Le métis Crunet

Le métis Crunet
En attendant le vote des bêtes sauvages, Le Seuil, 1998.
Veillée II «une pirogue n’est jamais trop grande pour chavirer», extrait.
Ahmadou Kourouma (1927-2003 )

L’Ivoirien, d’origine malinké, Ahmadou Kourouma est un génie de la littérature. Il est notamment l’auteur de : Soleils des Indépendances (1968), Le diseur de vérité (1972, pièce de théâtre censurée en Côte d’Ivoire), Monnè, outrages et défis (1990), Yacouba, chasseur africain (1998), Allah n’est pas obligé (2000, prix Renaudot, prix Goncourt des lycéens et prix Amerigo-Vespucci), Paroles de griots (2003, avec Ousmane Sow), Quand on refuse on dit non (roman inachevé, 2004). Poète engagé, il connu la prison et l’exil… Lorsqu’en 2002, juste avant sa mort, la guerre civile éclate en Côte d’Ivoire, il prend position contre l’ivoirité. Avec son roman, En attendant le vote des bêtes sauvages (prix du Livre Inter), il lie poésie et récit historique en dressant le portrait de plusieurs dictateurs africains dont Houphouët-Boigny, Bokassa, Mobutu, Sékou Touré, Gnassingbé Eyadema, Hassan II… Ce conte est avant tout militant. Kourouma y dénonce toutes les pratiques machiavéliques des dirigeants africains. Le métis Crunet, adepte de la pensée colonialiste, n’est autre que la caricature de Nicolas Grunitzky (1913-1969), deuxième Président du Togo, né d’un père allemand et d’une togolaise…

(…) quatre chefs se partagèrent le pouvoir. Chacun eut une part ; chacun convoitait la totalité et croyait à sa chance de l’acquérir ; à chacun, les devins et les marabouts avaient fait croire qu’il était prédestiné à devenir Président à vie de la République. Il y avait d’abord le Capitaine Koyaga (…) en second lieu le Colonel Ledjo (…). Il y avait Tima (…). Il y avait enfin le métis Crunet… Quand tu rencontres un mulâtre, tu es en face d’un homme malheureux de ne pas être un Blanc, mais heureux de ne pas être un Noir. La vie est toujours douloureuse pour les gens qui aiment ceux qui les excluent et méprisent ceux qui les acceptent. J.-L. Crunet était un mulâtre. Mais un mulâtre chanceux qui vécut sa prime jeunesse dans la malchance et la damnation du colonisé et la presque totalité de sa vie dans l’opulence et l’arrogance du Blanc colonisateur.

Un jour, un garde-cercle vigilant vit arriver des garnements au bord d’un marigot. Ils étaient quatre. Tous les quatre pieds nus et morveux. Tous les quatre également noirs de crasse comme des mouches. Ils se jetèrent à l’eau. Le garde-cercle avec surprise constata que le quatrième garçonnet devenait blanc quand il plongeait et se lavait, de plus en plus blanc au fur et à mesure qu’il replongeait et se relavait. Il s’en approcha et vérifia que le garnement n’était ni albinos ni Maure ou Peul, mais un Blanc, un vrai Blanc. Le consciencieux garde-cercle ne put se contenir, courut jusqu’à la résidence du commandant blanc, appliqua un parfait salut militaire et bien qu’essoufflé informa le chef de la subdivision de sa découverte. Le commandant sur-le-champ manda le chef du village, l’interprète, la mère et son galopin. Il fut demandé à la jeune femme de relever devant toutes les notabilités de la ville le nom du pays lointain où elle s’était dévoyée jusqu’à porter au dos un petit métis.

La mère, tremblant de peur, expliqua qu’elle n’avait jamais quitté les collines mais rappela que, lors de la dernière rébellion des montagnards nus du Nord, un détachement de passage commandé par un lieutenant blanc avait bivouaqué des semaines dans le pays. En raison de sa beauté et de sa virginité, elle avait été chargée de préparer l’eau chaude pour le lieutenant blanc et de savonner le dos de l’officier au cours de ses bains de nuit et de lever. Elle lava et relava nuit et jour le dos de son Blanc et ne se limita qu’à cette tâche. Quelle ne fut pas sa surprise de constater quelques semaines seulement après le départ du détachement qu’elle portait bel et bien une grossesse. Tout le monde convint de la vérité historique du séjour dans le pays d’une compagnie de tirailleurs commandée par un lieutenant blanc.

L’administrateur blanc du cercle des collines se fâcha, réprimanda et menaça tout le monde : l’interprète, les chefs de canton, du village, de la tribu et la jeune mère. Les indigènes n’avaient pas le droit de dissimuler et d’élever un mulâtre dans leurs insalubres cases. Il le leur avait plusieurs fois expliqué. Un mulâtre est un demi-Blanc donc pas un Nègre. Dès le lendemain, l’enfant fut arraché à sa mère et, sous bonne escorte, envoyé au foyer de métis de la capitale de la colonie où on le savonna plusieurs fois, le chaussa, l’habilla, le coiffa et l’envoya sur un banc. Il fut heureux et se révéla intelligent, travailleur et encore chanceux. Très chanceux. Un matin, pendant la récréation, toute l’école se mit à l’appeler, à le rechercher. Il se rendit accompagné d’une foule de camarades au bureau du directeur du foyer. Le directeur le félicita et lui annonça son départ pour la métropole par le prochain bateau…

Sa grand-mère de France, une vieille rombière, avait découvert en relisant les carnets de route de son fils éliminé par la fièvre jaune qu’elle avait un petit-enfant parmi les sauvages de la brousse africaine. Il me faut vite le récupérer pour que les cannibales ne me le dévorent pas, s’écria-t-elle en pleurant. Elle était riche, puissante financièrement et politiquement. Sans perdre une minute, elle s’en alla successivement aux ministères de la Guerre et des Colonies. Les gouverneurs et tous les administrateurs des colonies furent mobilisés, tout fut mis en oeuvre ; le petit métis fut déniché. La vieille l’aimait avant de l’avoir vu ; elle l’aima quand elle l’accueillit et le pratiqua. C’était un mignon de garçon à qui on fit perdre immédiatement ses noms imprononçables nègres de Dahonton N’kongloberi et qu’on baptisa de ceux civilisés et catholiques de Jean-Louis Crunet.

J.-L. Crunet ne se révéla pas seulement un bon catholique croyant et pratiquant, mais un authentique Crunet. Un Crunet dans les veines duquel n’aurait jamais coulé la moindre goutte de sang colonisé. Il franchit comme un plaisir tous les obstacles qui sont proposés, pour les éprouver, aux futurs dirigeants de la France éternelle. Brillamment il réussit aux concours communs aux grandes écoles et entre toutes, comme tout bon Crunet, il préféra l’École Polytechnique. Et après sa classe dans la cavalerie entra à l’École des ponts et chaussées. En France métropolitaine, il se comporta socialement et moralement comme un Crunet jusqu’à quarante ans. Au-delà de la quarantaine, ce furent les séquelles de ses ascendances nègres qui surgirent et eurent le dessus. L’appel du sang est assurément irrésistible, on ne fait jamais d’une hyène un mouton. À la surprise de tous les Crunet, Jean-Louis commença à s’adonner aux jeux, à tromper sa femme qu’il aimait pourtant. Celle-ci obtint la séparation. Pour noyer son dépit amoureux, il fréquenta Pigalle où il s’enticha d’une Négresse aussi sensuelle, aguicheuse et sex-appeal que Joséphine Baker. Il se perdit dans l’alcool et les stupéfiants. D’un tournemain, il dilapida la fortune que lui avait léguée sa grand-mère. Rejeté par sa race et son milieu, il se souvint de son ascendance nègre, se présenta au ministère des Colonies publiquement et à haute voix déclara assumer pleinement sa négritude. Le ministre l’affecta dans son pays natal. À son débarquement, tous les Noirs de la colonie, fiers de posséder un polytechnicien au sein de leur race, l’accueillirent avec des tam-tams et des danses lubriques. La fête fut si spontanée, colorée, enthousiaste, grandiose et belle qu’elle donna une idée au gouverneur de la colonie. Le gouverneur depuis trois mois cherchait sans résultat un cadre, un responsable crédible parmi les intellectuels et personnalités nègres qui ne serait ni révolutionnaire ni anticolonialiste. Il lui fallait cet indigène instruit pour les prochaines législatives. Il voulait en faire le candidat pour lequel l’administration coloniale pourrait truquer les élections et faire échouer le favori nationaliste en se prévalant sans cesse de ses diplômes.

La colombe poignardée et le jet d’eau

La colombe poignardée et le jet d’eau
Guillaume de Kostrowitsky dit Guillaume Apollinaire

La colombe…d’Apollinaire est une élégie moderne, un poème objet : amours perdues et amis dispersés dont les noms se mélancolisent, pour dire l’horreur de la guerre. Ce travail poétique, repris de nos jours, sous le nom de poésie graphique, est un courant littéraire contemporain à part entière, très engagé et inventif.

La colombe poignardee et le jet d’encre

Le temps des cerises

Le temps des cerises
Jean-Baptiste Clément (1836-1903)

Cette romance composée en 1867 de manière anodine connut un succès sans précédent dès 1871 car elle devint l’hymne (sur une musique d’Antoine Renard, 1825-1872) des insurgés lors de la Semaine sanglante qui marqua la fin de la Commune. Le Montmartrois Jean-Baptiste Clément dédia son texte à une infirmière- ambulancière morte sur une barricade Rue Saint Maur alors qu’elle soignait les blessés. Avec elle, la Commune mourut aussi… Depuis 1945, cette chanson est interprétée par les plus grands artistes dont Charles Trenet, Yves Montand, Cora Vaucaire, Juliette Gréco, Barbara Hendricks et le Groupe Zebda…

Quand nous chanterons le temps des cerises,
Et gai rossignol et merle moqueur
Seront tous en fête !
Les belles auront la folie en tête
Et les amoureux du soleil au coeur !
Quand nous chanterons le temps des cerises
Sifflera bien mieux le merle moqueur !

Mais il est bien court, le temps des cerises
Où l’on s’en va deux cueillir en rêvant
Des pendants d’oreilles…
Cerises d’amour, aux robes pareilles
Tombant sous la feuille en gouttes de sang…
Mais il est bien court le temps des cerises
Pendants de corail qu’on cueille en rêvant !

Quand vous en serez au temps des cerises
Si vous avez peur des chagrins d’amour,
Évitez les belles !
Moi qui ne crains pas les peines cruelles
Je ne vivrai point sans souffrir un jour…
Quand vous en serez au temps des cerises
Vous aurez aussi des peines d’amour !

J’aimerai toujours le temps des cerises,

C’est de ce temps-là que je garde au coeur
Une plaie ouverte !
Et Dame Fortune en m’étant offerte
Ne saurait jamais calmer ma douleur…

J’aimerai toujours le temps des cerises
Et le souvenir que je garde au coeur !

Les Canuts

Les Canuts
Aristide Bruant (1851-1925)

Huit siècles après La complainte des tisseuses de soie de Chrétien de Troyes, Le Chant des canuts, écrit en 1894, exalte la révolte des ouvriers tisserands lyonnais, ceux dont les grandes luttes du XIXe siècle inaugurèrent l’organisation et la lutte de la classe ouvrière française naissante. On reliera ce texte à la romance composée en 1867 par Jean-Baptiste Clément Le temps des cerises.

Pour chanter Veni Creator
Il faut une chasuble d’or.
Pour chanter Veni Creator
Il faut une chasuble d’or.
Nous en tissons
Pour vous grands de l’Eglise,
Et nous pauvres canuts
N’avons pas de chemise.

C’est nous les canuts,
Nous allons tout nus.
C’est nous les canuts,
Nous allons tout nus.

Pour gouverner il faut avoir
Manteaux et rubans en sautoir.
Pour gouverner il faut avoir
Manteaux et rubans en sautoir.
Nous en tissons
Pour vous grands de la terre,
Et nous pauvres canuts
Sans drap on nous enterre.

C’est nous les canuts,
Nous allons tout nus.
C’est nous les canuts,
Nous allons tout nus.

Mais notre règne arrivera
Quand votre règne finira.
Mais notre règne arrivera
Quand votre règne finira.
Nous tisserons le linceul du vieux monde,
Et l’on entend déjà la révolte qui gronde.

C’est nous les canuts,
Nous n’irons plus nus !

La canaille

La canaille
Alexis Bouvier (1836-1892)

Cette chanson contestataire fut interprétée en 1870 par Rosa Bordas sur une musique de Joseph Dacier. La Bordas (Rosalie Martin) allait de places en squares, vêtue d’un lin blanc et flanquée d’une écharpe tricolore… Ses admirateurs disaient : «Elle a du coeur la gosse !»… et ses détracteurs : «Ça chante faux, ça durera pas !» Lorsqu’elle chantait La Marseillaise, elle s’enroulait lentement dans un drapeau tricolore. C’est elle qui, par son interprétation, permit aux paroles alors centenaires de Rouget de Lisle, de devenir définitivement, en 1879, l’hymne national de la France. Après La Marseillaise que lui avait chantée son grand-père, C’est d’ la canaille ! Eh ben ! J’en suis ! connut un immense succès…

Dans la vieille cité française
Existe une cité de fer,
Dont l’âme comme une fournaise
A de son feu bronzé la chair.
Tous ses fils naissent sur la paille,
Et pour palais n’ont qu’un taudis…
C’est la canaille !
………………………Eh bien ! J’en suis !

Ce n’est pas le pilier du bagne ;
C’est l’honnête homme dont la main
Par la plume ou le marteau gagne
En suant son morceau de pain.
C’est le père enfin qui travaille
Les jours et quelquefois les nuits.
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !

C’est l’artiste, c’est la bohème,
Qui sans souper rime rêveur
Un sonnet à celle qu’il aime,
Trompant l’estomac par le coeur.
C’est à crédit qu’il fait ripaille,
Qu’il loge et qu’il a des habits.
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !

C’est l’homme à la face terreuse
Au corps maigre, à l’oeil de hibou,
Au bras de fer, à main nerveuse,
Qui sortant d’on ne sait pas où
Toujours avec esprit vous raille
Se riant de votre mépris.
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !

C’est l’enfant que la destinée,
Force à rejeter ses haillons
Quand sonne sa vingtième année
Pour entrer dans nos bataillons.
Chair à canon de la bataille,
Toujours il succombe sans cris…
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !

Ils fredonnaient la Marseillaise,
Nos pères, ces vieux vagabonds
Attaquant en quatre-vingt-treize
Les bastilles dont les canons
Défendaient la vieille muraille…
Que de trembleurs ont dit depuis :
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !

Les uns travaillent par la plume
Le front dégarni de cheveux
Les autres martèlent l’enclume
Et se saoulent pour être heureux.
Car la misère en sa tenaille
Fait saigner leurs flancs amaigris…
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !

Enfin, c’est une armée immense
Vêtue en haillons, en sabots ;
Mais qu’aujourd’hui la vieille France
Les appelle sous ses drapeaux,
On les verra dans la mitraille…
Ils feront dire aux ennemis :
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !

Broussailles de la pensée

Broussailles de la pensée…
Xavier Forneret (1809-1884)
(extraits de Sans titre, aphorisme, 1838)

Xavier Forneret dit L’Homme noir ou L’inconnu du romantisme écrit en 1840 : les annales littéraires du XIXe siècle seront remplies d’une infinité de nom, excepté le mien ! Son style, que le Figaro qualifia d’excentrique, préfigure pourtant, avant Lautréamont, le surréalisme. Tel que l’énonce André Breton, il a créé une forme d’écriture du poème totalement inédite. Son art est de suggérer et, le lecteur, à chaque phrase, connait une sorte d’hypnose de courte durée. Sans doute se laissait-il guider par l’émotion. Forneret, d’origine bourgeoise et bourguignonne, vivait en excentrique, de noir vêtu, le jour dans une redingote funambulesque et la nuit, dormant dans un cercueil ! Cet artiste, incompris par son époque, ne se classe pas. Il resta isolé jusqu’à la fin de sa vie consacrée à la solitude et engagée à l’écriture. Le rêve conscient de Forneret nous montre que l’esprit du poète peut pénétrer chaque rêve. Forneret, poète engagé ? Un visionnaire incertain !

(…)
Cimetière est un mot qui calme la douleur
(…)
Un honnête homme est un fripon endimanché
(…)
Un parapluie ouvert est un beau ciel fermé
(…)
La propriétaire de la vie c’est la mort et l’oubli, son concierge
(…)
Le vent appelle l’arbre et l’arbre lui répond
(…)
La mort apprend à vivre aux gens incorrigibles
(…)
La bouche est le baiser ; c’est la fleur et l’abeille
(…)
Le bon sens et l’esprit sont l’épi et sa barbe
(…)
Les rêves sont seuls les réalités de la vie
(…)
L’Église est vraiment charitable ;
elle donne des indulgences dont elle a tant besoin
(…)
Portrait n’est bien vivant qu’autant que l’être est mort
(…)
Les rêves sans dormir sont les baisers de l’âme
(…)
La vertu est une belle femme sans passion
(…)
L’illusion détruite est le pince-nez qui aide à lire l’avenir
(…)
L’ordre et le chien qui couche aux pieds de la fortune
(…)
La nuit passe à l’ordre du jour
(…)

Les Orientales, L’enfant

Les Orientales, L’enfant (1828)
Victor Hugo

Pour Hugo, chanter la liberté, c’est chanter la Grèce éternelle, libre et rebelle. Avec l’octosyllabe finale, il lance un fervent appel en faveur de l’indépendance héllénique…

Les Turcs ont passé là : tout est ruine et deuil.
Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil,
Chio, qu’ombrageaient les charmilles,
Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois,
Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois
Un choeur dansant de jeunes filles.

Tout est désert : mais non, seul près des murs noircis,
Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis,
Courbait sa tête humiliée ;
Il avait pour asile, il avait pour appui
Une blanche aubépine, une fleur, comme lui
Dans le grand ravage, oubliée.

Ah ! Pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux !
Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus
Comme le ciel et comme l’onde,
Pour que dans leur azur de larmes orageux,
Passent le vif éclair de la joie et des jeux,
Pour relever ta tête blonde,

Que veux-tu ? Bel enfant, que te faut-il donner
Pour rattacher gaiement et gaiement ramener
En boucles sur ta blanche épaule
Ces cheveux, qui du fer n’ont pas subi l’affront,
Et qui pleurent épars autour de ton beau front,
Comme les feuilles sur le saule ?

Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux ?
Est-ce d’avoir ce lys, bleu comme tes yeux bleus,
Qui d’Iran borde le puits sombre ?
Ou le fruit du tuba, de cet arbre si grand,
Qu’un cheval au galop met, toujours en courant,
Cent ans à sortir de son ombre ?

Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?
Que veux-tu ? fleur, beau fruit, ou l’oiseau merveilleux ?
– Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles.

Les Misérables : la mort de Gavroche

Les Misérables (1862)
La mort de Gavroche
Victor Hugo (1802-1885)

Gavroche !… Dans Les Misérables, il est le titi de Paris, gai impertinent, spirituel, mauvaise tête et grand coeur, un gamin de France débrouillard qui meurt dans le brouillard d’une barricade. Il est la «petite grande âme» de la République qui, tel le géant vaincu par Hercule prenant ses forces au contact de la terre, reprend et perd les siennes en touchant le pavé… (…)

Il rampait à plat ventre, galopait à quatre pattes, prenait son panier aux dents, se tordait, lissait, ondulait, serpentait d’un mort à l’autre et vidait la giberne ou la cartouchière comme un singe ouvre une noix. De la barricade, dont il était encore assez près, on n’osait lui crier de revenir de peur d’attirer sur lui l’attention. Sur un cadavre, qui était un caporal, il trouva une poire à poudre.

– Pour la soif, dit-il en la mettant dans sa poche…

À force d’aller en avant, il parvint au point où le brouillard de la fusillade devenait transparent. Si bien que les tirailleurs de la ligne rangés et à l’affût derrière leur levée de pavés, et les tirailleurs de la banlieue massés à l’angle de la rue, aperçurent soudainement quelque chose qui remuait dans la fumée. Au moment où Gavroche débarrassait de ses cartouches un sergent gisant près d’une borne, une balle frappa le cadavre.

– Fichtre ! fit Gavroche, v oilà qu’on tue les morts !

Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui. Une troisième renversa son panier. Gavroche regarda, et vit que cela venait de la banlieue. Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l’oeil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il chanta :

On est laid à Nanterre,
C’est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau,
C’est la faute à Rousseau

Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui en étaient tombées, et, avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Là une quatrième balle le manqua encore.
Gavroche chanta :

Je ne suis pas notaire,
C’est la faute à Voltaire,
Je suis petit oiseau,
C’est la faute à Rousseau.

Une cinquième balle ne réussit qu’à tirer de lui un troisième couplet :

Joie est mon caractère,
C’est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau,
C ’est la faute à Rousseau.

Cela continua ainsi quelque temps. Le spectacle était épouvantable et brumeux. Gavroche taquinait la fusillade. Il avait l’air de s’amuser beaucoup. C’était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l’ajustant. Il se couchait, puis se redressait, s’effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés, haletants d’anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait ; lui, chantait. Ce n’était pas un enfant, ce n’était pas un homme ; c’était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu’elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde du spectre s’approchait, le gamin lui donnait une pichenette.

Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l’enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s’affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l’Antée dans ce pygmée; pour le gamin toucher le pavé, c’est comme pour le géant toucher la terre; Gavroche n’était tombé que pour se redresser; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l’air, regarda du côté d’où était venu le coup, et se mit à chanter :

Je suis tombé par terre,
C’est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à…

Il n’acheva point. Une seconde balle du même tireur l’arrêta court. Cette fois il s’abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s’envoler…

Melancholia

Melancholia
Les contemplations, Livre III, extrait
Victor Hugo (1802-1885)

Les contemplations sont «les mémoires d’une âme». Elles retracent l’itinéraire spirituel et moral du poète, militant préoccupé ici par le sort des enfants. Ce texte date de 1865.

(…)
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l’aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d’une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer.
Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : « Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! »
O servitude infâme imposée à l’enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu’a fait Dieu ; qui tue, oeuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les coeurs la pensée,
Et qui ferait – c’est là son fruit le plus certain ! –
D’Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil !
Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? que veut-il ? »
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l’homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l’on s’abâtardit,
Maudit comme l’opprobre et comme le blasphème !
O Dieu ! qu’il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l’homme heureux !
(…)

La Liberté ou la France régénérée

La Liberté ou la France régénérée
Antoine de Cournand (1747-1814)

Antoine de Cournand est un poète négligé par l’histoire littéraire qui abandonna sa particule, sa soutane et son célibat… Il fut membre du Collège de France où il enseigna la rhétorique et, de façon avant-gardiste, la littérature comparée. Il plaida toute sa vie pour l’égalité des droits et l’abolition de l’esclavage… Ce poème date de 1789.

(…)
La Nature, à nos yeux, toujours prompte à s’offrir,
Ne fit jamais d’esclave et n’en saurait souffrir.
L’esclavage est contraire au devoir qu’elle impose.
Funeste en ses effets, vicieux en sa cause,
Il livre, sans pudeur, sans justice et sans fruit,
La vertu qui conserve au vice qui détruit.
Le Ciel n’a pu former cet étrange partage ;
Tout ce qu’il fait est bien, tout ce qu’il veut est sage ;
Et si de la raison tout mortel fut doté,
Tout mortel, en naissant, reçu la Liberté :
Tous égaux dans leurs droits, sentent que leurs ancêtres
N’ont pu les enchaîner, en se donnant des maîtres ;
Que la société dont ils forment les noeuds,
N’est rien, si tous n’ont droit à l’espoir d’être heureux.
Déjà la Liberté, dans ses élans sublimes,
Aux flatteurs des tyrans oppose ses maximes ;
Et le peuple français sortant de sa stupeur,
Apprend d’elle à sentir ce qu’il lit dans son coeur.
Ainsi le feu secret que le caillou recèle,
S’échappe, et frappe l’oeil de sa vive étincelle,
Lorsque l’acier brillant dont le choc le produit,
Ressucite le jour dans l’ombre de la nuit.
France ! Enorgueillis-toi de tant d’écrits célèbres
Sur tes droits méconnus il n’est plus de ténèbres.
Le despotisme affreux, blessé d’un jour si beau,
Court au fond des enfers, cacher son noir flambeau.
Ainsi, la Liberté que conduit l’espérance,
Va, par son règne heureux, régénérer la France.
(…)

Les Animaux malades de la peste

Les Animaux malades de la peste
Jean de la Fontaine (1621-1695)

L’académicien Jean de la Fontaine se présentait comme le continuateur du fabuliste Ésope qui orientait déjà son récit vers la morale. Cynisme ? Naïveté ? Ésope, à la grande différence de l’auteur des Fables de la Fontaine, fut un esclave dont le nom signifie le boiteux. Pour le mettre à l’épreuve, son Maître lui demanda de rapporter du marché ce qu’il y avait de pire. Ésope acheta des langues symbolisant précisément le serpent, la source de toutes les guerres, de toutes les divisions, les calomnies, les blasphèmes et les impiétés. Alors, le lendemain, pour embarrasser le boiteux, son Maître le sollicita pour qu’il ramène du marché ce qu’il y avait de mieux. L’esclave Ésope acheta des langues, liens de la vie civile, clé des savoirs, de la raison, organe de la vérité, du chant, des prières, organe nécessaire à la transmission par l’oralité.

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n’en voyait point d’occupés
À chercher le soutien d’une mourante vie ;
Nul mets n’excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n’épiaient
La douce et l’innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d’amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents
On fait de pareils dévouements.
Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L’état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J’ai dévoré force moutons.
Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
– Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d’honneur.
Et quant au Berger l’on peut dire
Qu’il était digne de tous maux,
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d’applaudir.
On n’osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L’Ane vint à son tour et dit : J’ai souvenance
Qu’en un pré de Moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net.
À ces mots on cria haro sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Dom Juan ou Le festin de Pierre

L’hypocrisie est un vice à la mode…
Dom Juan ou Le festin de Pierre, Acte V – Scène II, 1665
Jean-Baptiste Poquelin dit Molière (1622-1673)

Le Père de l’Illustre théâtre fait de Dom Juan un hypocrite dévot châtié par le jugement de Dieu… Tartuffe et Dom Juan dont le thème est commun furent des pièces interdites. Les dévots en cabale… demandèrent même au Roi de ligoter Molière au bûcher pour avoir écrit cette tirade dans laquelle on entend Molière lui-même : (…)

Sganarelle : Quoi ? Vous ne croyez en rien du tout, et vous voulez cependant vous ériger en homme de bien ?

Dom Juan : Et pourquoi non ? Il y en a tant d’autres comme moi, qui se mêlent de ce métier, et qui se servent du même masque pour abuser le monde !

Sganarelle: Ah ! Quel homme ! Quel homme !

Dom Juan: Il n’y a plus de honte maintenant à cela : l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour des vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde (1), et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti (2). Qui en choque un, se les jette tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle. (…)

(1). Référence à l’interdiction du Tartuffe
(2). La cabale des dévots

Chants des Enfarinez

Chants des Enfarinez au Cardinal… sur ce qu’il doit craindre «Mazarinade»
Anonyme de 1648

Les Enfarinez étaient des saltimbanques parisiens qui, au temps de la Fronde, chantaient le soir, principalement sur le Pont Neuf, des «mazarinades », pamphlets ou libelles politiques contre le Cardinal, ici menacé de mort. Ils sont à l’origine de la chanson française populaire engagée ou enragée.

Grand Cardinal, que la fortune
Qui t’élève en un si haut rang
Ne te fasse oublier ton sang,
Et que ta chair est bien commune.
Car on sait fort bien en ces lieux
Quelle peut-être ta famille,
Car on sait fort bien en ces lieux
Quel est ton père et ses aïeux.

Fais en sorte qu’il te souvienne
Qu’un Italien comme toi
Dans la minorité d’un roi,
Après avoir bien fait des siennes,
Fut enfin par revers du sort,

Bien que favori de la Reine
Fut enfin par revers du sort,
Bien justement puni de mort.
Bien que favori de la Reine,
Autant que tu l’es aujourd’hui
Enfin, il a été puni,
Pour avoir fait tant de fredaines.
Prends garde que les enfarinez
ne t’en fasse bientôt de même,
Garde que tous les mécontents
Ne t’en fasse bientôt autant !

Les goinfres

Les goinfres
Saint-Amant (1594-1661)

Au XVIIe siècle, Marc-Antoine Girard de Saint-Amant brille par l’originalité de son écriture et la diversité de ses talents. Boileau écrit à son sujet : «N’imitez pas ce fou…» Nul n’a suivi ce conseil et certains voient en lui, digne héritier de Rutebeuf ou Villon pour sa gouaille satirique, la brièveté efficace de Baudelaire, les alliances esthétiques de Rimbaud brisant les conventions descriptives ou encore les images insolites de Verlaine, l’hermétisme de Mallarmé… Ce protestant converti à la foi catholique est, au fauteuil 22, un des premiers membres de l’Académie Française en 1634. L’Immortel : il adorait les cabarets. Un provocateur ?

Coucher trois dans un drap, sans feu ni sans chandelle,
Au profond de l’hiver, dans la salle aux fagots,
Où les chats, ruminant le langage des Goths,
Nous éclairent sans cesse en roulant la prunelle ;

Hausser notre chevet avec une escabelle,
Être deux ans à jeun comme les escargots,
Rêver en grimaçant ainsi que les magots
Qui, baillant au soleil, se grattent sous l’aisselle ;

Mettre au lieu d’un bonnet la coiffe d’un chapeau,
Prendre pour se couvrir la frise d’un manteau,
Dont le dessus servit à nous doubler la panse ;

Puis souffrir cent brocards d’un vieil hôte irrité
Qui peut fournir à peine à la moindre dépense,
C’est ce qu’engendre enfin la prodigalité.

La Satire Ménippée

Ô Paris, qui n’est plus Paris mais une spélonque…
Satire Ménippée, poésie bourgeoise et collective de 1594 dont La Harangue de M. d’Aubray (extrait)
Pierre Pithou

Au moment où la Ligue cherchait à écarter Le Béarnais protestant Henri de Navarre du trône de France, et où les Espagnols voulaient y asseoir l’infante d’Espagne, une oeuvre littéraire satirique prit la défense du futur Henri IV. La Satire Ménippée salue, dans la défaite de la Ligue, la victoire de la Raison. Elle a une double inspiration : La Saturae Menippeae de Varron (Ier siècle avant J.-C.) et le philosophe cynique Menippe (IIIe siècle avant J.-C.). Les auteurs de la Satire, Pierre Leroy, Passerat, Jacques Gillot, Florient Chrestien, Gilles Durand, Rapin, Pierre Pithou étaient des catholiques appartenant au parti dit des Politiques qui soutenait la Couronne de France contre les occupants Espagnols. Les auteurs se réunissaient en secret quai des orfèvres…

Le titre primitif était La vertu du Catholicon d’Espagne. Les auteurs ironisent sur cette panacée merveilleuse qu’est la défense de la foi catholique, prétexte aux agitateurs et aux ambitieux (sic). Ils s’engagent contre la Ligue créée en 1576 qui était presque arrivée à ses fins après la journée des barricades le 12 mai 1588, lorsque Henri III fut chassé de Paris et que le Gouvernement dit des seize fit régner la terreur dans la capitale sous la domination des troupes espagnoles. Après l’assassinat d’Henri III et la convocation des États généraux en 1593 dans le but de nommer un Roi, la Ligue voulut éliminer Henri IV. C’est la Satire de ces États qui constituent le sujet de l’ouvrage. Converti au catholicisme en 1593, Henri de Navarre, sera sacré Roi de France. La Satire au service du Roi légitime a contribué à faire accepter le Béarnais et à faire avancer la paix dans son Royaume. …

Ô Paris, qui n’est plus Paris mais une spélonque (1), de bêtes farouches, une citadelle d’Espagnols, Wallons et Napolitains, un asile, une sure retraite de voleurs, meurtriers et assassinateurs, ne veux-tu jamais retrouver le sentiment de ta dignité et te souvenir qui tu as été, en comparaison de ce que tu es ? Ne veux-tu jamais te guérir de cette frénésie qui, au lieu d’un légitime et gracieux Roi (2), t’a engendré cinquante roitelets et cinquante tyrans (3) ? Te voilà aux fers ! Te voilà en l’inquisition d’Espagne, plus intolérable mille fois et plus dure à supporter aux esprits nés libres et francs, comme sont les Français, que les plus cruelles morts, dont les Espagnols ne sauraient aviser ! Tu n’as pu supporter une légère augmentation de tailles et d’offices et de quelques nouveaux édits qui ne t’importaient nullement et tu endures qu’on pille tes maisons, qu’on te rançonnes jusqu’au sang, qu’on emprisonne les Sénateurs (4), qu’on chasse et bannisse tes bons citoyens et conseillers, qu’on pende (5), qu’on massacre tes principaux magistrats ! Tu le vois, et tu l’endures ! Tu ne l’endures pas seulement mais tu l’approuves, et le loues, et n’oserais et ne saurais faire autrement ! Tu n’as pu supporter ton Roi, si débonnaire, si facile, si familier, si bon concitoyen et bourgeois qui t’a enrichie, qui t’a embelie de somptueux bâtiments (6), accrue de forts et superbes remparts, ornée de privilèges et exemptions honorables ! Que dis-je pus supporter ! C’est bien pis : tu l’as chassé de sa maison, de son lit ! Quoi chassé ? Tu l’as poursuivi ! Quoi poursuivi ? Tu l’as assassiné et fait des feux de joie de sa mort ! Quoi ? Tu as canonisé l’assassinateur. (7)
… Ô Paris, qui n’est plus Paris…

(1) un tombeau
(2) Henri III
(3) Gouvernement dit des seize
(4) Membres du Parlement
(5) Brisson, Président du Parlement
(6) Louvre, Hôtel de Ville
(7) Jacques Clément, vénéré par les ligueurs