa constante préoccupation de décrire des processus d’adaptabilité au réel. La trajectoire de développement est déterminée pas à pas par l’exercice de la liberté, sachant que «la notion de liberté telle qu’entendue ici prend en compte aussi bien les processus qui permettent l’exercice d’un libre choix dans l’action que les possibilités réelles qui s’offrent aux individus, compte tenu des conditions de vie dans lesquelles ils évoluent» (1). L’un ne va donc pas sans l’autre.

Dès lors, il ne cesse de dire (et redire) que la démarche du nouveau modèle de développement n’est en aucun cas inspirée par la poursuite d’un objectif à atteindre, d’une cible fixée à l’avance. La trajectoire de développement qui en émerge ex post apparaît donc comme le résultat assez largement inintentionnel d’un ensemble de compromis partiels et temporaires.

Bien qu’une véritable théorie de l’action en commun soit absente des écrits de Sen, il évoque cependant certaines orientations. Avant tout, il s’agit de «chercher des institutions qui font avancer la justice et non fonder la justice sur des institutions» (2), sachant que la faisabilité n’est pas une condition préalable et que la non-concrétisation ne fait pas du droit un non-droit. Les capabilités, qui intègrent d’autres critères que celui de l’efficacité, représentent une «réelle alternative aux canons de la pratique économique» (3). Mais ce concept ne saurait être hypostasié, c’est-à dire décliné de la même manière n’importe quand ou n’importe où. D’où l’attention portée par Sen aux pratiques d’objectivation, notamment à travers la construction de bases informationnelles sur le bien-être, l’éducation ou les conditions de vie permettant de guider les choix publics.

In fine, ce qui constitue la praxistique de Sen réside dans son insistance sur l’autonomie de l’agent fondant «l’agir démocratique». En cela, il rejoint l’autonomie émancipatrice définie par Habermas (4) comme la possibilité pour chacun de vivre comme sujet libre et susceptible de participer à la discussion.

(1) Amartya Sen, 2000, op. cit., p 32.
(2) Amartya Sen, 2009, op. cit., p 115.
(3) Nicolas Farvaque et Ingrid Robeyns, op. cit., p. 45.
(4) Jürgen Habermas, 1987, Théorie de l’agir communicationnel, 2 tomes, traduit de l’allemand
 par Jean-Louis Schlegel, Fayard.

L’émancipation suppose que l’agent se distancie de sa position solipsiste pour s’insérer dans la dialectique sociale. Sen fait d’ailleurs référence explicitement à Habermas dont l’analyse sur le «raisonnement public est à bien des égards plus large que Rawls, comme celui- ci l’a lui-même reconnu» (1). La confiscation de la délibération demeure cependant, pour Sen comme pour Rawls et Habermas, la cause majeure de la paralysie de l’agir politique2. «Il s’agit de délibérer autant pour des raisons éthiques que pour des raisons objectives d’efficacité et d’effectivité… La force de Sen est de penser et de démontrer la façon dont il est possible d’agir et de décider dans un cadre pluriel, en d’autres termes de penser une démocratie d’autant plus efficace qu’elle est plurielle, participative» (3).

3. La persistante dichotomie marché/société
Selon Vinokur (4), l’argumentaire de Sen s’inscrit dans la tradition du libéralisme anglo-saxon qui s’appuie sur le primat du sujet. Cette tradition renvoie généralement aux trois dimensions de l’individualisme : éthique, politique et méthodologique, sachant qu’elles ne sont pas liées par nature. L’individualisme éthique se réfère à l’individu, à la fois acteur c’est à- dire libre de poursuivre ses propres fins et valeurs c’est-à-dire à l’aune duquel peut être mesuré le bien-fondé des institutions. L’individualisme politique se réfère à un type «d’organisation sociale fondée sur une base individuelle, auto-engendrée et autorégulée (contrat, marché), dans laquelle l’État n’a qu’une position dérivée» (5). Enfin, l’individualisme méthodologique renvoie à la démarche scientifique qui explique un phénomène social donné comme la conséquence d’actions individuelles.

Sen s’est défendu vigoureusement du rattachement de ses travaux par « certains censeurs de l’approche par les capabilités… à la sinistre influence de l’individualisme méthodologique ». Y adhérer serait selon lui une grave erreur.

(1) Amartya Sen, 2009, op. cit., p 387.
(2) Cynthia Fleury, 2011, La fin du courage, Librairie générale française, Biblio essais,
 n°32334, 192p.
(3) Cynthia Fleury, 2011, op. cit.
(4)Annie Vinokur, 1995, «À propos de Éthique et économie et autres essais d’Amartya
 Sen», Tiers-Monde. 1995, tome 36, n° 144, 931-939. (http://www.persee.fr/web/revues/
 home/prescript/article/tiers...).
(5) Annie Vinokur, op. cit., p.933.

Ce rattachement serait abusif dans la mesure où la notion d’opportunité sociale met au contraire en évidence que l’individu n’est pas isolé de ses concitoyens et que ce sont les institutions qui définissent en partie ces opportunités. Alkire et Deneulin (1) ont aussi rejeté un tel amalgame en faisant valoir que si Sen se réfère à l’individualisme éthique, il récuse très clairement l’individualisme ontologique et son avatar, l’individualisme méthodologique «pour lequel la seule unité explicative pertinente est l’individu». «Reconnaître la présence d’individus qui pensent, choisissent et agissent – réalité manifeste dans le monde – ne rend pas une théorie méthodologiquement individualiste» (2).

Il doit être noté de surcroît que l’attention portée par Sen au sujet est complétée par la prise en compte de dimensions communautaires et sociales de la qualité de vie, les concepts d’identité et d’appartenances multiples développés dans Identité et violence, L’illusion du destin contribuant à donner corps à un «sujet» souvent jugé peu consistant (3). Ainsi, tout en réaffirmant le primat du sujet, Sen exhibe des positions nuancées qui n’en font pas un tenant officiel de l’individualisme méthodologique.

Néanmoins, au-delà des déclarations de principe, certains des traits de cet individualisme perdurent en creux dans les analyses de Sen. Ainsi, la dimension interactive des libertés même si elle est identifiée, demeure assez mal valorisée. Notamment, on ne peut qu’être frappé par la manière dont les relations de pouvoir, les rapports de domination sont minimisés, voire occultés, et sont principalement convoqués dans l’analyse au titre des contraintes pesant sur les libertés. Ce qui fait que la reconnaissance du rôle des institutions, si elle n’est pas compatible avec l’individualisme méthodologique pur, l’est en revanche avec des formes moins absolutistes.

Ainsi, assimiler l’économie capitaliste au seul marché, même assorti de ses institutions, conduit Sen à laisser perdurer une vision ensembliste plus qu’intégrative du monde où les individus inscrivent leurs capabilités et leurs fonctionnements.

(1) Sabina Alkire & Séverine Deneulin, «The Human Development and Capability Approach» in : Deneulin Séverine, Shahani Lila, (eds), (2009), An Introduction to the Human
 Development and Capability Approach, Earthscap.
(2) Amartya Sen, 2009, op. cit., p 300.
(3) Jérôme Ballet, François Régis Mahieu, Katia Radja, 2006, «Au-delà d’Amartya Sen :
 Repenser et approfondir la question du Sujet», communication présentée lors du séminaire
 Politiques publiques de lutte contre la pauvreté et pour le développement, DSSIRD,
 Dourdan, 23-25 octobre 2006.

De fait, la vision d’un libéralisme économique faisant confiance aux mécanismes de marché amendés par des cadres institutionnels visant à protéger les plus démunis inspire-t-elle la majeure partie de ses analyses. De même, et ce point de vue restera constant au fil des écrits de Sen, quelles que soient les modifications apportées çà ou là, les dotations initiales ne sont pas remises en cause sauf dans le cadre d’une redistribution, au service de laquelle l’État habilité à viser la justice sociale par l’égalité des capabilités peut corriger les défaillances du marché. «L’équité de l’échange n’étant pas mise en question, il est exclu que les critères de résultat de la procédure parfaite (biens premiers ou capabilités) puissent servir ex-ante à choisir entre des politiques économiques alternatives. Le primat du libéralisme économique sur le libéralisme politique et la justice sociale implique que ces derniers n’interviennent de fait que dans une procédure subsidiaire de redistribution» (1).

En fait, si la perspective d’élargissement démocratique au sein de la sphère économique n’est pas proposée par Sen, c’est parce qu’il maintient la disjonction entre sphère des activités économiques et autres sphères de la vie sociale.

Si nous revenons à la genèse des travaux de Sen, on peut constater qu’il a plutôt procédé par corrections-extensions de ses vues antérieures que par intégration véritable, soit à une tentative selon Wettersten (2) de réconciliation par extension des domaines de l’économie standard. Ce qui conduit à une forme d’éclectisme. Par exemple, Sen se réfère à Nozick pour la question des droits, à Rawls pour la distribution des biens et Becker pour le capital humain, arguant que ces ajouts visent à compléter sa propre vision tout en n’envisageant pas qu’ils puissent être contradictoires.

En outre, reconnaître les institutions suppose de tenter d’analyser leur rôle non en tant que contexte mais en tant que médiations entre les actions individuelles et les structures socio-économiques.

(1) Annie Vinokur, op. cit., p. 938.
(2) John Wettersten, 2009, «Popper and Sen on Rationality and Economics : Two (Independent)
 Wrong Turns Can Be Remedied With the Same Program», in : Z. Parusniková
 & R. S. Cohen (eds), Rethinking Popper, Springer, 369-378,(http://philpapers.org/rec/PARRP).

Or, et l’analyse de Sen pêche ici au moins par incomplétude, on ne dispose d’aucune typologie des configurations institutionnelles venant éclairer la différentiation des conditions d’exercice des libertés. Plus particulièrement, les interactions inter-institutions, qui constituent lesdites configurations sont sinon évacuées, tout au moins peu analysées.

Enfin, Sen est souvent ramené à une vision fonctionnaliste des institutions dans la mesure où il fait reposer l’essentiel de ses analyses sur une argumentation en termes d’efficience, notamment lorsqu’il déclare qu’il s’agit de mettre en place les institutions les plus efficaces vis-à-vis du bien-être économique ou de telle ou telle variable de performance. En définitive, même s’il est conscient que l’exercice des capabilités dépend de l’organisation collective, Sen reste surtout redevable d’une perspective individuelle parce qu’omettant de préciser l’ordre structurel (socio-économico-politique) lui donnant sens (1).

4. Consensualisme versus projet politique ?
L’exercice de la liberté et l’autonomie du sujet orientent le projet démocratique de Sen, la procédure consensualiste aboutissant à évacuer sa dimension de projet politique.

4.1 Les ambiguïtés du principe d’autonomie
Pour Sen seules les discussions libres, génératrices d’un raisonnement public et à terme d’une solution consensuelle, peuvent orchestrer la définition de l’acceptabilité et de l’extension des droits humains. Il pose que la valeur intrinsèque de la démocratie passe par la possibilité d’expression de la diversité de projets de vie individuels. Tout homme étant porteur de plusieurs identités (citoyen, membre ou non d’une religion, homme ou femme, riche ou pauvre etc.), c’est cette identité complexe qui doit être prise en compte. Ce faisant, Sen s’oppose au réductionnisme de Huntington (2), qui fait du «choc des civilisations», fondé sur le critère d’appartenance religieuse, le seul repère des identités. Sen argumente en faveur de la valeur constructive, instrumentale de la démocratie : à la fois pour induire des réponses sociales à des besoins économiques mais également pour participer à la conceptualisation des besoins économiques eux-mêmes.

(1) Bernard Jullien, 2009, op. cit.
(2) Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Éditions Odile Jacob, 1997.

« Cette valeur instrumentale concerne notamment l’impact qu’elle a sur l’intervention publique en cas de crises comme les famines : les libertés publiques permettent l’exercice réel de certains droits d’accès (entitlement) à des droits dont les individus peuvent être privés par les circonstances »(1).

Le projet exigeant d’autonomie du sujet qui est celui de Sen a pu être rapproché de la quête d’autonomie qui est au coeur de la pensée de Castoriadis (2), car prônant l’auto-transformation de la société. On remarquera toutefois que le projet de démocratie «radicale» de Sen s’en sépare, car il ne pose pas clairement l’égalité économique de tous comme condition de la possibilité de liberté, et ne considère pas que la scission entre processus de direction et d’exécution des activités collectives doive être abolie.

De son côté, Tobias (3) voit dans le projet de Sen une forme de parenté avec Foucault (4) considérant que ce n’est pas un arrangement idéal qui permet de déterminer les conditions de vie que les individus sont en mesure de conduire (5). Pour Foucault, l’exercice de la liberté est pouvoir, sachant que le pouvoir-faire n’est pas sa seule expression car il réside aussi dans la «subjectivation», processus immanent de rupture et de constitution du sujet. Selon Tobias, ce positionnement serait celui de Sen constatant qu’il est des situations dans lesquelles tout discours sur l’auto-détermination est inapproprié, par exemple lorsque l’extrême dénuement, économique et social, érode la capacité du sujet à exercer sa liberté, et donc compromet le projet d’autodétermination.

(1) Benoît Prévost, 2009, « Sen, La démocratie et le marché, portée et limites d’une critique», Revue Tiers-Monde, 2009/2, n°198, (269-284), p. 272.
(2) Cornelius Castoriadis, 1986, Domaines de l’ homme. Les carrefours du Labyrinthe 2, Le Seuil.
(3) Saul Tobias, 2005, « Foucault on Freedom and Capabilities », Institute of Liberal Arts at emory University, Theory, Culture & Society, August, vol. 22, n°4, 65-85. 
(http://www.arts.ualberta.ca/.../SaulTobiasFoucaultonFreedom).
(4) Michel Foucault, 1976, Histoire de la sexualité, tome 1. La volonté de savoir, Gallimard.
(5) Rappelons ici que Foucault considère que « la spécificité du pouvoir capitaliste réside dans le fait qu’il agence politique et éthique, division inégalitaire de la société, production de modèles d’existences et pratiques discursives. À tel point que sujet, pouvoir et savoir doivent être pensés à la fois dans leur irréductibilité et dans leur nécessaire relation in : Maurizio Lazzarato, 2010, « Énonciation et politique. Une lecture parallèle
 de la démocratie : Foucault et Rancière», Université ouverte CIP-IDF (http://www.cipidf.org/article.php3?id-article=4979)

Constatons ici que la pertinence du rapprochement avec Foucault doit être nuancée car, contrairement à ce dernier, Sen est généralement optimiste vis-à-vis du rapport réflexif à soi orientant la définition d’un droit. En conséquence, on lui reproche de ne pas insister suffisamment sur le fait que cette capacité est inégalement distribuée, entre ceux qui font systématiquement valoir leurs droits et ceux qui ne le font pas ou ne peuvent le faire. Ainsi, dans les pays en développement, on objecte fréquemment à Sen que la valeur instrumentale de la démocratie peut se révéler hors de portée dans des pays subissant des régimes répressifs, où il serait justement éthiquement indispensable de voir ces droits mis en œuvre.

4.2 Le rattachement à une acception contractuelle
Face à ce dilemme, et considérant que la réalisation du bien privé du plus grand nombre est en soi porteuse d’inégalités et d’exclusions, Sen se rallie à la solution de repli consistant à remédier au défaut de libertés réelles en favorisant l’accès au marché des plus démunis. Ce qui indique de faire appel à l’intervention de la puissance publique requise de procurer des capacités, en termes d’octroi de ressources et de conditions favorables à leurs usages, sans pour autant troubler lesdits mécanismes de marché.

Ainsi, la primauté donnée aux libertés le conduit à stigmatiser, avec des accents parfois marxiens, les obstacles à la liberté du travail (survivances de traditions et de moeurs d’un autre âge) pour défendre l’expansion du salariat, en particulier pour les femmes. Mais il justifie davantage ses prises de position par le caractère « précapitaliste » de ces obstacles, considérés donc comme étrangers au marché et donc devant être éliminés, que par l’impératif démocratique d’émancipation des femmes. On pourrait lui objecter que ces «survivances» s’accordent parfois très bien aux mécanismes du marché, auxquels loin de faire obstacle ils fournissent une cure de jouvence. En réalité, Sen ne mène pas à son terme l’argumentation de délibération publique, proposée par ailleurs, car il privilégie de fait les droits du marché (droits de propriété, par exemple), ce qui conduit à leur subordonner les autres droits. Il n’étend donc pas l’impératif démocratique jusqu’à la remise en cause (ou même la limitation) de certaines des libertés, pourtant jugées néfastes (1).

1. Benoît Prévost, op. cit., p. 280.

«… Il faut aller plus loin que Sen pour mettre l’accent sur l’action publique visant à favoriser le libre accès à la possibilité réelle et pas seulement la liberté individuelle de choix. Il est nécessaire d’approfondir l’interrogation sur la notion de capabilités et de mieux spécifier le rôle de l’État» (1).

Ce qui nécessite de poser la question de la définition du bien commun. Or, dans le cadre théorique de Sen, la notion de « bien commun » qui permettrait de constituer des objectifs collectifs au-delà des « biens privés » de chacun, est absente. Au-delà des intentions d’instauration d’un raisonnement public, souvent lettre morte, les compromis qui prévalent sont donc ceux qui résultent de l’agrégation des intérêts privés, au mieux corrigés à la marge par la représentation des intérêts des plus démunis. De fait, le principe d’autonomie des acteurs aboutit à valider une acception contractuelle, libérale, du bien commun où l’action correctrice des politiques publiques n’intervient qu’a posteriori.

4.3. Une forme de dépolitisation
À certains égards, la problématique de Sen renvoie à une forme de dépolitisation de la démocratie par focalisation, au nom du pragmatisme, sur des sujets ciblés sans perspective politique d’ensemble. Ainsi, la radicalité des propos de Sen concernant la problématique de l’intégration des femmes à la « fabrique de l’histoire », nous dit Geneviève Fraisse (2), peut être interrogée.  L’économiste Amartya Sen met les femmes au centre d’un développement possible des pays les plus pauvres. (…) Instrument, ou finalité, l’émancipation des femmes est fondamentalement traversée par cette question. (…) la question est toujours là. Les femmes sont pour elles-mêmes et pour autre chose, elles sont une fin et un moyen. Monnaie d’échanges, ou plutôt moyen d’échange dans l’histoire politique autant que dans la théorie historique. (…) Il faut donc une volonté politique orientée vers la réduction des inégalités, volonté qui ne peut pas simplement émerger d’un constat partagé à partir de statistiques. Cela relève du combat politique.»

(1) Christian Bessy, op. cit., p. 295.
(2) Geneviève Fraisse, 2004, «Condition ou conséquence, histoire et émancipation des femmes», Première journée de la philosophie à l’Unesco, Table ronde thématique : La philosophie peut-elle créer les chemins à l’anticipation de l’humanité aujourd’hui ?
 Questions sur les droits humains, la démocratie et la citoyenneté.

Répondant aux sceptiques, Sen réaffirme la valeur universelle de la démocratie, car elle dérive du principe de liberté présent dans tout être humain, en dépit des difficultés éprouvées par des pays pauvres à se gouverner par eux-mêmes (1). En outre, il ajoute qu’un régime autoritaire, contrairement à certains préjugés, n’est pas plus apte qu’une démocratie à garantir la satisfaction des besoins primaires d’une population et, par suite, qu’un climat économique plus humain contribue davantage au développement économique. Sen conclut que la démocratie n’est pas un luxe réservé aux pays occidentaux, ce dont atteste l’existence de nombreux combats pour sa conquête et sa défense dans de nombreux pays. Certes, le processus vertueux de dialogue décrit par Sen tente de conjuguer dans une «quatrième voie» originale l’exigence du respect des libertés individuelles et la quête de l’égalité (2). Nonobstant, on peut s’interroger sur les termes mêmes de la diffusion internationale de ce modèle au-delà de la sphère des pays occidentaux.

Dans les faits, la globalisation et la progression du néolibéralisme accompagnent le processus d’extension de la démocratie formelle. Brossat (3) stigmatise ce processus en termes de «fiction édifiante de la représentation», issue de l’alchimie d’un scrutin aboutissant à des majorités «représentatives» bâties sur des taux d’abstention record. Cette fiction est portée par un discours hégémonique à tel point que «la démocratie s’est imposée comme notre unique horizon politique, un mirage préfigurant la thématique de la fin de l’Histoire» (4). Plus, nous dit Samir Amin (5), le «virus libéral (…) abolit l’ouverture sur des choix alternatifs possibles et lui substitue le consensus autour du seul respect de la démocratie électorale procédurale». Devenue le signifiant maître, la «démocratie de marché» rend indistincts les intérêts du capital de ceux de la forme de gouvernement qui se place sous ce signe.

(1) Amartya Sen, 2005, op. cit.
(2) Alexandre Bertin, 2008, « L’approche par les capabilités d’Amartya Sen, Une voie
 nouvelle pour le socialisme libéral », Cahiers du GREThA n°2008-09 (www.gretha.fr).
(3) Alain Brossat, 2013, La démocratie, Al Dante Documents.
(4) Alain Brossat, op. cit.
(5) Samir Amin, 2009, « Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en
 crise ? », (http://www.ieanorsud.univ-nantes.fr/.../telechargement-fichier-fr-sortir.
 du.cap...).
 

Ce qui annule «la possibilité même de baliser le champ d’un affrontement entre des forces en conflit ouvert, et portées par la connaissance intime de ce qui les sépare et les oppose» (1). Ce régime de «démocratie de marché» joue en faveur de ceux qui ont déposé la marque car ils l’emportent en termes de légitimité institutionnelle, de positions de pouvoir, de contrôle de la police des énoncés. Dans ce contexte, la démarche de Sen, en dépit de sa dénonciation du formalisme électoral, conduit à une sorte de dépolitisation. D’une part, le manque de prise en compte de la dimension d’instrumentation de la démocratie aboutit à passer sous silence le fait qu’elle est l’un des principaux outils de remise en selle d’un capitalisme en crise. Par ailleurs, Sen minimise l’incidence de la progression du néolibéralisme sur la perte de substance du processus démocratique. Cette «indigence démocratique» (2), nécessaire à l’avancée des thèses néolibérales, joue donc à l’encontre de la dynamique même des libertés prônée par Sen.

(1) Alain Brossat, op. cit.
(2) Thomas Coutrot, 2005, Démocratie contre capitalisme, La Dispute.

Hommage au professeur Jean Tignol

Hommage au professeur Jean Tignol
Corinne Martin-Guehl

Lors de la création de Phaéton, mon ami Jean Tignol, avait accepté de parrainer la revue. Je voulais rendre hommage à ce grand scientifique disparu le 6 novembre 2013 et remercie le docteur Corinne Martin-Guehl, qui fut son élève, de témoigner pour Phaéton, en dressant un portrait chaleureux de ce brillant humaniste. (Pierre Landete)

Corinne Martin-Guehl est diplomée d’études spécialisées de psychiatrie, membre fondateur du Cercle de Réflexion et d’Étude sur l’Anxiété et du bureau de l’AFTAD (Association Française des Troubles Anxieux et Dépressifs). Elle a été l’élève et la collaboratrice du professeur Jean Tignol. Elle a notamment co-écrit avec lui L’ évaluation des soins en psychiatrie (Rapport d’assistance du LXXXXe Congrès de Psychiatrie et de Neurologie de Langue Française, 1992, tome III, Masson, 1993).

Biographie du Professeur Jean Tignol
Professeur des Universités (psychiatrie d’adultes), Université de Bordeaux II, chef de service au Centre Hospitalier Charles Perrens, membre d’une équipe de recherche au CNRS, fondateur et secrétaire de l’Association Française des Troubles Anxieux et de la Dépression, membre de nombreuses sociétés scientifiques internationales, Jean Tignol est l’auteur principal ou le co-auteur d’une centaine de publications internationales, de 2003 à 2013, publiées aux éditions Masson et Odile Jacob.

«L’affaire se présentait mal. Il pleuvait sur San Francisco et Chinatown était remplie de chinois mouillés. Léonard (il s’agit de Léonard Singer, professeur de psychiatrie à Strasbourg) et moi avions dû laisser nos armes dans le coffre du Hilton. Nos gardes du Phaéton – 2015 26 corps étaient partis voir si les lions de mer se prélassaient toujours sur les pontons de Fishermann’s Wharf. Nous nous sentions un peu inquiets en traversant Market’s Street pour prendre la Fourth qui nous conduirait au Moscone. Là se tenait la paisible réunion où les bons américains de notre business nous avaient conviés…
Il ne pleuvait plus quand nous sortîmes du Moscone. D’après les gardes du corps les lions de mer se prélassaient toujours sur les pontons de Fishermann’s Wharf. Nous avons passé la soirée à siroter des Martini « Up » avec Peter, un pote américain, au bar du « Four Seasons » : lambris en red cedar, décor 1900, Sam au piano… « Play it again Sam ! »… Casablanca était loin, sur la carte et dans le temps, mais ça n’empêchait pas de penser. Après tout, la tête, c’était bien notre business, non… »
C’est par ce pastiche de roman noir de l’Amérique des années 50, qu’en 1993, Jean Tignol introduisait et concluait le compte-rendu écrit d’une session du congrès de l’American Psychiatric Association qui s’était tenue tout près du domicile de Dashiell Hammet. Dans ces quelques phrases se lit en filigrane tout un pan de sa personnalité : sa culture, son humour, et sa fascination pour l’Amérique. Elles sont aussi un clin d’oeil à la ressemblance qu’il affichait à l’époque avec Humphrey Bogart (souvent lorsqu’il montait dans un avion aux États-Unis d’Amérique, le steward l’accueillait par un « Hello, Mister Bogart… » et Jean Tignol souriait…).
Au premier abord Jean Tignol impressionnait. Courtois, élégant, attentif, l’acuité de son intelligence ne pouvait échapper à son interlocuteur. Le côtoyer révélait aussi un travailleur acharné, rigoureux et exigeant. Après un parcours académique brillant qui le vit major tout au long de son cursus, de l’entrée à l’École Principale du Service de Santé de la Marine (promotion 1961) au prestigieux concours de l’Internat, il servit un temps en Algérie, puis poursuivit sa formation à Bordeaux où il fut nommé au début des années 80 professeur de psychiatrie d’adultes.
Comprendre la carrière professionnelle de Jean Tignol, c’est comprendre avant tout qu’il avait investi ces responsabilités universitaires comme une mission de Santé Publique de première importance. Il considérait qu’il était de son devoir de fournir aux patients les meilleurs soins possibles, de développer la recherche, et d’enseigner sa discipline sur des bases scientifiques et non dogmatiques. C’était un homme de devoir. Il a consacré les premières années de son exercice universitaire à organiser un service de soins performant. Pour cela il a mis en place un travail Phaéton – 2015 27 institutionnel de qualité où chaque membre de l’équipe, quel que soit son niveau hiérarchique, était impliqué et écouté. Le patient et sa famille étaient au centre de ce dispositif qui tendait à proposer des soins personnalisés et efficaces.
Chaque personne du service, soignant ou patient, était traitée avec le plus grand respect. Jean Tignol était également attentif à promouvoir le travail de ses collaborateurs et encourageait chacun à améliorer sa formation. Les infirmiers avaient le champ libre pour exercer une activité psychothérapique supervisée et ce n’est pas un hasard si nombre d’entre eux ont mené ensuite de brillantes carrières de cadres de santé ou d’enseignants en soins infirmiers.
Travailler dans le service qu’il dirigeait était une formidable expérience empreinte d’exigence, de rigueur et d’humanité. De nombreux étudiants en médecine bordelais ont choisi ou conforté leur choix de devenir psychiatre après y avoir effectué un stage.
À la fin du XXe siècle, la psychiatrie a connu des progrès décisifs : arrivée de nouveaux antidépresseurs et de nouveaux antipsychotiques performants et bien mieux tolérés, diffusion en France des Thérapies Comportementales et Cognitives, meilleure connaissance des troubles anxieux et progrès considérables dans leur traitement, amélioration de la compréhension du trouble bipolaire, traitement préventif des rechutes de la dépression récurrente…
Jean Tignol, dont la formation initiale était, comme pour la majorité de ses pairs, psychanalytique, a suivi cette évolution sans aucun retard. Sans a priori et suivant une démarche scientifique, il a mis en œuvre les progrès de la discipline, enrichissant sa pratique et proposant à ses patients les soins les plus adaptés possibles, en fonction de leur histoire, de leur maladie, de leurs souhaits. Début 90, il a ouvert dans son service l’une des premières consultations spécialisées de l’anxiété en France.
Lorsque le virus du SIDA a fait son apparition, les personnes toxicomanes se contaminaient en masse par des conduites à risque : partage de seringues ou sexualité non protégée. Nous recevions ces patients, jeunes pour la plupart, et assistions, impuissants, à leur inéluctable dégradation physique et psychologique. En Amérique du Nord et dans certains pays européens, se développaient des traitements de substitution disponibles pour la toxicomanie aux opiacés mais ces traitements étaient controversés en France.
Là encore, la démarche a été réfléchie, et c’est très scientifiquement qu’il a revu la littérature disponible sur le sujet pour conclure qu’il était absolument nécessaire de mettre à disposition de ce groupe de patients des traitements de substitution.
Il a envoyé ses jeunes collaborateurs les docteurs Marc Auriacombe et Pascale Franques se former en addictologie à Philadelphie dans le département dirigé par le professeur O’Brien, et avec l’aide de son ami le docteur Jean-Pierre Daulouède, très impliqué dans les soins aux toxicomanes, a œuvré auprès des politiques et des autorités sanitaires pour ouvrir les premiers centres méthadone de la région Aquitaine, à Bordeaux en 1993 et à Bayonne en 1994.
Les représailles des anti-traitements de substitution furent terribles – le mot n’est pas usurpé – et Jean Tignol a payé le prix fort au plan personnel et professionnel de cette démarche, aujourd’hui quasi unanimement saluée, et qu’il fût le premier universitaire français à conduire. Entre 1996 et 2003, il est estimé que 3500 vies ont été sauvées en France grâce aux traitements de substitution aux opiacés (Kopp et coll, Conférence de consensus de la Fédération Française d’Addictologie, 2004). C’est aussi à cette époque qu’il a développé la recherche dans son service. Il s’agissait naturellement de recherche clinique et c’est dans ses deux domaines de prédilection l’anxiété et les addictions que des travaux furent lancés. Une série d’études sur la Phobie Sociale et ses liens avec le tempérament et les troubles sexuels a été menée, mais aussi des travaux sur les traitements de substitutions, méthadone et buprénorphine (Subutex) en collaboration avec l’équipe américaine du professeur O’Brien avec laquelle les échanges étaient fréquents et fructueux.
Dans cette dynamique, la formation occupait aussi une place de choix. Omniprésente dans son service, il a développé un programme d’enseignement performant pour les internes après la réforme de l’internat en 1984, et mené de nombreuses actions auprès des psychiatres et des médecins généralistes surtout en matière d’anxiété et de toxicomanie. Il a également dirigé de nombreuses années l’Institut de Formation en Psychomotricité et créé des Diplômes Universitaires en psychologie médicale, sexologie et pratique de l’électroconvulsivithérapie.
Toujours soucieux de l’information et de la formation du public et des professionnels, il a organisé à Bordeaux plusieurs manifestations publiques en collaboration avec l’UNAFAM (Union Nationale de Familles et Amis Phaéton – 2015 29 de personnes malades et / ou handicapées psychiques) sur la schizophrénie ou les troubles anxieux.
En 2001, il a co-fondé avec d’autres spécialistes français (les professeurs Jean-Philippe Boulanger, Jean-Pierre Lépine, et les docteurs Christophe André et Dominique Servant) l’Association Française des Troubles Anxieux (AFTA, devenue l’AFTAD – http://www.anxiete-depression.org) dont il a été le secrétaire très actif jusqu’en 2012.
Dès 2000, ayant passé le relais de l’addictologie à Marc Auriacombe devenu professeur, Jean Tignol a poursuivi ses travaux dans le domaine des troubles anxieux, s’intéressant particulièrement, en plus de la phobie sociale, au Trouble Obsessionnel Compulsif et au Body Dysmorphic Disorder (la dysmorphophobie de la littérature française classique).
Avec le docteur Bruno Aouizérate, et en collaboration avec l’équipe de neurophysiologistes du professeur Bioulac (professeurs Burbaud et Guehl) et le professeur Cuny (neurochirurgien), il a lancé à Bordeaux l’utilisation de la stimulation cérébrale profonde chez les patients présentant un TOC résistant aux autres modalités thérapeutiques. Il a fait connaître en France les travaux de l’américaine Katherine Phillips sur le Body Dysmorphic Disorder et publié en 2006 Les défauts Physiques Imaginaires aux éditions Odile Jacob, qui a permis à de nombreuses personnes atteintes de cette maladie de l’identifier et de se faire soigner.
À la fin de sa vie il avait entamé la rédaction d’un ouvrage sur les différents types de dépression, avec, là encore, l’objectif de fournir au public un outil d’information et d’éducation thérapeutique visant à améliorer leur prise en charge.
Jean Tignol a mené une vie professionnelle intense, intègre, tournée vers l’amélioration des soins et des connaissances dans sa discipline. Il était révolté par la stigmatisation dont font encore l’objet, dans notre société les personnes atteintes de pathologies psychiatriques, et contre les préventions qui touchent la psychiatrie et les psychiatres. Son abord scientifique et humaniste de la discipline lui a permis de proposer à ses patients des soins variés et performants, parfois avant-gardistes.
Sa pugnacité à les mettre en oeuvre lui a valu bien des revers. Dans ces moments-là, son caractère retrouvait la rugosité voire l’hostilité de la montagne Ariégeoise de son enfance, mais ne se départissait jamais de Phaéton – 2015 30 l’honnêteté et de la loyauté de ceux qui ont construit leur carrière par leur compétence et leur travail. Face à la maladie qui l’a emporté, Jean Tignol a montré, comme tout au long de sa vie, une dignité et un courage exemplaires. Ses patients, ses élèves et notre discipline lui doivent beaucoup. Sa tutelle bienveillante et amicale nous manque. So long Boss !

Sommaire Phaéton 2017

Phaéton 2017

Le sommaire de la Revue Phaéton 2017

– Définition de Phaéton P. 08
Phaéton, extrait Opéra de Lully
– Illustration : La chute de Phaéton, tableaux de Rubens P. 11
– Éditorial de Pierre Landete P. 17
– Goya, Aún aprendo P. 282
– Rodolphe Vignes, Doctus regent Gabriel de Tarega ou le médecin oublié de Bordeaux P. 19
– Charles-Henri Cuin, Les vendanges bordelaises de Durkheim P. 29
– Gérard Hirrigoyen et Amélie Villéger,
L’apport d’Emile Durkheim* à la connaissance de l’entreprise familiale
*Durkheim s’est révélé et a assis sa notoriété à Bordeaux. Il a dispensé en 1892 à la faculté de droit un cours sur la famille conjugale. On fête le centenaire de sa disparition en 2017 P. 45
– Bertrand Favreau, L’inauguration P. 57
– Elodie Pozzi, Mathématiques P. 73
– Gérard Boulanger, Aristide de Souza Mendès P. 81
Photo : Laetitia Felici

Cahier de Poésie
– Gravure : Les Piliers de Tutelles
– Passage à Bordeaux
Illustration : Nature Morte et bouteille vide, Geneviève Larroque

Merles blancs
Les singes de Sébastien Chevalier
– Michel Wiedemann, Les armoiries de Bordeaux, une girouette politique
– Patrick Rodel, Mauriac et Bordeaux
– Illustration : La Cité du vin
– C. Alves, Environnement à Bordeaux
– Véronique Saint Ges, Des jardins ouvriers aux jardins partagés
– Etienne Rousseau-Plotto, Ermend Bonnal, un musicien de Bordeaux
– Carles Diaz, Monvoisin
– Ronald Savkovic

Marges
Illustration : De la Rocca

Nouvelles
– Une nouvelle de Stéphanie Benson
– Bernard Clavel, Contes et légende du bordelais, Bacchus et les Chartrons
– Rome Deguergue, Vue sur Garonne
– Marie Luce Ribot
– Hugo Layan, Hommage à « Tiber »
– Fred Georges, billet sur le droit des étrangers
– Pépites Bordelaises…
– Questionnaire de Proust : Brice Nougaret
– Auto portrait + Bicentenaire BX Goya 1946
– Biographies des membres du Comité de parrainage P. 305
– Biographies des membres du Comité de lecture P. 308
– Biographies des correspondants P. 311

Revue Phaéton 2016

Le sommaire de la revue Phaéton 2016

Définition de Phaéton  p.08
Phaéton, fils d’Hélios  p.11
Éditorial de Pierre Landete  p. 17
« Dalí et son jeune léopard », photographie de Libor Sir p.21
Un maître de la mystique : St. Jean de la Croix, Camille-Jean Izard  p.23
L’homme antagoniste, Jacques Demorgon  p.33
Juana de Asbaje y Ramirez (1648-1695),
une æuvre entre deux mondes, Paule Béterous   p.71
Comparer le «niveau d’éducation» des populations,
comment et pour quoi faire ?, Christophe Bergouignan  p.87
Déploiement, dévoilement, dévoiement dans
À la recherche du temps perdu : le cas Charlus, Olivier Giron p.103
Ellul pour les (pas si) nuls !, Patrick Chastenet  p.133

Cahier de Poésie
Écrits de femmes  p.157
« Elles », dessin d’Evelyne Petiteau  p.158
Merles blancs   p.199
« Bird-tori » et « Dog-Inu », photographies de Roberto Giosta   p.232
La parole-fantôme : un écho hanté, Sophie Jaussi   p.235
Le tigre et le papillon, Claire Mestre, illustration de A. Theval   p.253
Autoportrait entre Thalie et Mélpomène, photographie de Guillaume Romeguere  p.258
Sur les prés et dans les temples : le rugby !
Mary Chestnut, Benoit Labeuchigue et André Tempon  p.259
La Ùltima flor, Ronald Vega (traduction en français de Pierre Landete) p.275
« Le Palais de la couronne », photographie de Pierre Feytout   p.282
La chute de Pierrot, Jean-Bernard Laclotte   p.283
La fille au pull bleu (esquisse d’une extase…), Emmanuel Tignol   p.289
L’océan Papillon, Marie Laugery   p.293

Marges
Gendarme, vous êtes une moule !, Georges Courteline  p.297
Photographie de Concha Castillo, Christelle Pétard   p.301
Questionnaire de Proust, Concha Castillo « La Golondrina »  p.302
Dégustation, la Parcelle 45, photographie de Pierre Feytout, 2016  p.304
Biographies des membres du Comité de parrainage  p.305
Biographies des membres du Comité de lecture  p.308
Biographies des correspondants  p.311

Parrainages éditions 2015
Marie-Claude Bélis-Bergouignan, professeur émérite d’économie –
Gérard Boulanger, avocat et historien – Concha Castillo, chorégraphe –
Jacques Demorgon, sociologue – Camille Izard, théologien – Joël July,
professeur de lettres modernes – Pierre Léglise-Costa, linguiste – Claire Mestre, anthropologue – Philippe Méziat, critique musical – Emmanuel Mouret, cinéaste – Patrick Rödel, philosophe – Libor Sir, photographe – Jean-Rodolphe Vignes, professeur de médecine, neurochirurgien.
IN MEMORIAM Jean Tignol, professeur de médecine (Université de Bordeaux), psychiatre.

Comité de lecture
Marie-Claude Bélis-Bergouignan, professeur émérite en sciences économiques à l’Université de Bordeaux – Marie-José Cameleyre, ingénieur en sciences humaines – Pierre Landete, avocat – Jean-Michel Devésa, écrivain et professeur de lettres à l’Université de Limoges – Sophie Jaussi, enseignante et doctorante à l’Université de Fribourg, Suisse – Suzanne Robert, animatrice radio et comédienne.
IN MEMORIAM Henri Martin, Libraire et éditeur.

Correspondants
Chili : Carles Diaz
Espagne : Carlos Loureda
Ile Maurice : Gillian Geneviève
Liban : Michèle M. Ghiaros
Pérou : Ronald Vega
Portugal : Pierre Léglise-Costa
Russie : Sofya Brand
Suède : Kerstin Munck
Suisse : Sophie Jaussi
Tunisie : Salma Ben-Sedrine

Responsable du site internet
Hélène Regnaud

Directeur de publication :
Pierre Landete, fondateur de Phaéton.

Minute de silence

Est-il possible dans une revue d’inviter au silence ?
Phaéton vous propose une partition…

Minute de silence
Concerto dit italien en fa majeur (BWV 971)
Partition du IIe Mouvement (Andante)
Johann Sébastian Bach

À la stupéfaction et la sidération procurées par une dépêche de presse radiophonique ce matin-là, il nous a semblé d’évidence qu’au silence devait succéder, dans l’ordre de l’intempestif nietzschéen, l’andante du «Concerto nach italianischem gusto» (BWV 971) qu’un certain Johann Sebastian Bach publie vers 1735 et qui réalise la merveilleuse synthèse entre clarté de style et transparence mélodique italiennes et la traditionnelle architecture polyphonique nord-européenne.
Cette idée (vous avez dit hérétique, quoi, sacrilège ?) d’adapter une forme typiquement orchestrale à un instrument solo (le clavecin en l’occurrence) et parfois avec une pointe d’ironie ne semble avoir provoqué aucune colère ni menace latine à l’égard du saxon luthérien…
Un morceau de métissage à partager…




Contes du chat noir

Extrait des Contes du chat noir
Où il est glorieusement démontré que bourgeois doibvent toujours lairrer leurs dames et leurs champs à la guarde d’un bon jardinier toutes fois qu’ ils vont en voyage
Les belles histoires de nos pères
Rodolphe Salis

Rodolphe, Constant, Maximin, Salis (1851 – 1897) est le créateur du célèbre cabaret parisien Le Chat noir, ouvert en 1881, consacré aux Muses et à la Joie. Ce lieu attira le tout Paris, le roi Edouard VII d’Angleterre et surtout les Hydropathes du poète Émile Goudeau (1814 – 1858). Le cercle littéraire des Hydropathes comptait de célèbres plumes dont Alphonse Allais, Charles Cros, Jules Laforgues, Jean Richepin… Il est l’auteur des Contes du Chat noir (illustrées par Joseph Hémard en 1929) où il écrit dans un «faux vieux français» et dans un style «gaulois» truculent.

En l’année mil quatre cent soixante et trois, — voilà jà pas mal de temps que se est envolée, — le roy Loys le Unziesme, lequel fust, contrairement ce qu’ont dit d’aulcuns faiseurs de billevezées un grand et digne roy, dur aux grands autant que doulx aux humbles et créa pour tousjours, — Dieu m’escoute ! – le joly royaulme de France , en l’année 1463, dis-je, le roy Loys nomma gouverneur de Poictiers monseigneur Hugues de la Rochetulon, seigneur de Baudiment, lequel, encore qu’il fust marquis, estoit trois foys comte, et baron quatre foys.
Cette nouvelle fust joyeulsement accueillie par tous ceulx d’alentour, car le sire de la Rochetulon estoit cogneu comme un brave capitaine, serviable aux foibles, aymant mieulx, ce qui est vertu espécialle aux Poic ! tevins, voir tomber la femme du voisin en son lict que gresle emmy le champ du prévost.
En ceste circonstance, les bons habitants de Poictiers demandèrent à monsieur l’évesque, dont je ai perdu le nom, la permission d’établir en la place Saint-Pierre, qui est emprès la cathédrale, une grande foyre, afin de réjouir un petit le païs et faire tumber quelques iolis angelots dedans les bourses, qui onc ne en avoient encore veu.
Aussitost le bon évesque treuva la chose de son goust, veu que il estoit parent du gouverneur dessus dict, et même il ordonna qu’on laissast venir tous les bateleurs, jongleurs, aegyptians, boësmes et comédiens qui vouldroient, dysant qu’il ne craignoit poinct les sorciers et que dangier ne estoit poinct que le dyable dévallast par le païs, veu qu’il y avoit trop de prebstres et moynes dans la ville pour que messer Satanas osât seulement monstrer le bout de son vieulx nez de corneille.
Ce que ayant apprins, tous les habitants de la ville se jectèrent au travail, bastissant maisons de planches et de toile, préparant vifvement la feste, si bien que le bruict de ceste grande joye s’espandit tost par la campagne, comme si tambours et oliphants l’avoient esté proclamer.
Or, en cestuy temps-là dont je vous parle, vivoient en nostre bonne ville de Chastellerault, prouche l’ecclise de Sainct-Jacques, où fust baptisée la prime chamberrière que je menai paistre en chemin amoureux, deux bons bourgeois nommés Jacques Lirault et André Dansac.
Le premier estoit marchant drappier à l’enseigne de la « Sepmaine des trois Jeudis », et l’autre maistre bourrelier, si poinct ne suis devenu fol depuis ce matin.
Tous deux estoient mariés à deux cousines germaines, lesquelles estoient filles de bons païsans du bourg d’Ingrandes.
Ne sçais pourquoy les filles de cestuy païs-là sont plus qu’auculnes autres filles d’aulcun autre païs accortes, bauldes et pourveues de toutes les richesses charnelles qui donnent joye au touchier et à la veue, — mais nostre seigneur Dieu qui ainsy le décida avoit donné à ces deux petites caillettes-cy des yeux hespaignols capables de bouter le feu à toutes les moissons d’un village et des trésors testonniers sur lesquels carreaux d’arbalestes se fussent brisés ainsy que dessus marbre ou pierre.
Ce estoient deux véritables gelinettes de cardinal, et voulontiers disoit-on d’elles dans la ville que mieulx il fauldroit les accoler cent foys et une petite que de embrasser une foys le cul d’un chien, et je veulx bien avoir sur l’heure les trippes debezillées depuis le coeur jusqu’à l’autre bout si ce ne estoit point la plus pure vérité qui onc ait esté dicte dessoubs le ciel !
Mais ces proupos joyeulx ne faschoient mie les deux bourgeoys, lesquels s’en rigolloient moult au lieu d’en plourer, pource qu’ils estoient l’un autant que l’aultre bons braguards et sçavoient contenter leurs femmes aussy bien que s’ils avoient été mahumétans, ce qui ne est poinct peu de chose !
Aussitost qu’ils eurent apprins la nouvelle de la foyre, — comme ils cuydoient guaigner là beaucoup d’argent et aultres monnoyes, — ils résolurent de s’y rendre diligentement ; mais combien que leurs femmes les en eussent priés et suppliés, refusèrent-ils de les emmener à Poictiers, dysant que elles seroient là mal à leur ayse parmy tant de munde de toutes sortes et que bien mieulx valoit-il qu’elles guardassent tranquillement le logis, veu que elles ne perdroient rien pour attendre.
Adoncques, ayant faict enchevestrer, harnacher et chargier leurs mulets, prinrent-ils congié de leurs dames, ne laissant pour les guarder, que la meschine de madame Dansac et un grand belistre de jardinier au service de Lirault, lequel, encore qu’il fust aussi beste qu’une vieille dinde de nonante cinq ans, ne en estoit pas moins fort comme quatre et pouvoit aysément décorner un boeuf, comme feroit un enfançonnet d’une mousche ou d’un hanneton.
— Vere ! s’escria madame Lirault, lorsque son mary l’eust accolée, bien verrez qu’il vous adviendra malheur d’aynsi nous lairrer seules icy, et sur ma fy il faudroit que Nostre Seigneur Dieu nous abandonnast pour qu’il en fust aultrement.
Mais nos deux marchands les ayant accodées une darnière foys maulgré leurs rebuffades et colères, mirent le pied à l’étrier et prirent le trot sur la grand’route de Poictiers chantant gaiement la veille chanson des arbalestriers tourangeaux :
Belles, ni criez donc pas tant,
Marijaine ! Marijaine !
Vous rirez bien si revenant
Avec nos bourses pleines
Nous vous baillons aveine
À pleines ventrées,
Marijaine !
À pleines ventrées !
Le jour et la nuict sans repos,
Marijaine ! Marijaine !
Nous vous ferons humer le piot
Pendant plus de sis s’maines,
— Tant ! – qu’en deviendrez pleines !
À pleines ventrées,
Phaéton – 2015 274 Marijaine !
À pleines ventrées !
Point ne despendrons notre argent,
Marijaine ! Marijaine !
Ainsy que font maulvoises gens,
Dans le lict d’Madeleine :
Tout gard’rons pour nos reines,
À pleines ventrées,
Marijaine !
À pleines ventrées !
Quand nous rentrerons dans vos lits,
Marijaine ! Marijaine !
Vous rirez, vos fesses aussy !
— Plaisirs d’amour chassent la peine ! –
Et nous sèm’rons la bonne graine
À pleines ventrées,
Marijaine !
À pleines ventrées !

Et lorsque le soir fust veneu :
— Par ma patronne saincte Radegonde ! dist la femme de Lirault à la Dansac, si nostre nouveau vicaire messire Boitoux-Binotte nous venoit voir cette vesprée, moins déplaisante lui serois-je que les aultres foys, et mieulx escouterois-je ses discours. Allons, ma chière, puisqu’ils sont despartis, ryons ; rien ne est icy-bas que de se divertir.
Adoncques despêchèrent-elles sur l’instant le jardinier qui s’appelait Luc, et Colette la meschine, l’un pour aller desnicher les meilleurs flaccons darrière les vieulx fagots de la cave, l’autre pour préparer quelques bons plats idoynes à pourchasser la mélencholie, puis es estant jolliment calamistrées et gorgiasement habillées, firent quérir le dessusdict vicaire, dysant que elles avoient grand besoing de lui parler.
Mais il faut croire sans doubte que le mal gré estoit tombé sur elles ce jour-là, car aussitost il leur fust respondu que messire Boitoux-Binotte se estoit aussy desparti pour Poictiers le matin mesme et qu’il ne retourneroit que le dimanche d’après, – dont elles furent grandement marries – dame Lirault seurtout, car ceste-là paroissoit gouster fort les fassons du prebstre depuis que s’estoit esloigné son espoux.
— Bah ! dist la Dansac ; il feroit beau nous voir plourer pour si peu ! Si messire Boitoux n’y est poinct, ce n’est pas moy qui en mourrai. Vive la joye ! je cuyde que le jour prouchain ne viendra mie sans que nous ayons bellement rigollé ! Quand bien serons substantées et quand les piots seront vuydes, nous verrons bien. Songeons à esjouir nostre ventre et Dieu pourvoira aux plaisirs de nostre coeur.
Ayant ainsy parlé, vistement elle s’assit dessus son escabelle, non sans avoir fait placer à sa dextre la meschine et le jardinier, lesquels estoient moult estonnés d’un pareil honneur.
Au commencement, soupirs soulevoient bien les guimples des deux paouvres bourgeoyses meshaignées, mais le vin de Sainct-Georges est le meilleur remède qui soyt pour guarir le mauldict mal de tristesse, et aussitost qu’il eust coulé, les esprits s’aguysèrent et nos deux commères se prinrent à bavarder ni plus ni moins qu’agaches, qui sont les oisillons les plus beaux parleurs du munde, au dire de Pline le vieil.
Et bellement commencèrent à broccarder le grand Luc, lequel, maulgré ses vingt ans sonnés, estoit aussy puceau qu’une marmouzelle de six mois, et sans cesse amoustilloient la meschine, la poulsant contre lui et dysant :
— Da ! petiote, accolez donc votre voysin ! Veez bien qu’il est triste.
— Là ! un petiot baiser icy et un aultre là ! encore un aultre de l’aultre costé ; rien ne est meilleur avec-ques le vin de Sainct-Georges !
— Allons donc, petiote ! Onc a-t-on vu plus desplaisante damoiselle ! Ah ! ah ! ah ! Boutez-lui vos testons dessoubs le nez ! ici plus hault ! Vecy qui va le resveigler…
Et tout en tenant ces proupos salés et cent aultres qu’ai oublyés ardoient- elles fort en leur tréfonds, eschauffés par la veue de ce beau gars, dont le visaige estoit rouge devenu à ce jeu ainsy que cerise meure et qui plus ne sçavoit que dire.
Car rien ne est idoyne à faire tresbucher l’esprit des dames comme le voisinaige d’un beau pucellaige, seurtout lorsqu’il est emprisonné en un solide corps de mâle et ne demande qu’à estre deslogé de l’endroict où il a esté mussé par nostre bonne dame Nature.
Et peu à peu chacqun beuvant son saoul et crocquant les casse-museaulx, nos deux dames, ainsy que si elles avoient esté en leurs chambres, desbridèrent leurs corselets et ouvrirent leurs chemisettes, sans auculnement se contregarder, lairrant pourbondir au delà de leurs robbes leurs iolys testons blancs fleuris de roses, ryant ainsi que ribauldes et lairrant flotter leurs longs cheveulx à l’adventure.
Aussy se estoient-elles myses à l’ayse du costé des jambes, ceste-cy d’un costé, ceste-là de l’aultre, découvrant leurs jarretiers, s’esbattant et s’embrassant comme des folles, s’appelant «mon coeur», «mon ioly petit angelo», «mon amour», «ma petiote royne».
Et seurement mes amys, et vous mes gentes dames, si aviez esté mussés darrière l’huis, auriez-vous pu dire si elles avoient cuyssettes noires ou blanches, et bien d’aultres chouses encore au subject de leurs trésors gipponiers.
Mais par malheur n’y estiez poinct, non plus que moy, et pour tousjours debvrons-nous demourer en doubtance et perplexité en ce qui reguarde ce que devinez.
Et fort vous mesprendriez, mes dolces agnelles, si cuydiez que la chamberrière ne prenoit point goust à ces amusettes ; car point ne avoit-elle guère plus d’une vingtaine de primeveres dessus le coeur et estoit-elle de ces iolies cailles coëphées qui poinct ne plourent sur le rosti, et sçavent bien qu’une aiguillette est souventes foys bonne à desnouer.
Aussy véant que les maîtresses estoient en joye, n’espagnoit-elle point les baguenaudes au paouvre Luc, ayant bonne espérance de voir finer la comédie sous les courtines d’un bon lict, voire même emmy le feurre de la grange, ou ailleurs. Mais plus elle le mignottoit, plus le jardinier sembloit mal en poinct.
— Seigneur Christ ! se print-il à cryer soubdain. Par mon benoist patron, madame, prenez pitié de moy. Je sens que mon sang grisle en moy ainsi que si je estois en enfer ; je grisle, je brusle ; poinct ne sçais ce que je ay ; par ma fy, tout le feu du dyable est en mon corps ! ayez mercy de moy ! …
Et ce dysant, se dressant ainsi qu’un coq, il levoit les poings au cieux et souffloit comme un taureau, serrant les dents, les yeux pleins de flammes, ainsy que s’il avoit voulu briser ces trois bonnes raillardes qui se estoient jouées de sa virilité.
— Par nostre Dame ! reprint-il, empeschez ceste daynée fumelle d’ainsy m’escharbotter, ou, su ma fy, je vais l’estrangler.
Lors véant que ballivernes et babouyneries menaçoient de finer daussy terrible fasson, dist à son tour la dame du bourrelier :
— Allons ! allons ! mes agnelets, vecy qu’il se faict tard ! la unziesme heure est sonnée : bien avons assez ri et desbité de besteries pour cette vesprée ; dà ! que chacqun s’aille donc coucher de son costé ! Que diroient nos marys, s’ils sçavoient que nous sommes aussy folles ?
— Bon ! dist l’aultre, s’ils avoient cuydé qu’ainsy soupperions sans eulx, sans doubte ne auroient-ils pas mis tant de diligence à se despartir vers Poictiers : mais puisqu’ils se sont ensauvés, bon voyage ! et que Dieu les garde !
Là-dessus, chacqune ayant rajusté sa coëffe, ses cottes et son corselet, elles montèrent en leur chambre accompagnées de Colette, qui couchoit en un réduict voisin et qui souspiroit sans sçavoir pourquoy, la bouche rouge de dézirs et l’oeil flambant.
Lors ayant souhaicté la bonne nuict à la paouvre chamberrière, se desvêtirent nos deux dames et se musèrent vitement dessoubs la toile des linceulx. Mais comme le sommeil tardoit à les venir visiter, dolcement se caressoient, se faysant mille confidences au subject de leurs marys : et tout en causant , mignottement s’accoloient ainsy que amoureux, toutes prestes à se bailler au dyable s’il lui prenoit phantaizie de les venir treuver.
Or, entandiz que elles devisoient ainsi, sur le joyeulx chapitre « de braguibus », vecy que soubdain elles entendirent un petit bruict qui venoit d’à costé, comme si ce eust été souricelle qui broutoit une vieille crouste de pain.
Et vitement recogneurent-elles que il n’y avoit ni souris ni souricelle, mais qu’il estoit bien plustôt question du chat, car ce estoit nostre rusée meschine qui dolcement se levoit, ouvroit l’huis et guaignoit l’escallier à pas de loup.
Aussy tost elles se prinrent à rire comme dindonneaulx qui ont treuvé une poire, se dressant à demy dessus le lict, et pour ne point donner l’éveil mordant les linceulx si plaisantement, que on eust plustôt cuydé voir deux démentes que deux bonnes bourgeoyses d’emprès Saint-Jacques.
Et bien avoient-elles raison d’ainsy s’esclaffer, car – elles pensoient en leurs bonnes petites âmes paillardes, et je cuyde de même, et vous pareillement sans doubte aulcun – que si Colettes se estoit despartie de sa couche, ce ne estoit poinct apparemment pour aller voir si poules avoient pondu, non plus que pour aller laver les vaisselles, ni interroger les estoilles qui si joliment ardent emmy le mantel bleu des cieulx, mais bien plustost pour sçavoir si le paouvre jardinier estoit à ceste heure mieulx en poinct, et pour le voir de plus près, et peut-être bien aussy pour une aultre petiote chousette que bien flairez, mauldictes petites frippones que vous estes toutes.
D’auculnes maulvoises gens jecteront peut-être la pierre à nos paouvrettes bourgeoyses d’avoir eu en cest instant l’esperit occupé à d’aussy folastres pensées plustost que de implourer la clémence de nostre Seigneur Dieu , mais pensez, mes bonnes dames, combien elles estoient de leurs espoux mal contentes, et combien le Dyable, qui fait avec le soleil de Dieu meurir les bonnes vignes de France, leur avoit bouté le feu au coeur par le secours du joyeulx vin de Sainct-Georges !
Sans aucun doubte auriez faict de même et plus peut-être ; lairrez donc babouyner les vieilles bigottes, breschedents et matagotes, et soyez misérichordieuses aux fautes de vos soeurs, car ainsi que dict le vieil prouverbe poictevin :
«Ceste-là qui huy se mocque de sa voysine, ne sçait poinct avec qui elle couchera la nuict prouchaine !»
Adoncques jolliment amoustillées et le coeur esmerilloné par un diabolicque dézir de courir l’aiguillette, se levèrent légièrement, afin de cognoistre comment pourroit bien finer ceste joyeulse histoyre, et les pieds deschaux ainsy que dames carmélites en pénitence, seulement vestues de leurs chemises qui de ci de là tomboient, comme si elles avoient été lasses de cacher si mignons corps, arrivêrent sans tambours ni trompettes vers l’endroict où le jardinier souloit soy reposer des fatigues du jour.
Les vecy donc l’oeil au perthuis de la porte, et aussy tost de se rigoller de nouveau, se tordant comme couleffres, et mettant leur chemise en leur bouche pour étouffer leurs petits cris, sans se doubter qu’ainsy elles lairroient voir au clair de lune leurs jolys ventres blanchets, lesquels luysoient comme ivoire, et leurs cuysses qu’ont eust prinses pour jambes de statues grégeoises.
Ah ! par ma fy, si elles ne se débezillèrent poinct la rate, c’est que solides estoient leurs devanteaux naturels, car ce qu’elles véoient estoit la chose la plus esbaudissante du munde : nostre gas qui jouxtoit gaillardement avec la meschine, comme si onc il ne eust fait toute sa vie que labourer champs d’amours, au lieu de jardin ou poulsent les choux.
Ah ! le bon batailleur que ce estoit ; et si aviez ouï les petits cris de la chamberrière, et les souspirs, et tant d’aultres bruicts, je cuyde bien que vous en seriez trespassées, mes petites cailles coëphées, rien qu’en riant, tant auriez ri de bon coeur et de bonne haleine !
Or, vecy que tout à coup, sans songer qu’on pouvoit entendre ses parolles, dame Lirault se print à dire, en souspirant à en perdre l’aame :
— Nostre Dame ! ce dapné dyable de Luc travaille cent fois mieulx que maistre Lirault ! cent foys, sur ma fy, et une petiote par-dessus le marché !
Pensez bien que si le planchier se estoit desparti dessoubs leurs pieds, nos deux amoureux n’eussent poinct esté plus estommis qu’à ceste heure en oyant ainsy parler darrière eux.
— Oh ! oh ! ce est ma dame ! dist Colette, en devenant palle comme une morte. Ce est madame, je ai recogneu sa voix.
— Oui ! oui ! ce est nous ! respondit la dame, en prenant la plus meschante voix qu’elle pust treuver , oui, oui, ce est nous ! ce est nous, par les cornes du dyable ! Ah ! ah ! monsieur le beau gallant ! ce est ainsy que vous guardez la maison de vostre maistre ! Jésus ! pareille chouse ne se est point vue seurement depuis l’an mil. Dà ! venez sur le champ me parler en ma chambre, je le veux.
Lors remontèrent l’escalier les deux dames ainsy que si elles astoient esté moult meshaignées en leur honneur, et enjoignirent à la meschine de ne bouger mie et de faire la morte jusqu’au lever du soleil si elle ne vouloit estre chassée sur le champ sans pantophles aux pieds et le cul nud.
Adoncques se estant vistement mussées parmy les toiles des linceulx attendirent, avec un petit frémissement dedans le tréfonds du coeur, la veneue de ce jardinier qui si bien sçavoit herser le champ d’autrui, afin de cognoistre un peu comment il se deffendroit en cestre chicquanerie.
Pensez bien que il entra la teste basse ainsy que un renard prins au piège, et que il estoit loing d’avoir gardé ceste belle mine qui tant esmerveilloit les deux dames l’instant davant !
— Dà ! approuchez-vous, mon amy ! dist ma dame Lirault.
— Oua ! oua !
— Encore un petit ! fist la Dansac, et levez la teste contremont pour qu’on voie où la mouche vous picque…
— Ou-ah ! — Par ma fy ! advoua la Lirault, onc ne vis si bon aboyeur comme vous ! Oua, oua, oua ! Si connils estoient léans, vous en viendriez à chef sans arbaleste ! Mais de connils ne vous chant ! Et de garennes aussy ! C’est à l’abri du soleil que vous braconnez.
— Oo-ou-a…
— Cuydez-vous, reprit-elle avecques un oeil flamboyant qui eust pu donner à penser au bélistre, s’il avoit eu l’esperit moins clos, cuydez-vous que vostre maistre seroit bien ayse de sçavoir que vous escorniflez ainsi l’honneur des paouvres filles ?
— Oua, oua, oua, respondit Luc.
— À mon advis, dist à son tour la Dansac, qui ne pouvoit s’empescher de rire, toutes les chamberrières debvroient estre bouclées à la Bergamesque ! Au moins seroit-on seur de ne point les voir engroisser par des parpaillots de vostre espèce.
— Oua, oua.
— Oua, oua ! reprint la Dansac : vecy qui est bien parlé ; oua, oua ! le beau diseur qui est là ! vecy un advocat pour nostre procès avecques la prevosté ! oua ! oua ! allons, mouschez la chandelle, mon petiot prince !
— Oua ! oua ! oua ! respondit Luc, en tremblant comme une feuille.
— Da ! continua la dame du bourrelier, nostre seigneur Jésus nous ordonne d’estre misérichordieux au prouchain, et il nous faut l’estre à ton endroit, en ceste heure, car je vois bien que ceste dapnée fille ta baillé la fiebvre quarte ; allons, vistement deffeuble-toy, et viens icy te coucher entre nos deux, meschant…
— Ah ! ah ! ma chière voysine, vous estes bien trop bonne pour ce marpault, dit la Lirault, lorsque le jardinier fust sous les linceulx ; véez bien que ce maulvois homme ira partout conter demain qu’il a couché avecques nous…
— Mais non, mais non, reprint la Dansac ; allons, le diras-tu, meschant dyable ?
— Oh ! non, fist le rustre, je le jure bien dessus la teste de mon paouvre defunct père ; et ce disant, se print-il à trembler de nouveau si fort, que le lict en fust tout ébranlé.
— Adoncques, reprint la bonne commère, il faut, si tu veux guaigner ton pardon emprès de Dieu, et guarir la fiebvre qui te brusle, que tu fasses avecques nous deux ce que si bien du faisois avec Colette ! et encore fautil que tu le fasses plus vaillamment, et plus souvent, non poinct comme un maulvois boulgre vistempenardé, mais comme un bon chevalier de courtines que tu es ! Allons, çà ! du courage le pied à l’étrier, mon amy ! Oua ! oua ! oua ! oua ! oua !
Et ce disant, se mit-elle en état de faciliter au paouvre jardinier la besoigne qu’elle lui demandoit, et que bien debvez deviner, mes petites damoiselles, car ce ne estoit ni de sarcler les raves, ni d’arracher les carottes, ni d’eslocher les pommiers, mais bien aultre chouse ! …
Combien de fois, nos deux bonnes rigolleuses baillèrent-elles le doulx remède au paouvre fiebvreux, il fauldroit que Dieu eust mis en mon esperit plus de malice qu’il n’en a lairré choir pour que je puisse le dire ; mais je sçais bien que leurs esbattements duroient encore lorsque vint le soleil levant, et que la lice ne estoit poinct close encore lorsque sonna l’angelus à l’ecclise de Saint-Jacques.
Et ce que bien aussy je sçais, c’est que le lendemain le paouvre Luc estoit aussy blanc de visaige que les bateleurs qui s’en vont la gueule enfarinée jouer dessus les estrades les «Cent farces de messire Gastebourse».
Adoncques, le matin veneu, le lairrèrent gentement dormir, ce qui estoit bonne charité de leur part, puis ayant mandé Colette emprès d’elles, lui promirent bonne dot d’angelots tresbuschants si elle faisoit promesse et serment dessus la Bible de ne rien dire de ceste adventure. Lors le marché ayant esté conclu, continuèrent-elles toutes trois jusques au jour où fina la foyre de Poictiers à faire jolliment labourer leur clos d’amour par le vaillant jardinier, afin qu’ivraie n’y vinst à poulser, non plus que chiendent ou chardon, qui sont bons pour la nourriture des asnes seulement.
Nos deux marchands revinrent joyeulx de Poictiers, car ils avoient moult gaigné d’argent, et combien qu’ils treuvassent leurs femmes un peu fatiguées, poinct n’en prirent-ils émoi, pour ce qu’elles estoient gayes comme perdrix en juillet, et chantoient tout le long du jour.
Le mois d’aoust estant veneu, la meschine espousa le jardinier ainsi que il avoit esté dict, et il y eut quelques moys après de grandes festes dans le quartier qui est amprès Sainct-Jacques, car les deux bourgeoises et la meschine estant accouchées, on baptisoit en même temps trois marmouzets qui se ressembloient autant que trois gouttes d’eau, ce qui fust dans tout le païs chastelleraudois considéré comme un grand miracle.
Les festes durèrent huit jours, et grâce aux bons écus de la foyre, victuailles ne furent point espargnées, ni vins d’aulcunes sortes, si bien que tous les gens d’alentour furent saouls comme grives pendant toute la sepmaine.
La morale de cestuy conte est que les marys onc ne doivent marcher contre le gré de leurs dames, ni mettre la broillerie dans leur esperit, pour ce que les dames treuvent toujours le meilleur moyen de se venger, – lequel est, vous le sçavez assy bien que moy, de faire l’aumône aux autres, avec ceste belle et dolce monnoye d’amour qui pour les dicts marys seul fust frappée !

Les Louboutin

Les Louboutin (inédit)
Brigitte Comard

Brigitte Comard est chanteuse et écrivain. Elle a publié Hydroponica son premier roman, en 2013, aux éditions L’Ire des Marges.

… elle… c’est l’amie de ma belle-soeur.  Je n’ai rien contre ma belle-soeur, je pense pouvoir affirmer qu’elle n’a rien contre moi, non plus. Nous n’avons simplement rien «entre» nous.  Rien qui fasse lien, qui fasse dénominateur commun. Nous ne partageons rien d’autre qu’un lien d’alliance matrimonial. J’aurais pu ne pas épouser mon mari, et nous n’aurions eu absolument aucun lien. Ça ne fait pas de nous des ennemies, pas complètement des étrangères non plus. Nous allons dîner chez ma belle-soeur, la-femme-du-frère-de-mon-mari, deux ou trois fois par an, à l’occasion des fêtes communément acquises en famille. Pour Noël parfois, pour les anniversaires des rares vieux parents survivants, bref… on se voit peu. …

une fois, nous étions invités à un repas pour fêter la promotion de son mari, ce n’était donc pas familial, des amis à eux étaient invités aussi, des gens que je ne connaissais pas…

Ils habitent une grande maison dans une petite ville prospère, une petite ville de province, et ils sont les notables dans cette ville. Ils ont raisonnablement de l’argent et ils s’en servent, pour se faire plaisir, et aussi pour montrer qu’ils en ont. Ce n’est pas déplacé, c’est la fonction sociale de l’argent d’être montré, d’une façon ou d’une autre. Parfois c’est subtil, parce que, une façon de montrer l’argent, chez ceux qui en ont beaucoup c’est de le cacher. Mais pour ça il faut vraiment en avoir énormément, pour ma belle-soeur et mon beau-frère, ce n’est pas ça, on est plusieurs échelons au-dessous. Non, on est à le montrer, distinctement ; montrer distinctement qu’on est à l’aise, sérieux, raisonnables, mais très à l’aise.

Alors, les amis que nous ne connaissions pas sont arrivés chez mon beau-frère et nous étions déjà assis autour de la table basse avec l’apéritif, la première bouteille de champagne ouverte «ça les fera arrive » et on rit avec ça, avant, et pendant leur arrivée, ça fait partie des conventions. C’est comme si ça réservait un premier sujet de conversation sans enjeux. Ensuite chacun a bien conscience qu’il va falloir rebondir sur cette gaieté-outil, parce que c’est un outil, la gaieté, un outil pour bien poser qu’on est là pour ne dire que des choses légères, sans importance majeure, on serait très dépourvus si l’un des convives disait juste après la première gorgée de champagne, «Stéphanie et moi, on ne fait plus l’amour depuis trois ans, moi, je ne supporte plus».

Non, ça n’est pas envisageable, c’est bien possible que Stéphanie et lui ne fasse plus du tout l’amour, d’ailleurs si vous faites un sondage fin, en douceur, parce que le gens mentent facilement sur ce sujet, vous avez de grandes chances de vous apercevoir qu’autour de vous, il n’y a pas que Stéphanie et lui qui ne font plus l’amour depuis trois ans, cinq ans, quinze ans… Mais ça ne fait pas partie des conventions d’en parler à l’apéritif. Alors quand ils sont arrivés engoncés dans leur petite gaieté-carapace, et nous aussi bien engoncés, on s’est tous un peu ébroués, comme un échauffement vous voyez ? Des petits gestes mécaniques sans importance mais qui délimitent le cadre, on sait où on va. Pendant l’échauffement, je regardais un peu les choses. On peut admettre ça, ils savent que je suis metteure en scène, artiste, pas tout à fait comme eux. Alors ils me laissent avec une petite marge, c’est normal, elle est un peu originale, c’est normal, on l’aime comme elle est, n’est-ce pas, comme elle est. Moi ça me donne un bon angle pour regarder, une bonne distance, pour la netteté.

Avec cette focale bien réglée, je n’ai vu qu’elles, elles étaient, en vrai, aussi époustouflantes que l’idée qu’on s’en fait. Je ne sais pas quelle idée vous vous faites de la perfection ? Ma grand-mère c’était la propreté des casseroles. Je me souviens, toute petite, la voir, de dos, un peu voûtée, arc-boutée sur son évier, enfin, l’évier de ma mère, parce que c’étaient les casseroles de ma mère qui méritaient la rédemption. Et ma grand-mère récurait frénétiquement, longuement, extatiquement, jusqu’à son idée à elle de la perfection. Et bien là, c’est la perfection qui m’a sautée au visage, Stéphanie était perchée sur la perfection. Les deux pieds dans la perfection. Soudain, peu importait qu’elle ne fasse plus jamais l’amour avec son mari depuis dix ans, quinze ans, Stéphanie portait des Louboutin !

On ne raconte pas le vertige de la cambrure des Louboutin. Regarder une chaussure Louboutin c’est un sport de glisse. Au bout des Louboutin il y a forcément la beauté. Même quand c’est Stéphanie au bout des Louboutin. Louboutin transcende tout.

Alors j’ai fait ce que je ne fais jamais d’habitude, j’ai plongé dans le vertige et j’ai demandé à Stéphanie si c’était bien des Louboutin. Ça ne se fait pas ça, à l’apéritif, quand on ne connaît pas les gens. Je l’ai fait. C’était intenable sinon, il m’en fallait plus, il fallait que j’entre dans le mystère, dans l’intimité de cette femme qui portait des fantasmes à ses pieds. Cette femme qui s’était offert un vertige pour chaque pied, pour survoler le monde d’une désinvolture innocente, inhumaine. J’ai profité de mon statut d’originale, ça peut être un peu déplacée une originale, un peu impolie, ça ne se rend pas compte une artiste… «Et ça coûte combien ?»

Stéphanie doit être un peu artiste, elle n’a pas tiqué, elle a pris les choses avec beaucoup de naturel, elle a pris les choses à la perfection finalement. «Oh tu sais, on se tutoie n’est-ce pas ?» Oui, dans cette proximité- là, dans une aussi manifeste complicité – la complicité c’est le début du crime, c’est délicieux – forcément on se tutoie, comme on tutoie les anges. Comme un jeune du Komsomol tutoyait Staline. «J’ai pris le modèle de base, la première paire que j’ai repérée, elle était à seize mille euros, je l’ai reposée. Celle-ci elles coûte sept cent quarante-six euros.» Soudain je n’ai plus écouté Stéphanie, les anges ni Staline, soudain j’ai mis une grande distance entre la petite ville prospère et moi et je suis allée, en rêve, faire la queue 38 rue de Grenelle où n’entre jamais qu’un client à la fois, pour ressortir, avec des ailes aux talons. Ça n’a pas de prix, les ailes aux talons.

Rayon de soleil

Rayon de soleil (inédit)
Anne-Laure Boulanger

Anne-Laure Boulanger est professeur de lettres classiques à Bordeaux.

Je me demande depuis longtemps si j’ai une madeleine qui peut me replonger loin en arrière… Je sais aujourd’hui que ma vie en est peuplée depuis le jour où je me suis littéralement figée dans ma chambre… J’ai compris que le rayon de soleil à cet instant-là en était la cause. Juste un rayon de soleil, d’une intensité identique à celle que j’avais déjà perçue autrefois… Ma madeleine est donc une lumière. Elle se loge dans un rayon de soleil particulier, naissant, dans une salle de bain HLM, une bouteille de Vigor orange vide sur le rebord de la baignoire elle-même pleine de mousse…

Je suis dans l’eau et ma mère entre pour coiffer ses longs cheveux. Elle est à côté de moi. Je n’existe pas. Elle regarde sa tête dans le miroir sans me voir. Elle s’applique à lisser impeccablement sa chevelure qu’elle doit avoir à peine séchée. Je remplis et je vide la bouteille orange. Je suis heureuse et seule. Ma mère est sereine et n’a pas besoin de me surveiller. Elle me laisse à mon jeu préféré, celui qui me met en présence de mon objet merveilleux favori, celui de la publicité dans laquelle un baril de produit nettoyant industriel dangereux devient magiquement la petite bouteille «au service de vos sols» et que j’ai réussi à rendre totalement inoffensive en la faisant entrer dans mon bain pour faire des bulles…

Je suis fascinée par l’eau qui se déverse du goulot et ma mère est intriguée par le temps que je passe à remplir et à vider cette bouteille. Elle trempe sa main dans l’eau. Elle est trop tiède. Je suis d’accord. Elle me tend une serviette. Je me lève. Elle me frotte pour me sécher. Elle est la seule adulte qui sait doser sa force lorsqu’elle m’approche. Les adultes sont des brutes mais je leur pardonne leurs gestes qui régulièrement m’arrachent les bras lorsqu’ils veulent me soulever. Je sais qu’ils font cela pour me témoigner maladroitement leur affection. Alors ça va… Mais ce qu’ils ne savaient pas alors, ces grands-là, c’est que toutes leurs marques d’affection n’étaient rien en comparaison de ce rayon de soleil naissant qui nous caressait et nous enveloppait, ma mère et moi, pour nous réunir tendrement dans une douce intimité.

Ce genre de souvenirs m’arrête net. Ils reviennent souvent en silence pour ne jamais se taire. Je les contemple comme on utiliserait un projecteur pour des films en 8 mm. J’aime sentir en solitaire cette douce douleur du souvenir, cette nostalgie d’un passé que je ne revivrai jamais. Je ne suis pas mélancolique. Je ne souffre pas vraiment. J’attends juste le prochain rayon de soleil…

Centre

Centre
Conte géométrique (inédit)
Vincent Clédel

Vincent Clédel est professeur de lettres modernes.

Je suis le centre du cercle et ma détresse est aussi grande que le nombre de ceux qui se rejoignent autour de moi. Tous se connaissent, se croisent et se recentrent ; lorsque le cercle prend vie, tous passent par moi pour rendre visite à quelque autre point, et lorsque le cercle se fige, ils retrouvent les mêmes voisins dont ils sont inévitablement proches : n’ayant pas à les choisir, ils leur sont imposés. Mais je ne suis pour rien dans toutes ces relations, libres ou acceptées dans leur nécessité. Tout comme eux furent placés autour de moi, je suis astreint en leur centre, le centre. Lourde contrainte qui fait de moi le seul point fixe entouré d’infinités de déplacements éventuels. Et je me perds dans cette infinité ; tous sont à la fois proches et lointains, mais à la même distance; je les croise tous trop souvent et ils ne font que se rediriger. Je suis le centre du cercle et ma solitude est aussi lourde que le poids de tous ceux qui tournent autour de moi.

Je m’éloigne. Rejeté et demandé par tous, appelé constamment sans être jamais désiré, c’est là ma seule issue. Chers points, je vous laisse : le cercle continuera sans moi, n’ayez crainte, je ne suis qu’un catalyseur. Vous vivrez, et quant à moi, je l’espère, mais rien n’est moins sûr. Adieu.

Comment ? Que me dites-vous ? Je ne peux partir… En effet ? Voici donc le secret : si je me déplace, tout le cercle le fait avec moi… Je suis emprisonné, et eux-mêmes n’y sont pour rien. Je ne peux même pas les haïr. Nous sommes contraints à vivre nos vies respectives, dans la finitude du cercle. Je ne peux les quitter de même qu’eux sont obligés de s’accepter mutuellement. Mon faux isolement sera sans fin, ancré dans l’éternité.

Un jour, j’ai rencontré l’électron libre. Elle était belle, drapée dans son indépendance. Je ne pus résister, je l’invitai à rejoindre le cercle, pour pouvoir la contempler encore. Elle refusa : elle n’aimait que l’infini. Le rayon de ma tristesse est aussi vaste que celui de ceux qui me tiennent à l’écart. Mais où vas-tu, belle électron libre ? Nonchalamment, elle s’approchait de moi, n’ayant que faire des incessants déplacements des points. Je la repoussai, effrayé qu’elle puisse échapper au contrôle de la structure du cercle. Mais je n’avais aucune emprise, ni le cercle d’autorité sur elle. Parvenue à mes côtés, elle me souffla : «Tu es l’Infini, je veux être centre avec toi». Mais… le centre est unique, et seul dans son unicité ! Son pouvoir semblait comme elle, sans limite : elle me décala sans que le cercle bouge et se mit à tourner autour de moi, ce que je lui rendis. Nous étions un cercle à deux, et un cercle né du désir. Elle restait l’électron libre, qui pouvait repartir sans prévenir, mais je sentais qu’elle voulait continuer ce nouveau cercle, ce cercle naturellement impossible. Les points autour de nous se méfiaient ; le centre était devenu cercle, et le catalyseur s’en trouvait perturbé : j’avais une existence indépendante de la structure et de ses points. Sorti de ma solitude, je découvrais le bonheur d’un cercle unique et infini. Je ne savais pas pourquoi elle restait avec moi, et elle se contentait de me répéter : «Je t’aime car tu es l’Infini.» Non, je ne suis qu’un point comme les autres avec une fonction différente… Mais elle faisait de moi un point unique, celui d’un cercle sans centre.

Puis les points révélèrent leur cruauté. Ils détestaient l’électron libre car elle rendait leurs déplacements moins évidents, ils devaient chercher eux-mêmes leurs itinéraires : le nouveau centre leur faisait peur. Alors ils complotèrent, longtemps puisqu’ils se déplaçaient moins naturellement, mais ils finirent par s’entendre pour chasser l’électron libre. Ils se rapprochèrent les uns des autres, lentement et silencieusement, jusqu’à atteindre la limite de notre centre-cercle. Ils se mirent alors à tourner dans le sens inverse de notre propre rotation, nous révélant leur présence mal intentionnée, mais nous ne savions comment réagir. L’électron libre se faisait percuter par tous les points qui passaient à sa hauteur, sans fin, sans que nous puissions rien faire : prisonniers volontaires du centre-cercle, nous étions incapables de fuir. L’électron libre finit par me dire adieu et brisa notre cercle pour retourner à la première forme de son indépendance. Elle voulut passer le cercle pour le quitter à jamais, mais les points ne s’arrêtaient pas, tournant et la frappant au passage. Emportés dans leur danse primitive et envoûtante, ils la tuèrent, sans que je puisse quitter le centre qui m’était assigné. Quand ils revinrent à moi, je crus que mon sort allait être le même, et je m’en réjouissais. Ils se contentèrent de s’arrêter à nouveau, conscients que je ne pouvais plus présenter le moindre danger.

Le cercle retournait à sa structure originelle: les points et leurs relations facilitées par mon unicité et mon faux isolement. J’étais rendu au poids de ma détresse, qui m’était d’autant plus amère que j’avais connu un état autre et heureux. Je me mis à penser à la structure du cercle et la trouvai trop limitée pour qu’elle puisse constituer la totalité de l’espace : il existait nécessairement d’autres cercles que celui-ci, avec des centres qui partageaient ma solitude. Cette révélation ne m’apportait aucun réconfort. J’en eus donc une autre : il me fallait mourir aussi. Mais les points ne le laisseraient pas arriver, car c’était encore pire qu’un cercle surnaturel pour centre. Je devais forcer de moi-même ma propre mort. Revoyant la manière dont l’électron libre avait été tuée, je commençai à tourner sur moi-même, sans y penser vraiment. Je me pris à ce tournoiement et j’accélérai ma rotation. Les points se rapprochèrent comme tant de fois auparavant mais paraissaient apeurés : ils le faisaient contre leur volonté. Plus je tournais rapidement, plus ils se rapprochaient. Je finis par sentir qu’ils étaient arrivés jusqu’à moi : ils m’oppressaient et je jubilais. Je ne saurais jamais ce qu’il adviendrait du cercle, mais je souhaitai profondément que tous les éventuels centres fassent un jour comme moi. Emportés par ma danse inéluctable et dissidente, les points malgré eux me tuèrent.

L’oiseau rare & autres histoireS par Maria Velho da Costa

L’oiseau rare, Carrefour des littératures, 2000

Maria Velho da Costa Traduction de Maria Vasconcelos et Christine Laurent revue par l’auteur et Marie José Cameleyre

Maria Velho da Costa a présidé l’Association Portugaise des Écrivains puis a enseigné au King’s Collège de Londres. Elle a été Adjointe au Secrétariat d’État à la Culture. Elle a publié, en 1969, Maina Mendes aux éditions Dom quixotte en 2001, un roman qui l’a rendu célèbre. Les Novas Cartas Portuguesas (Nouvelles Lettres Portugaises avec les poétesses Maria Isabel Barreno et Maria Teresa Horta), ont valu à ses écrivains une condamnation par le régime salazariste en 1972. Elle a reçu, en 2002, le prix Camões qui est le plus grand prix littéraire du monde lusophone.

« Je n’existe pas », dit Dores
Même en sourdine, les sons lui étaient intolérables. Elle éteignit la radio. Dores amena le verre à sa bouche, elle pensa à ce qu’elle pourrait faire maintenant.
Il était deux heures de l’après-midi, et elle savait bien que l’homme dormait là-bas dans une maison, seul bien sûr. Il dormait d’une tristesse détruite comme elle. Une tristesse détruite n’a rien à voir avec une dépression, c’est ne plus pouvoir accomplir aucune tâche qui réjouisse ou qui soulage. Tout son être avait été privé de la curiosité, de cette qualité vibrante, qui, lorsqu’elle manque, retarde. Même si l’homme appelait maintenant, il ne saurait pas lui faire oublier tout ce qu’ils ne pourraient plus inventer, les plaisirs, les concessions, les maisons. L’inexorable rancoeur du deuil…
Ils avaient été utiles et capables de jouir de certains sens, de certains combats. Mais, comment parler à présent de la misère, des décombres ? Le téléphone ne sonnait toujours pas. «Je n’ai pas préparé ma vieillesse», dit Dores à haute voix, ce qui prouvait qu’elle pouvait encore parler seule, et qu’il y avait bien une différence entre la souffrance et la maladie, la pathologie et la réalité de ce désastre. Qu’elle se débatte, qu’elle vieillisse, mais qu’elle reste fringante.
Elle regarda autour d’elle, les objets n’étaient pas laids mais agressifs. La lumière crue de février présageait déjà l’acidité des rougeurs violacées du printemps. Seule, Dores rit et pleura de l’ineptie de la douleur provoquée par cette formule littéraire. – «rougeurs violacées ; quelle horreur». Ce qu’elle percevait alors dans sa voix était lettre morte, son étranger.
Elle appela sa mère. Sa mère ne s’était jamais occupée ou préoccupée de rien, ni de personne. Dores lui dit qu’elle allait prendre un bain et qu’elle irait la voir. À cette heure ? Les larmes dans la voix de Dores furent interprétées par sa mère comme des indices d’angine, de virose. Elle se plaignit alors de ses reins, de sa rétention déjà guérie bien sûr, elle dit à Dores de venir, de se préparer, de se couvrir chaudement. Elle lui parlait comme à quelqu’un qui ne serait et n’avait jamais rien été dans la vie.
Qu’elle se couvre, qu’elle mange, toussait-elle, ne toussait-elle pas ? Elle lui cachait tout, lui donnait du souci. Dores pensa que d’autres qu’elle pourraient sourire, attendries, par ces manifestations, tellement tardives, signes de l’appropriation de son corps, que d’autres pourraient être attendries aussi par la régression et la sénilité de ces vieilles, qui jouent une fois encore avec leur fille comme avec des poupées et qui assouvissent avec acharnement leur faim du corps jadis expulsé de leurs entrailles, chantage, haine, sans tendresse. C’était elle, Dores, la proie. Quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle soit devenue.
Non, elle n’irait pas chez sa mère. Qu’elles crèvent seules, toutes les deux comme des chiens, chiennes grisonnantes, ridées, visages creusés, témoin l’une pour l’autre de l’atrocité du temps qui n’avait rien changé ou presque. Entre elles, pas de cordon ombilical, seulement la longueur d’une laisse extensible. Dores se moucha en riant.
Elle rappela l’homme, il dormait au plus profond de son corps. Il dormait dans cette maison en longueur et de plain pied où les cahiers du travail abandonné étaient alignés comme des archives mortes, qui dévoraient tout, même ce corps endormi. Ils étaient vieux ou presque, tous les deux. Dores entendit dans la rue le sifflet modulé du rémouleur. Elle ouvrit la fenêtre, malgré le froid, la rue sale et moche. Le trille lui sembla improbable ; elle ne vit pas l’aiguiseur. Hallucination, début d’une fin solitaire ? Elle laissa le téléphone sonner longuement chez l’homme. Personne ne répondait du fond de ce sommeil, ce sommeil qui éventre les meubles, fait des brûlures de cigarettes sur le sol, sur les draps, cette torpeur d’avant le dernier verre. La voix de l’homme vient, enfin, sèche, comme lui autrefois, sèche, propre et ferme. Que veux-tu ?
Dores perçu le tintement de la glace comme si c’était dans son verre. Il était encore tôt pour boire sec, sans cette petite musique, comptine des pierres de glace. Dores raccrocha et murmura «rancoeur du deuil». Elle rappela sa mère, cette fois elles bavardèrent d’une manière enjouée. La mère était une femme à projets, sa jubilation à faire était immarcescible. Elle reculait devant les difficultés, à la manière d’un pêcheur, qui lâche la ligne, pour mieux épuiser sa proie.
Je suis donc un gros poisson, Mère,
Je t’entends très mal, chérie. Mais, que penses-tu, si je changeais les meubles et le lit du salon ? Je mettrais le canapé du côté opposé, on pourra rallonger le câble de la télévision. J’aimerais savoir ce que tu en penses, j’aime toujours savoir ce que tu penses.
«Je ne pense pas» dit Dores. Mais ce jeu l’avait beaucoup égayée.
Alors Dores eut envie de revoir l’oiseau et de l’acheter, cela faisait très longtemps qu’elle ne s’était rien offert, elle dépensait mais ne s’offrait rien. Depuis des semaines elle allait voir l’oiseau pour être vue de lui.
Il était très bleu, le bleu était sa couleur dominante, comme on peut le dire d’un paon, mais il était aussi jade, musc, turquoise, rubis, cardinal, terre de sienne, cyclamen. Il avait les yeux ronds comme ceux de certains enfants noirs, et comme ceux de tous les oiseaux de proie. Elle allait le regarder dans le centre commercial, il avait pris l’habitude de la regarder aussi. Il mesurait trente centimètres du crâne jusqu’au bout de sa longue queue, il avait les ongles longs de mandarin, d’un psittacidé entravé. Son nom était Rosella et l’Australie protégeait cette sous-espèce. Cette variante, elegans, dénaturée, était insensible au voisinage des chats en cage, aux déjections des autres animaux, à la lumière du néon, au vacarme. L’oiseau était extrêmement cher.
«Rentrons à la maison», lui dit Dores. L’animal bougeait peu, mais il accepta le haut perchoir, l’eau, le millet, les grains de tournesol, la cage, de belles dimensions enfin. Dans la pénombre, il observait, sans étonnement, ses yeux noirs grand ouverts, comme un enfant adopté. Dores l’appela Camilo.
Dores alla dîner chez sa mère, elles burent beaucoup. Entre elles, il ne semblait y avoir ni rancune ni deuil. Dores savait que la beauté à la fois délicate et terrible de l’animal l’attendait. Elle l’avait laissé dans la cage ouverte et le retrouva là. Il l’attendait. De ce crâne énorme par rapport au volume du corps émanait son intelligence. Il profitait tranquillement du perchoir et de l’espace qu’il n’avait jamais eu. Il la regardait avec une curiosité froide, impudique, mais apparemment disposé à ce qu’elle apprenne la pudeur. Dans son bien-être, il jaugeait avec sérénité. Il lissait ses plumes, signe de contentement, et d’une certaine reconnaissance. Seul, si beau, éloigné de ses contrées. Vieux mandarin en soie qui n’avait jamais volé de branche en branche, jamais nidifié, jamais été aimé, ses ongles spiralés témoignaient de l’injuste inertie.
Alors, Dores avec son verre d’alcool et de glace entendit à nouveau que l’homme à qui elle voulait raconter la beauté de l’oiseau, dormait toujours. «Laisse-moi tranquille».
Elle resta là à regarder l’oiseau en buvant. Elle renonçait à quelqu’un, tout était paisible chez le petit être bleu sommeillant sur un pied. Dans l’aube qui pointait elle voulut le faire voler. Il ne s’est pas débattu, juste tenté. Dores le lança en l’air, une fois et une fois encore. Elle célébrait la trêve de la cruauté de la mère, de l’indifférence, de tout. Elle ne pensait pas, ou alors à une vitesse vertigineuse – ivre. «Vas-y, vas-y». L’oiseau lancé s’élevait, retombait, haletait, il boitait déjà. Il commença à se défendre. Dores s’aperçut que les bords de son verre encore plein étaient tachés de sang, du sang de ses mains. L’animal lui donnait des coups de bec. Haletant, il tomba sur sa poitrine, les ailes en éventail inerte. La fatigue n’a rien de commun avec la confiance.
Dores lui ferma les bras et l’emmena au lit. Dans l’obscurité et la chaleur, tous les oiseaux se calment. La nuit, quand le monde expire, ils ne bougent plus. L’oiseau n’était pas une chouette. Au-dessus des hauts immeubles d’en face, une ligne d’un gris claire annonçait déjà l’aube. Le jour suivant, Camilo boitait toujours, le regard méfiant et, le bec ouvert, il surveillait tous ses gestes, il s’éloignait de ses mains dangereuses, contrairement au perroquet qui attend sur le mât que se calme le combat pour revenir sur l’épaule de son vieil amour de corsaire – supplice toléré.
Comme aux fauves et aux chats, Dores lui répétait : «Donne-moi du temps, un peu de temps, juste un peu de temps».
Dores eut l’air normal.
C’était le matin, elle avait pris des calmants pour que ses mains ne tremblent pas. Elle amena l’oiseau chez le vétérinaire, dans une boîte à chaussures à demi ouverte.
– «Il y a une fracture ancienne, mais pas sur cette cuisse, à moins que ce ne soit une distension de la jointure de la patte. Laissez-le se reposer, et, si sa qualité de vie ne se dégrade pas… Laissez-le tranquille ; c’est un animal âgé, inactif. Parfois, un simple changement peut les tuer», un simple changement… Dores le laissa tranquille. Camilo n’essaya pas de grimper sur le perchoir en bambou, il mangeait et buvait peu, paupières mi-closes, seul trait grossier, elles ressemblaient à une toile froissée. Concentré sur sa douleur, toute sa beauté était à terre.
Dores appela l’homme. Elle attendit encore. Il dit : «Laisse-moi tranquille – laisse-moi dormir».
De longues heures, elle regarda l’oiseau estropié au fond de la cage, il la regardait, et tremblait si elle approchait et elle pleura. Dores pensa que l’on ne pleurait comme ça, sans fin, que pour quelqu’un. Quand le jour tomba à nouveau, elle mit ses mains dans la cage, saisit Camilo par le dos et lui ferma les ailes, les oiseaux n’apprécient pas qu’on leur fasse cela. Mais il ne résista plus. Dores avait cessé de pleurer, elle le cajola, le berçant et se berçant. L’oiseau entortilla sa serre valide autour de son petit doigt, immobile.
Le portant ainsi, elle alla jusqu’à la salle de bain. Elle pensait qu’il y aurait davantage de sang. Une torsion, et la tête fut décollée, le corps tressaillit – très peu de sang. Elle retourna au salon, avec les deux morceaux du petit cadavre dans les mains. Seuls les yeux s’étaient éteints voilés comme l’on dit. Les paupières étaient baissées, grises et épaisses.
Une partie du corps dans chacune de ses mains, elle appela sa mère pour lui dire que l’oiseau était mort d’une maladie, ou de dépaysement. Elle se rendit compte qu’elle grimaçait. Dans sa voix des larmes silencieuses et inaudibles lui recouvraient le visage comme un voile. La mère lui dit que c’était dommage, qu’elle aimait tellement les animaux, qu’elle lui avait inculqué cet amour, mais que de toute façon, elle devait les éviter car elle n’avait pas de chance et qu’elle n’était pas douée avec eux.
Dores appela l’homme. La tête de l’oiseau, dans sa main gauche était froide. «Pierre d’Orient étincelante d’un bleu aveugle, oeil égyptien saphir». L’homme enfin réveillé, dit : «Moyen-Orient» – Veux-tu me voir ? Dores dit non, qu’elle ne voulait plus jamais le voir – qu’elle était aveugle. Il dit «quoi ?», sans émotion, ni inquiétude. Il dit qu’elle avait beaucoup affabulé et n’avait plus l’âge de faire du mélodrame à cause d’une bête. Dores dit que oui, que non, qu’elle voulait seulement lui dire qu’elle ne voulait plus jamais le voir. L’homme raccrocha.
Dores enveloppa les deux morceaux de l’oiseau, elle allait les mettre dans la poubelle au fond de l’escalier. À mi-chemin elle ouvrit le paquet pour voir une fois encore les ailes. Elle les écarta. Même décapité l’oiseau était encore d’une beauté radieuse. N’ayant plus personne sur qui pleurer, Dores s’assit sur le palier et pleura vraiment sur le cadavre, si éloigné de ses contrées, qui auraient pu être une forêt à moyenne altitude, ou la pergola d’un jardin à Canberra.
Assise au milieu des poubelles, Dores ouvrit ses mains qui ne retenaient que les deux morceaux du chaos de sa vie. Dans l’odeur putride des containers de la rue, Dores regarda encore l’oiseau rigide et bleu, comme le ciel d’où elle n’aurait jamais dû tomber, gardienne indigne de ces petits, Dores dit à haute voix – «que la rancune de Dieu pour ses créatures est meurtrière».

Danger de vie par Michèle Delaunay

Danger de vie,
in L’ambiguïté est le dernier plaisir,
Nouvelles, éd. Actes Sud, 1987
Michèle Delaunay

Michèle Delaunay est cancérologue à Bordeaux. Députée de la Gironde, elle a été Ministre déléguée en charge des personnes âgées et de l’autonomie. Elle est à l’origine de la réforme législative relative à la dépendance. Elle est l’auteur du recueil L’ambiguïté est le dernier plaisir, paru chez Actes Sud et dont est extraite la nouvelle intitulée Danger de vie, mais aussi de plusieurs ouvrages dont La ronde droite, aux éditions Gallimard, L’éphémérité durable du blog aux éditions Le bord de l’eau. …

Et ils ne le reconnurent point, parce que leurs yeux étaient fermés. ( Luc, XXIII).

18 octobre 1954. Heureusement, la décision avait été prise avant l’hiver. Ils avaient vécu jusque-là à la lisière de villages de Sibérie dont ils ne surent même jamais le nom, tellement perdus, tellement isolés, qu’il n’y aurait eu besoin ni de camps, ni de gardiens pour les tenir enfermés. L’immensité sans recours, le froid, l’état où ils étaient, suffisaient. Personne ne leur avait rien dit des négociations entre l’Est et l’Ouest dont ils étaient l’objet. Personne d’ailleurs, là-bas, n’en savait rien. Ce jour-là, ils étaient trois. Les livraisons, à cette époque, se faisaient par pincées, le contenu de l’arrière d’un camion. Mais pour chaque pincée, combien de jours et de mois d’attente, de papiers remplis à leur nom en triple exemplaire, de courriers égarés, de réunions constamment remises. Finalement, une lettre était arrivée, fixant le lieu et l’heure, l’heure précise, et dans chaque détail, les modalités de la livraison.

La remise, c’était le mot choisi dans le document officiel, aurait lieu à quelques kilomètres de Gudow, un village de Basse-Saxe à la frontière des deux Allemagnes, dans le «no man’s land» qui les tient séparées. Un très petit village où il n’y avait pas d’hôtel pour recevoir les femmes et les enfants. Les habitants avaient été mis au courant et avaient ouvert leurs portes. On avait dormi où on pouvait, dans les familles qui possédaient une chambre libre. Les femmes et les enfants étaient réunis dans la plus grande.

La lettre précisait que chaque épouse pouvait être accompagnée d’un parent. Rosamunde Hopke avait longuement hésité à emmener Wilfried, son fils, bien qu’elle le traitât comme un adulte et qu’elle n’eût que lui. Puis elle avait eu peur de le laisser, beaucoup plus que d’être seule. Les deux autres aussi avaient choisi un de leurs fils.

La veuve chez qui elles logèrent avait certainement dû connaître le nom de chacune d’elles que la radio et les journaux d’alors disaient souvent, et l’avait conservé en mémoire. Pourtant, sans avoir eu besoin de s’accorder, elles ne se nommèrent pas. Pour les mêmes raisons sans doute, la veuve ne demanda rien. Dans la chambre, les femmes parlèrent entre elles, et les fils couchèrent à leur place dans les lits. Ils avaient entre onze et quinze ans. Tous les trois maigres et peu bavards. La veuve frappa à l’heure dite : tous se tenaient prêts. Elle offrit du pain, du beurre et du jambon cru, en disant : «Maintenant, les temps sont meilleurs, nicht war ?» Les femmes la remercièrent et mais elles ne purent que boire le thé qui allait avec. Les enfants avalèrent quelques bouchées. Le jambon avait goût de fumée.

Elles attendirent longtemps les voitures, chacune sortant après l’autre sur le seuil pour guetter dans le froid piquant de la nuit qui annonçait l’hiver. Les officiels et les chauffeurs avaient dormi dans les deux autres maisons, en contrebas du village. Ils les firent monter avec un respect gêné. Il semblait davantage qu’on allât sur le lieu d’une condamnation que sur celui de sa levée. Tout le monde tenait dans deux voitures noires, et une autre plus grande dont l’arrière avait été aménagé pour recevoir trois rangs de sièges. On s’arrêta à la frontière de l’Ouest. Au-delà, l’étendue vide, le poste frontière opposé, et bientôt un attroupement que l’on scruta à la jumelle. Personne ne parlait sauf pour dire l’heure.

De l’autre côté, à l’autre bout de l’Europe fracturée, les hommes avaient d’abord été mis dans le train, séparément. Un camion les attendait dans la gare où ils étaient arrivés l’un après l’autre. Depuis, ils voyageaient sans faire d’étapes, du moins sans s’apercevoir qu’ils en faisaient : ils restaient dans le camion bâché, enroulés dans des couvertures. Le chauffeur s’arrêtait à l’abri d’un hangar ou d’un auvent et il allait dormir, les laissant plusieurs heures sans garde. Avant, il les faisait descendre pour qu’ils ne souillent pas l’intérieur du camion. Huit jours, dix jours, difficile à dire. Tout le voyage, ils avaient peu parlé. Ils se rendaient compte mais ils ne trouvaient pas de mots et ils n’en éprouvaient pas la nécessité. Après Stalingrad, ils n’avaient pas été internés ensemble et ils ne s’étaient revus que là à l’arrière du camion. Au début, le chauffeur avait été accompagné, sans doute par un fonctionnaire de police. Il s’était arrêté dans la première grande ville. On avait attendu plusieurs heures. Personne n’était venu le remplacer. Il avait dû faire son rapport et dire que ce n’était pas la peine. Le camion avait continué sa route, le chauffeur seul avec ses trois prisonniers. Voilà tout ce que j’ai jamais pu savoir de ce voyage.

Les femmes s’étaient retrouvées à Hanovre, puis elles avaient été transportées dans les voitures noires. Dans les deux jours que dura ce moment de leur histoire, elles se lièrent, ou plutôt, à ce qu’elles avaient vécu de semblable, elles reconnurent qu’elles étaient liées déjà. Deux s’étaient rencontrées à Berchtesgaden. Pourtant, après ce grand ébranlement vers lequel elles roulaient, elles ne se revirent jamais.

À l’heure dite, trois silhouettes se détachèrent et au bout de quelques instants, parurent avancer dans le brouillard encore sombre. Trois humains, identifiables à ce qu’ils étaient debout. Ils marchaient d’un pas également indécis qui n’aurait permis d’en reconnaître aucun, sous le regard croisé des jumelles que l’on pointait sur eux. Ils ne donnaient pas l’impression de savoir où ils allaient et encore moins de se hâter. Ils marchaient droit devant comme on leur avait dit. Après cinq minutes, peut-être plus, peut-être moins, ils traversèrent une ligne imaginaire, et du haut d’un mirador, on entendit un long coup de sifflet. Aucun ne leva la tête. Un des Allemands dit aux femmes : «Ça y est». Wilfried Hopke eut envie de demander qu’est-ce qui y était, mais le silence était si fort sur toute l’étendue de l’aube, qu’il n’osa pas le déranger une fois encore, comme le sifflement l’avait fait.

De part et d’autre de la frontière, les deux groupes ne bougeaient pas. Il n’y avait que ces trois silhouettes qui paraissaient ramer. En y repensant, j’ai curieusement l’impression que si un seul de ceux qui les observaient de loin avait fait un pas, le silence aurait été déchiré à jamais, les sirènes puis les bombes auraient recommencé à enflammer le ciel.

Les trois hommes continuaient à avancer au rythme hésitant d’une mécanique en fin de course, usée. Tous barbus, informes, l’air de mannequins ficelés à la taille et aux genoux dans des vêtements mal identifiables. Tous avec le même visage gris, perdu, noyé dans le gris de la barbe et des cheveux rapidement coupés au-dessus des oreilles. Des bottes molles, éculées, dépareillées. Une grande blouse sans couleur, serrée aux poignets et à la taille, comme les bottes étaient serrées au-dessous du genou.

Les hommes étaient maintenant tout proches. Instinctivement, ils s’arrêtèrent à deux ou trois mètres du groupe. Pendant quelques instants, tout ce qui vivait sur ce morceau de la surface terrestre parut figé, en suspens. Le jour était levé et une lumière blanche, presque minérale, éclairait l’ensemble. Un des officiels allemands avança un peu, très peu, et fit signe aux familles qui étaient restées en retrait à côté de la voiture aménagée en autocar. Personne ne bougea. On vit alors avancer les trois fantômes de moujiks. Ils ne purent faire qu’un pas et de nouveau, ils s’interrompirent, je pourrais presque dire ils s’interrompirent de vivre, tant ils paraissaient hors du temps et de tout ce qui avait lieu autour d’eux. Les yeux s’écarquillaient d’un côté, restaient hagard de l’autre. Personne ne reconnut personne. Les hommes avaient trop changé et ils étaient trop épuisés pour fixer leur attention. On sentit qu’il fallait faire quelque chose parce que les enfants ou les femmes allaient se mettre à crier. Le chef de la délégation sortit une lettre de l’intérieur de son manteau. Il la déplia devant lui pour gagner du temps, mais il n’eut pas besoin de la lire, il ne connaissait que trop bien les trois noms. D’une voix défigurée qu’il essayait de rendre forte mais qui se cassait après chacun, il appela, Dr Arnim von Rathenow !
Une main de femme s’avança et retomba. L’homme resta sur place.
Colonel Herbert Hoffmann !
L’homme, cette fois, devança son nom et se posta en face de la voisine de Rosamunde Hopke, sans vraiment la voir, semblait-il. Le plus jeune des enfants se mit à pleurer presque silencieusement, comme s’il était seul dans une chambre et pleurait pour lui-même. Personne ne se touchait, ni ne se disait rient.
Et dans un dernier effort, bien que ce fût maintenant inutile, l’Allemand prononça presque tout bas :
Général Hopke ! Ma mère avança, droite, et brutalement tomba évanouie à ses pieds. Au moment de mourir, il y a quelques mois, elle se le reprochait encore.
Et ce bel Allemand qui est mon ami, et qu’à son air de santé et de satisfaction je n’avais cru capable de porter aucune sorte de deuil, interrompit son récit. Nous sommes restés en silence un moment, assis côte à côte à la crête de la dune. Le jour montait et nous chauffait les épaules. L’océan et le ciel perdaient cette pâleur particulière, poudrée, qui les voile le matin, même au coeur de l’été. En se relevant, il me tendit la main et ajouta :
C’est la première fois… Jamais je n’avais pu raconter cela… Je veux dire : comme une histoire à l’intérieur de l’histoire. Peut être fallait-il tout ce temps, et que je vienne là…
Nous reprenions notre marche. Devant nous, un peu plus bas, sur le pan de ciment d’un blockhaus écroulé que l’Atlantique arrachait chaque année un peu plus à la dune, je vis une inscription nouvelle, en deux lignes. L’une en caractères d’importance moyenne, Baden Verboten, l’autre en lettres immenses, tenant presque toute la hauteur de ce morceau de blockhaus éclaté, LEBENSGEFAHR, « danger de mort », mais la langue allemande dit «danger de vie» et même la similitude de sens de ces formules opposées me mit à la bouche un goût de dérision.

Graffiti…

Graffiti…
Salima Arbani

Salima Arbani
(c) Salima Arbani

Salima Arbani
(©) Salima Arbani

Salima Arbani
(©) Salima Arbani

Salima Arbani est née au Maroc. Elle est peintre. Elle a suivi des études d’arts plastiques en France. Elle a participé au Festival d’Art Vidéo de Casablanca pour la projection de films expérimentaux. Phaéton reproduit les trois dessins à l’encre exécutés sur le vif.
… Fzz, série de trois moustiques.