Les Déchirures

Les Déchirures
Henri Zalamansky
Henri Zalamansky est agrégé de Lettres modernes et docteur en sociologie littéraire. Il a enseigné à l’Université de Bordeaux – Montaigne jusqu’en 2004. Sa motivation fut toujours de susciter chez ses étudiants le désir d’écrire. Il est l’auteur d’un essai sur Rothko, intitulé Le Passage, aux éditions William Blake & Co, et de deux recueils de textes consacrés à des peintres, Une Braise encore… (Jean Minaberry) et Pâquette (William Blake & C°). Ce poème, Les Déchirures, a été écrit en 2012 pour accompagner un travail d’Abdelkrim Srhiri, artiste-plasticien.

Au village de mon enfance
claquaient des draps de lumière
dans l’insouciance du soleil.
Ces bannières joyeuses de plein vent,
la vie les a peu à peu déchirées.
Restent les guenilles trouées
où les cauchemars s’engouffrent.
Les brebis laissent aux clôtures un peu de laine…
Le troupeau des rêves de l’enfance
s’écorche les chairs aux pointes du réel.

Trop de peurs viennent tuer les hommes
dans les barbelés de la haine,
trop de souffrance… On les humilie,
on les fracasse pour un rien, on leur refuse
un bout de pain, une bouchée de nuit.
Qu’ils trouvent refuge sous ma tente nomade,
sous mes frêles assemblages de branches et de prières.
Pour eux mon offrande de fer et de sisal.
Qu’elle desserre le garot de chanvre
et délivre leur âme martyrisée.

J’ai délié les noeuds de la torture,
j’ai bâti l’arche de mes paroles
pour abriter du déluge les rêves enchainés.
Et voici que mon encre entoure la vieille blessure
d’un fil apaisé de silence.
Pour le sang, pour les sanglots,
pour ta peine infinie, mon frère,
j’assemble les reposoirs de mes vocables,
comme l’écolier sur ses cahiers
ses mots d’azur et de patience.

il a franchi la ligne…

il a franchi la ligne…
Dany Vinet

Dany Vinet, membre de l’association du Moulin de Poésie de Saintes, préside depuis 2009 la revue l’Atelier De poésie de Cognac. L’Atelier édite une anthologie annuelle. Dany Vinet est l’auteur de Coeur de terre, un recueil paru en 2010 (éd. de l’Atlantique).

il a franchi la ligne…
la ligne blanche
la ligne continue

… celle de la vie
suspendu à ce trait d’union
entre rêve et réalité
entre règle et désir
d’enfreindre

il a franchi la ligne…
la ligne de l’espoir
la ligne de conduite

… celle de l’horizon
flagrant délit
passage éclair
délire de jeunesse
d’une étoile filante
foudroyée en plein vol
cristal brisé éclaté
dans l’ivresse d’un jour
plein de promesse

il a franchi la ligne…
… à l’arrivée

Un coup de vent a forcé le figuier…

Un coup de vent a forcé le figuier…
Florence Vanoli

Florence Vanoli est poète, auteure de théâtre et performeuse.
Depuis 2003, elle mène pour Mots et Merveilles (association bordelaise) de nombreux projets artistiques à partir des ateliers d’écriture qu’elle anime auprès de tout public (Éducation Nationale, hôpitaux, médiathèques, prisons…)
Sa poésie est publiée en bilingue espagnol chez Arte Activo et son théâtre aux Éditions Moires.
Ce poème est un extrait du recueil Hier l’oiseau veuve
© Arte Activo 2008.

Un coup de vent a forcé le figuier Una ráfaga de viento se adueñó de la higueraleft
et la branche où dieu s’est pendu a cassé y la rama en la que dios se ahorcó se a quebrado
j’ai traversé un village par la rue du dehors atravesé un pueblo por la calle de afuera
sans savoir que tu étais là dans la rue d’à côté sin saber que tú estabas en la calle de al lado
poème chiffonné sur la bière et la fumée poema con arraguas de cerveza de humo
de langue à langue de lengua a lengua
vite urgente
palpant la vie plus que le mot palpando la vida más que la palabra
en remontant la rue intérieure y al subir por la calle interior
j’ai reconnu une porte mal fermée puede ver una puerta mal cerrada
et ton nom est entré y tu nombre la traspasó

Souvenirs-le coeur

Souvenirs-le coeur
Bernard Sesé

Bernard Sesé a été professeur de littérature espagnole à l’Université de Rabat puis à la Sorbonne. Il est également psychologue clinicien. Il est membre correspondant de la Real Academia Española, fondateur de la collection Ibériques des éditions Corti, ancien directeur de la collection Biographies aux éditions Desclée de Brouwer. Il est également membre du comité de rédaction de la Revue Sigila. Ses travaux de recherche et ses publications portent essentiellement sur les écrivains spirituels et mystiques de la Renaissance en Espagne et sur la poésie espagnole moderne et contemporaine. Il a composé plusieurs recueils de poésies dont Discipline de l’Arcane (Arfuyen, préface de J.A Séabra).
Le poème présenté ici débute par un vers de Catherine Pozzi. Il est une composition d’après le tableau intitulé Souvenirs ou Le coeur de l’artiste-peintre mexicaine, Frida Kahlo.
… mon plus terrestre bien perdu pour l’ infini… (Catherine Pozzi)

écriture / escritura

écriture / escritura
Angela Serna, traduction Stéphane Moëns

Angela Serna enseigne la littérature française à l’université de Vitória (Vitoria- Gasteiz). Fondatrice et directrice de la revue Texturas consacrée à la poésie visuelle, elle a publié une dizaine de recueils de poésies.

Pain d’épices et mal de mer

Pain d’épices et mal de mer
Benoît Rivera

Benoît Rivera est l’un des fondateurs de la revue de création [sik].

Pain d’épices

Le pain d’épices est de la pâte à vieilles filles ; tout croûté, tout sidéré
dans un pot élimé. Comme le coeur épicé de frustres haines, grandies à
l’ombre et bien au chaud. Il faut toujours goutter pour savoir… mais on
ne goutte guère les vieilles filles. C’est pourtant si bon le pain d’épices.

Mal de mer

Mon coeur est un bateau bien calfaté, qui tire à courte veine jusqu’à la
bouche, jusqu’à tout-trou… Les trous d’air ? C’est en avion non ? Et les
« trous du cul » ? Pour les enfants ?… Les nuages sont des boules et les
enfants des tueurs de temps ! Non…. mon coeur est un bateau, le poulpe
de mon corps dissout… dissout comme un gâteau qui coule.

Rêves en bakélite

Rêves en bakélite
Jean Renoux

Jean Renoux est professeur d’histoire et écrivain. Il est l’un des fondateurs de la revue de création [sik].

Rue de l’entre-deux guerres
où trône un sanatorium
de fer et de verre

Mes rêves en bakélite sont très « art-déco »

Rue de l’entre-deux guerres
où je m’alite sous les cages
de fer et de verre

Mon chemin de traverse est mon ex aequo

Mon ego ex cathedra crie d’une cage
Des mots que je ne comprends pas à la page
Des derniers vers d’un amant qui rit de rage

Rue de l’entre-deux guerres
où scintillent des éclats
de rire de fer et de verre

Une vitre brisée sur une rue rouillée

Traces

Traces
Gilles Picqué

Gilles Piquet est l’auteur de Vertigo (2004), Vous …émois (La part des anges, 2008) et Dans l’ herbe sage (Des couleurs et des mots, 2009) trois recueils de poèmes qui accompagnent les oeuvres de l’artiste peintre Cathy Schein avec laquelle il a fondé la maison d’édition Des couleurs et des mots.

… des empreintes au sol
un doigt sur la surface de la mousse au chocolat
le mariage d’une perle de rosée et d’une larme sur une feuille d’ortie
un arc-en-ciel fugace sur une route de vacances
l’ombre chinoise d’une marionnette
un cercle de jeunes danseurs
une pointe de sel sur une nuque
deux prénoms gravés sur un tronc d’arbre
un coeur sur le sable
l’éveil des sens interdits
une tache de vin rouge sur une nappe blanche d’un déjeuner sur l’herbe
de l’été
un échange de regards fiévreux et furtifs
le geste large d’un pinceau chargé d’encre
une traînée de nuage d’avion dans le ciel
des sourires aux anges
les sinuosités d’un chemin de montagne
le parfum des cèpes fraichement arrachés à l’humus
une histoire drôle à lire et raconter
des copeaux rabotés par des menuisiers sur une toile
un tag sur la poussière d’un capot
les échos de quelques cris passés
un trou d’obus dans la forêt
des pas lourds dans l’argile
les traits tirés par l’absence
un air oublié qui surgit à bon escient
des timides et belles phrases se voilant sous de futiles pensées
l’ombre de moi-même
l’écume des rêves des jours
trois gouttes de sang sur la neige
le souvenir de la saveur d’un baiser
un petit pas sur la Lune et un grand par pour l’Homme
… et moi… je laisserai… ces mots sur la page prête à
fondre

Ça va mal aux pôles

Ça va mal aux pôles
Luc Montanari

Luc Montanari est un infatigable voyageur. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Nous étions quelques humains , Le livre du destin (Fura Tena) et Quatre nouvelles (Machin). La seconde mort, La cubaine qui dansait, Le rêve Kaminski, Chartrons blues sont publiés aux éditions du Greffier.

ça va mal au Pôle Nord
la glace fond
la viande et le poisson manquent
les tribus nomades disparaissent
on ne cherche que du pétrole
on ne cherche que du pétrole
les tribus nomades disparaissent
la viande et le poisson manquent
la glace fond
ça va mal au Pôle Sud

Méchoui ou navarin ?

Méchoui ou navarin ?
Andrée Marik
Marik est le surnom de La poétesse des Charentes, Andrée Descamp, fondatrice de l’Académie d’Angoumois, du Moulin de poésie à Saintes et de la belle revue l’Atelier de Poésie de Cognac. Elle est l’auteur de Destin (son premier recueil en 1947), Poèmes jusqu’au dernier mur, une Anthologie de poèmes charentais préfacée par Claude Roy, Point-virgule, Le passant vertical, Jardins suspendus, Mer-océan, Douce-amère, Mine de Rien, illustré par Cathy Schein. Andrée Marik est citoyenne d’honneur de la Ville de Cognac. Lorsque la poétesse écrit Méchoui ou navarin ?, elle a 96 ans… et a gardé toute la gourmandise de sa langue, sa joie de vivre et son humour…

moutons de Ouarzazate
au pré d’herbe rase
torturé de cailloux

moutons de Zagora
broutant le sable en fusion
au seuil du désert

je pense à vous…

quand juin en Pyrénées
comble d’eau et de pacage
vos frères des estives

l’instinct gourmet excite
les papilles de ma langue
gourmande…

méchoui ou navarin ?

Nuits presque blanches

Nuits presque blanches
Madeleine Lenoble
Madeleine Lenoble dirige depuis 2002 les éditions Le Serpolet. Elle est l’auteur de nombreux recueils de poésie ou de nouvelles… Elle a obtenu, en 2002, le Prix ARDUA et en 2008, celui de la Société Culturelle Les Amis de la Poésie de Bergerac. Ce poème est extrait du recueil Le temps retenu (Éd. Fédérop, 1996).

Désir et douceur. Nuits presque blanches.

Matins comme papier froissé. Épaule tendre pour se blottir. Le temps
s’effiloche. Tu viens me visiter dans un village écrasé de soleil et nous
entrons dans le patio aux fontaines fraîches. Nos pieds laissent une trace
sur les précieuses mosaïques, comme un halo aussitôt effacé.

Rêves en couleur. Une barque sans rame, sans moteur, sans voile, traversant
le fleuve et ses ponts détruits. Une barque où je suis la femme en
robe indigo.

Le moine dans un champ de fleurs

Le moine dans un champ de fleurs
Marie Laugery

Marie Laugery est correspondante pour l’Aquitaine de la Société des Poètes Français et publie aux éditions Le solitaire. À l’aube du vent (2008) et Lumières (2009) ont obtenu le Prix ARDUA 2010 (Association Régionale des Diplômés d’Université d’Aquitaine). Ses deux derniers recueils sont Bleu, planète (2011) et Il reste un peu de ciel (2013). Ce poème est un hommage au philosophe et moine Giordano Bruno.

«Les flammes des bûchers ont-elles allumé
les étoiles du grand pardon ? »

Il avait vu plus loin que l’Italie
plus haut qu’un plafond étoilé
voûte immobile dans la nuit
où son temps avançait
prisonnier
le regard voilé de chimères
Il avait des moissons
des floraisons d’avance
Égarée dans l’immense
il avait dit la Terre
d’autres terres
le ciel est plus grand que son reflet
Il avait vu l’invisible des mondes infinis
l’incréé
l’im-pensé l’impossible

Il avait des années
des lumières d’avance

Le moine a péri dans un champ de fleurs

ses yeux bouton-d’or
nous éclairent
encore

écoute ! viens !

écoute ! viens !
Pierre Landete (voir biographie).

Le poète parle au poème. « écoute ! viens ! »… et, s’il puise dans ce qui a été, sans cesse il doit réinventer, tourner le regard. Sur ce qui lui reste à faire, le poète ne sait rien. Jamais. Alors, le poème, qui est en lui, vient. Voilà tout. Avec toutes les libertés. Écrire, est là ; c’est la vie.

écoute !
la mer s’est tue
comme le vent
mais au fond de mon âme
ne se tait pas la peine
je brûle à me figer
comme un coeur
lourd et arraché
écoute !
la mer s’est tue
de ton silence
viens !

profonde caresse
du froid qui entre
dans mes os
corps poreux pulpe fluide
vertige au bord
des vides sans fin
creusés dans l’air
ossements
tunnels gras sans issue
heurtés sur les jonctions

écoute !
le vent reprend
tremble la mer
et vibre l’onde
viens ! corps fluide
au bord du gouffre
étreignons-nous
et dans l’air
jetons les ancres
de nos vides
écoute ! viens !

Oratoire en Limousin

Oratoire en Limousin
Franck Lafossas

Franck Lafossas, originaire de Limoges, est magistrat. En 2000, il a publié une Anthologie poétique (Arts et Lettres de France). Il est l’auteur aux éditions Les Dossiers d’Aquitaine notamment de : Les Fantômes de Pompéi (2000), Pline l’Ancien, Le Testament de Pompéi (2003) et Oratorio pour Oradour (2001) dont il a cédé ses droits d’auteur à l’Association nationale des familles des martyrs d’Oradour-sur-Glane. Pour ce recueil, depuis édité également en anglais et en allemand, il avait obtenu le prix de fondation de la Société des poètes français en 1997.

Je voudrais vous parler un peu de ma campagne,
Et par ces quelques vers qu’une peine accompagne,
Vous dire : il faisait bon de vivre en mon pays,
Quand tous les habitants en ont été trahis …

Ici, l’on monte aux Cieux (1) dès cinq cent quinze mètres
Où sur les Monts de Blond déjà poussent les hêtres.
N’y cherchez pas pour cause un accent du midi,
Il ne s’y dit peuchère, et tout juste pardi…

N’y trouvez que l’écho d’un très doux paysage,
Où l’absence d’excès rend l’habitant plus sage,
Mais dont le sol est pauvre, exige un dur labeur,
Et tôt nous habitue à travailler sans peur.

Ma terre est en prairie, en vallon, en colline,
La Glane est sa rivière ondoyante et câline,
Elle inspira Corot pour des scènes de nu
Et sa rive prend feu dès l’automne venu.

Notre arbre est le sapin, le châtaignier, le chêne,
L’érable et le bouleau. Dès septembre, une chaîne
D’ocres maillons couronne au front cette forêt ;
Quelques troncs blancs, du vert, en soulignent l’effet.

L’eau coule en toutes parts. Il se dit “mille vaches
Pourraient s’en abreuvoir…” On fait des élevages
Qu’en petite montagne on peut apercevoir.

La nature a donné, l’homme a su recevoir.
Sur les monts d’alentour tintent mille clarines
N’appelant un berger. Ces petites cousines
De la cloche du bourg ont toutes fait serment
De garder la mémoire, ainsi, continûment…

Et dans chaque pâture, et toute la journée,
Les enfants d’Oradour ont cette destinée
Que le feu, qui fondit leur chair avec l’airain,
Les fait renaître à nous dans ce chant : leur parrain.

L’oradour, en patois, est un lieu de prières :
Oratoire impromptu dans un trou de bruyères…
Comprenez qu’approchant les ruines des maisons
Ce poème souvent s’achève en oraisons…

(1) petit village derrière Oradour

Zaytûn

Zaytûn
Francis Julienpont
Francis Julienpont est l’auteur de plusieurs recueils de poésies : Les carrefours illogiques (La clef des monts, 1970), Matin, sérénité, bonheur (P.U. 1972) et, plus récemment aux éditions L’Ire des marges, Plains regards en 2013 et Moment des renouées en 2014. Ce poème, regard aigu sur un monde qu’il parcoure en voyageur infatigable, est extrait de son dernier recueil.

Zaytûn
Les oliviers
se nouent aux myrtes pour survivre
cherchant la source éparpillée
par la chevauchée des collines…

Palestine
le jasmin monte courageux
aux murs de honte inavouée
les femmes cueillent avec la fleur
la laine prise aux barbelés…

Palestine
Les oliviers longent la faille
les vieilles terres écartelées
le luth expire au sable aride
des rives mères espérées
et ce nom tinte Palestine
comme une très ancienne monnaie
et ce nom luit au grand cyprès
comme une lune réveillée…

Palestine
Les oliviers ont la mémoire de leurs peuples
de leurs amours déracinées
au versant ocre de la pierre
au cours craintif de la vallée
quand il se risquent à la frontière
à chuchoter la liberté.