La prise en charge du risque de dépendance

La prise en charge du risque de dépendance
Maud Asselain

Maud Asselain est maître de conférences en droit privé à l’Université de Bordeaux dont elle dirige l’Institut des Assurances (IAB). Elle est membre de l’Association internationale du droit des assurances (AIDA). Elle signe la Chronique annuelle de Droit des assurances – édition entreprise – au JurisClasseur et de nombreux articles (RGDA – LEDA). Elle est l’auteur de deux ouvrages : Traité du contrat d’assurance terrestre (sous la direction du Professeur Hubert Groutel, Litec, 2008) et Droit des assurances (manuel coécrit avec Christophe Vercoutère, RB Éditions, 2013).

L’un des défis majeurs des prochaines décennies est celui de la prise en charge du risque de perte d’autonomie dû à l’âge ou «risque de dépendance».

Selon les prévisions de l’Insee établies sur la base des données disponibles fin 2013, au 1er janvier 2050, en supposant que les tendances démographiques récentes se maintiennent, un français sur trois sera âgé de 60 ans et plus, contre un sur cinq en 2005. La durée de vie moyenne, qui était légèrement inférieure à 80 ans pour les hommes et de 85 ans pour les femmes il y a 20 ans, s’est allongée de 3 ans pour les premiers, d’un peu plus de deux ans pour les secondes (source : http://www.insee.fr/). Ce double phénomène du vieillissement de la population et de l’accroissement de l’espérance de vie est susceptible, d’une part, de provoquer une augmentation massive du nombre de personnes qui, dans un avenir proche, seront victimes du risque dit de «perte d’autonomie», d’autre part, d’entraîner un allongement sensible de la durée pendant laquelle les intéressés vivront en situation de dépendance. On dénombre aujourd’hui 1,2 millions de personnes âgées dépendantes ; la France devrait en compter 1,8 millions en 2050, soit une augmentation de 50 %. Selon que la personne en situation de dépendance reste à son domicile ou séjourne dans une institution spécialisée, les frais occasionnés par cette perte d’autonomie oscillent entre 1 800 et 3 000 euros mensuels, alors que le montant moyen des pensions de retraite est de 1 200 euros mensuels (source : http://www.drees.sante.gouv.fr/).

Dans ce contexte, se pose avec acuité la question de la prise en charge par les pouvoirs publics et/ou les organismes privés d’assurance de ce risque accru de dépendance.

La prise en charge du risque de dépendance par les pouvoirs publics

Aujourd’hui, une aide de l’État, qui repose sur la solidarité nationale, est octroyée aux victimes d’une perte d’autonomie due à l’âge. Sous réserve qu’elles soient âgées de plus de soixante ans, les personnes en situation de dépendance peuvent en effet bénéficier de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA). Cette allocation créée par la loi n° 2001-1084 du 20 juillet 2001 (JO 21 juill. 2001) a remplacé, à compter du 1er janvier 2002, la prestation spécifique dépendance (PSD), laquelle avait été instituée par une loi du 24 janvier 1997. Son montant varie en fonction des ressources du bénéficiaire, ainsi que du degré de dépendance constaté. Pour évaluer ce dernier, la loi de 2001 (préc.) a créé une grille nationale dite «AGGIR» (autonomie gérontologie groupes iso-ressources) qui permet de classer en six groupes, sur la base de critères qui s’attachent à l’aide dont elles ont besoin pour les actes de la vie courante, les personnes concernées, des plus dépendantes (GIR 1) à celles qui sont autonomes (GIR 6). Seuls les quatre premiers niveaux de la classification AGGIR ouvrent droit à des prestations. L’APA, financée à 70 % par les départements et à 30 % par des prélèvements sociaux tels que la CSG, ne couvre pas l’intégralité des dépenses occasionnées par la perte d’autonomie ; une fraction, d’un montant variable en fonction de la fortune de l’intéressé, est laissée à la charge du bénéficiaire de l’allocation.

Devant l’ampleur du phénomène de la dépendance et ses prévisions d’aggravation continue, les pouvoirs publics avaient, un temps, envisagé de substituer au système existant une prise en charge par la Sécurité sociale. Dans une allocution au Sénat, le 18 septembre 2007, le Président de la République évoquait ainsi la création d’une «branche dépendance». Le déficit de la Sécurité sociale était (et demeure) cependant tel que le projet de création de ce qui aurait été la cinquième branche de la protection sociale fut finalement écarté par le chef de l’État début 2012, à l’occasion d’un discours pour le 4e anniversaire du lancement du plan Alzheimer. Il semble que l’actuelle APA, qui laisse en moyenne 30 % des dépenses occasionnées par la perte d’autonomie à la charge de l’allocataire, constitue la contribution maximum qui peut être attendue de l’État (et de la solidarité nationale) dans la prise en charge du risque de dépendance.

La prise en charge du risque de dépendance par les organismes privés d’assurance

En conséquence, afin de généraliser et d’améliorer la couverture de ce risque majeur, le recours aux compagnies d’assurance privées s’imposait. En 1985, le groupe AG2R proposait pour la première fois à la souscription un contrat individuel visant à couvrir le risque de perte d’autonomie. Au début des années 2000, les institutions de prévoyance, via leur Union (Organisme commun des institutions de rente et prévoyance – OCIRP), créaient le premier contrat collectif couvrant le risque de dépendance, cette assurance de groupe pouvant être souscrite par les entreprises au profit de leurs salariés et faire l’objet d’accords collectifs de branche. La garantie perte d’autonomie s’est ensuite largement diffusée, de sorte qu’aujourd’hui elle est également proposée, sous forme d’assurance individuelle ou collective, par les mutuelles et les sociétés d’assurances.

Face à la diversité des contrats présents sur le marché, le candidat à l’assurance n’était toutefois pas toujours en mesure de choisir les garanties adaptées à sa situation. Ce constat a conduit la Fédération française des sociétés d’assurance (FFSA) à mener une réflexion afin de clarifier et d’harmoniser l’offre des assureurs en matière de dépendance. Ces travaux ont abouti, en mai 2013, à la création du label GAD (Garantie Assurance Dépendance).

Le label est ouvert à toutes les sociétés d’assurance qui proposent des polices individuelles ou de groupe dont les garanties sont au moins équivalentes à celles du contrat socle élaboré par la FFSA et accessibles dans les mêmes conditions.

S’agissant de l’accession à la couverture d’assurance, la souscription (ou l’adhésion, en présence d’une police de groupe) doit être ouverte au moins jusqu’aux 70 ans de l’intéressé, sans aucune sélection médicale préalable lorsque celui-ci est âgé de moins de 50 ans (excepté l’hypothèse où le souscripteur/adhérent serait, au moment de la conclusion du contrat, déjà en situation d’invalidité ou « d’affection longue durée » ou aurait effectué une demande en vue de la reconnaissance de l’une ou l’autre de ces situations). La garantie du risque de dépendance d’origine accidentelle est acquise immédiatement. En revanche, la couverture effective du risque de perte d’autonomie liée à l’âge ou à la maladie peut n’intervenir qu’au terme d’un «délai d’attente», lequel ne peut excéder un an suivant la date de souscription ou d’adhésion (ce délai est porté à trois ans au maximum en cas de dépendance consécutive à des affections neuro-dégénératives ou psychiatriques dont la première constatation médicale survient avant l’expiration de cette période).

S’agissant de l’étendue de la garantie, la police doit, pour bénéficier du label, couvrir au minimum la «dépendance lourde». Étant entendu, d’une part, que l’état de dépendance n’est considéré comme avéré qu’à la triple condition que l’état de santé de l’assuré soit consolidé, reconnu par le médecin conseil de l’assureur et que cet état justifie l’assistance d’une tierce personne pour accomplir les actes élémentaires de la vie quotidienne. Étant entendu, d’autre part, que la dépendance est qualifiée de «lourde» dès lors que l’assuré est confronté à l’une ou l’autre des trois situations suivantes :
– il est dans l’incapacité totale et définitive médicalement constatée, d’accomplir seul, c’est-à-dire sans l’assistance physique d’un tiers, quatre des cinq actes élémentaires de la vie quotidienne ;
– en cas d’altération des fonctions cognitives, l’assuré a besoin d’être surveillé ou incité pour la réalisation d’au moins deux des cinq actes élémentaires de la vie quotidienne et le résultat au test cognitif MMS de Folstein est inférieur ou égal à 10 (le test peut être différent mais le niveau doit être équivalent à celui donné pour le test MMS de Folstein) ;
– l’assuré est dans l’incapacité totale et définitive médicalement constatée d’accomplir seul, c’est-à-dire sans l’assistance physique d’un tiers, trois des cinq actes élémentaires de la vie quotidienne et le résultat au test cognitif MMS de Folstein est inférieur ou égal à 15 (le test peut être différent mais le niveau doit être équivalent à celui donné pour le test MMS de Folstein).

Du point de vue du montant de la garantie, l’obtention du label GAD implique que l’assureur s’engage à verser, dès l’état de dépendance lourde reconnu (et sous réserve de la stipulation d’une franchise contractuelle ne pouvant excéder trois mois), une rente mensuelle d’un montant minimum de 500 euros, tant que l’état de dépendance perdure, sans possibilité de procéder à la résiliation de la police (excepté dans le cas où les cotisations ne seraient plus acquittées).

Outre la création de ce label destiné à harmoniser les garanties minimales qui devront être offertes aux candidats à l’assurance, les travaux de la FFSA visaient à clarifier les offres présentes sur le marché. Afin qu’un même terme ne recouvre pas des réalités différentes en fonction des conceptions plus ou moins extensives du risque de dépendance retenues par les compagnies, la Fédération a élaboré un « vocabulaire commun » que les assureurs qui distribueront des contrats labellisés s’engagent à adopter.

Les actes de la vie quotidienne qui servent de critères déterminants pour évaluer la réalité ou le degré de dépendance ouvrant droit à garantie sont ainsi clairement définis. Cinq actions élémentaires sont retenues et accompagnées de leur description précise : le transfert (se coucher, se lever, s’asseoir), le déplacement (se déplacer à l’intérieur sur une surface plane), l’alimentation (manger des aliments préalablement servis et coupés ; boire), la toilette (se laver l’ensemble du corps et assurer l’hygiène de l’élimination), l’habillage (mettre les vêtements portés habituellement, le cas échéant adaptés à son handicap ; retirer les vêtements portés habituellement, le cas échéant adaptés à son handicap). Le «vocabulaire commun» élaboré par la FFSA précise également que «l’incapacité totale et définitive à réaliser un acte élémentaire de la vie quotidienne signifie que toutes les actions dans la définition de l’acte doivent être rendues impossibles y compris avec l’utilisation d’aides techniques adaptées». D’aucuns pourraient être tentés d’affirmer que pareille précision était superfétatoire tant les actes de la vie quotidienne retenus pour servir de critères dans l’établissement de la dépendance semblent avoir une acception commune dépourvue de la moindre ambigüité. La jurisprudence témoigne au contraire de l’utilité de l’adoption de définitions à la fois claires et très précises du risque de perte d’autonomie pris en charge, afin de prévenir tout litige. En témoigne (parmi de nombreuses autres décisions), un arrêt du 16 janvier 2014 rendu par la deuxième Chambre civile de la Cour de cassation (Cass. 2e civ., 16 janv. 2014, no 12-29659 : RGDA mars 2014, p. 169, note M. Asselain). En l’espèce, la police souscrite (antérieurement à la création du label GAD) garantissait le risque de dépendance défini comme «l’impossibilité physique totale et présumée permanente de pouvoir effectuer seul au moins trois des quatre actes de la vie courante : se déplacer, se laver, s’habiller, s’alimenter». L’assurée prétendait que l’impossibilité avérée dans laquelle elle se trouvait de faire ses courses et de préparer ses repas sans l’assistance d’une tierce personne correspondait à l’impossibilité de «s’alimenter» visée par la police et reprochait à la cour d’appel d’avoir interprété ce dernier terme (non défini dans le contrat) comme «l’action de prendre une alimentation soi-même», alors qu’une interprétation large favorable à l’assurée-consommatrice s’imposait par application de l’article L. 133- 2, alinéa 2, du Code de la consommation. Certes, la deuxième Chambre civile rejette le pourvoi au motif, d’une part, que la cour d’appel ne s’était livrée à aucune interprétation, la clause litigieuse étant «claire et précise» et, d’autre part, que les constatations des juges du fond permettaient d’estimer que l’assurée n’était pas dans la situation de dépendance ouvrant droit aux garanties. Il demeure qu’une définition contractuelle plus précise des actes de la vie courante aurait épargné une longue procédure à l’assureur, l’assurée n’envisageant pas de soulever (même à tort) l’ambiguïté des stipulations de la police.

La diffusion des contrats portant le label GAD et l’adoption du vocabulaire précis qui subordonne l’obtention de ce label devraient, à l’avenir, prévenir ce type de contentieux. Quoi qu’il en soit, une définition stricte (et étroite) du risque de dépendance pris en charge s’impose, car une interprétation large (favorable à l’assuré) qu’autoriserait une rédaction ambiguë ou imprécise de la clause définissant l’objet de la garantie serait sans doute fatale à l’équilibre financier des compagnies.

La perte d’autonomie due à l’âge, dans une acception extensive, est en effet – hélas… – un risque à peine aléatoire appelé à frapper tôt ou tard la quasi-totalité des assurés. À l’instar du risque de décès couvert par une assurance «vie entière», l’aléa ne réside pas dans la réalisation même de l’événement garanti, mais bien dans la date de survenance de la perte d’autonomie et/ou dans l’ampleur de celle-ci. Encore faut-il souligner que l’aléa subsistant est susceptible de degrés. Le risque de dépendance, même strictement défini comme l’impossibilité d’accomplir quatre des cinq actes de la vie quotidienne, est un risque composite dont la réalisation peut s’échelonner dans le temps. De sorte que, juridiquement, l’on peut s’interroger sur la validité d’une police qui serait souscrite alors que le candidat à l’assurance se trouve déjà, au moment de la conclusion du contrat, dans l’incapacité d’effectuer seul deux ou trois des actes de la vie courante. Peut-on estimer qu’un aléa demeure dans la survenance de l’incapacité supplémentaire – qui subordonne le versement des prestations – d’accomplir les autres actes ? Faut-il à l’inverse estimer que le risque de dépendance, en cours de réalisation au moment de la souscription du contrat, n’est plus suffisamment aléatoire pour faire l’objet d’une assurance valable ?

Quelle que soit la réponse qui sera apportée à ces questions, il convient de garder à l’esprit qu’en l’état actuel de la médecine le risque de perte d’autonomie ne peut être pris en charge ni inconditionnellement, ni intégralement. Économiquement, la couverture de la dépendance dans toute son ampleur (quel que soit son degré) est sans nul doute incompatible avec les mécanismes de mutualisation sur lesquels repose la technique de l’assurance.

Esquisse d’une brève histoire du Parti communiste italien

Le passé d’une espérance (1921-1991)
Esquisse d’une brève histoire du Parti communiste italien
Julien Giudicelli

Julien Giudicelli est maître de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux. Constitutionnaliste, il est spécialiste de la vie politique et institutionnelle italienne. Après avoir été assistant-étranger à la Cour Constitutionnelle d’Italie, il est l’auteur d’une thèse sur cette juridiction et le référendum abrogatif. Contributeur à l’Annuaire international de justice constitutionnelle, il a également rédigé de nombreux articles pour des revues spécialisées et a signé un ouvrage référence Justice constitutionnelle, Italie – Grèce (LGDJ, 1997).

D’Alema, dì una cosa di sinistra,
dì una cosa anche non di sinistra, di civiltà,
D’Alema, dì una cosa, dì qualcosa, reagisci !

D’Alema, dis quelque chose de gauche,
et même si ce n’est pas de gauche, de civilisé,
D’Alema dis une chose, dis quelque chose, réagis !

Nanni Moretti, Aprile, 1997.

Les repères usuels de classification des forces politiques françaises ne sont que partiellement utiles pour l’analyse de la vie politique italienne. On identifie classiquement trois droites en France depuis René Rémond (1), les droites légitimiste (ou contre-révolutionnaire), orléaniste (ou libérale) et bonapartiste (ou césarienne).

Aujourd’hui encore, ce schéma demeure opératoire (même si la composante libérale est actuellement éclatée entre plusieurs formations, UMP en son courant dit « humaniste », UDI et MODEM). Le FN se range dans la tradition contre-révolutionnaire et l’essentiel des forces de l’UMP, parce que provenant de l’ex-RPR (anciennement UDR et UNR), mouvement gaulliste de filiation clairement bonapartiste, entre dans la typologie de la droite césarienne. Une classification plus récente de la gauche a été proposée par Jacques Julliard (2), qui distingue gauche libérale, jacobine, collectiviste et libertaire. Ces quatre courants se sont entrecroisés depuis deux siècles, de sorte qu’il apparaît plus difficile d’y ranger de façon claire les partis politiques de la gauche française. Mais les deux partis les plus influents depuis la libération, le PCF et le PS, captent, chacun, au moins deux de ces traditions : jacobine et collectiviste pour le PCF, libertaire et libérale pour le PS (la composante libertaire pouvant en partie se retrouver aujourd’hui chez EELV, certains courants du PS pouvant tout autant se retrouver dans la composante jacobine, voire collectiviste). Une classification radicale, moins riche mais plus opératoire, propose de distinguer, depuis le Congrès de Tours (décembre 1920), une gauche réformiste (socialiste) et une gauche révolutionnaire (communiste). Si l’on analyse l’évolution des gauches françaises depuis la Libération, la gauche réformiste n’a définitivement supplanté, électoralement parlant, la gauche révolutionnaire, qu’à partir de la fin des années 1970, c’est-àdire après l’Union de la gauche voulue par François Mitterrand, qui accéda à la tête du PS au Congrès d’Epinay. Pourtant, le PCF n’a que très peu gouverné ; après la Libération et jusqu’à la fin du tripartisme (1947), de 1981 à 1984, après l’accession de François Mitterrand à la présidence, et de 1997 à 2002, dans le cadre des gauches plurielles du gouvernement Jospin.

Le tableau diffère en Italie. Prenons en compte la période historique consécutive à la Libération, la parenthèse de la phase parlementaire du fascisme ayant été très rapidement refermée, les partis de gauche ayant dû dès lors très tôt basculer dans la clandestinité. Après la chute du fascisme, la droite a été très largement dominée, jusqu’au début des années 1990 par la Démocratie chrétienne, le MSI, héritier du fascisme, n’ayant jamais réalisé que des scores marginaux. La situation évoluera après le scandale Tangentopoli qui vit s’effondrer la DC (Démocratie Chrétienne) et redistribuer les cartes de la droite au profit des formations animées par Berlusconi et d’un aggiornamento du MSI, se transformant, sous la houlette du successeur d’Almirante, Gianfranco Fini, en mouvement tenant de la droite césariste (Alleanza nazionale). À gauche en revanche, et contrairement à la France, le PCI fut largement hégémonique jusqu’à sa dissolution, en 1991, lors de son dernier congrès, à Rimini. Le PSI, même durant sa période la plus faste, c’est-à-dire sous Bettino Craxi au début des années 1980, ne dépassa jamais son rival communiste. Il faut dire que les tenants d’une union des gauches à la française étaient minoritaires, le PSI, sauf durant la période du tripartisme, qui s’acheva comme en France en 1947, s’étant refusé à s’associer au PCI. Le pari de François Mitterrand de diminuer l’influence du PCF en l’étouffant dans l’Union de la gauche ne fut jamais tenté en Italie, le PSI n’ayant nul besoin de son rival de gauche pour gouverner, la Démocratie chrétienne lui offrant de nombreuses fois une alliance conjoncturelle lui permettant, malgré sa faible influence électorale, de gouverner, y compris aux plus hauts postes (Bettino Craxi, son principal responsable, put ainsi rester trois ans président du Conseil, record que ne battit, qu’à la fin des années 1990, son étonnant «protégé », Silvio Berlusconi).

On pourrait alors affirmer que la composante réformiste de la gauche italienne était de fait, réduite à la portion congrue. C’est peut-être croire alors que le PCI n’aurait pas su opérer, vraisemblablement malgré lui, la synthèse dialectique des deux tendances, réformiste et révolutionnaire, et que ce dessein, qu’une ruse de l’histoire des gauches italiennes sembla lui assigner tout en le lui dissimulant, devait durablement l’affecter, jusqu’à provoquer sa dissolution, soit son suicide politique, que rien, pourtant, ne semblait annoncer. C’est peut-être aussi oublier qu’une partie de la Démocratie chrétienne pouvait, selon les canons rapidement esquissés plus haut, se trouver, à son insu, dans les rangs de la gauche réformiste ou, pour reprendre l’une des catégories de Jacques Julliard, de la gauche libérale (au sens, bien sûr, strictement économique du terme). Comme si, dans le pays du «crispisme» ou transformisme politique, les repères gauche/droite hérités de la Révolution française, par trop cartésiens, étaient dilués, donnant à la scène politique italienne un goût impressionniste, que le classicisme français aurait du mal à faire sien. Pourtant, ce voile de l’Artiste de l’histoire italienne sembla se révéler progressivement durant la décennie 1990, faisant confluer l’ensemble des gauches en un destin unique, certains pensant (dont l’auteur de ces lignes) qu’il signait le déclin, fût-il provisoire, d’une espérance (que l’on ne devrait cependant en aucun cas confondre avec le passé d’une illusion, trop dogmatiquement évoquée par François Furet)(3) et l’aveu de la capitulation de l’invention progressiste en politique.

L’histoire des gauches italiennes commença bien différemment de celle des gauches françaises. On le sait, les partisans de la création d’un nouveau parti (motion Cachin-Frossard), ultérieurement dénommé communiste (à l’origine SFIC pour section française de l’internationale communiste), furent majoritaires au congrès de Tours, les auto-proclamés gardiens de la «vielle maison» (expression fameuse de Léon Blum) étant rejetés dans la minorité, fondatrice de la SFIO. À l’inverse, les tenants de la scission communiste, emmenés par Amadeo Bordiga et Antonio Gramsci, furent minoritaires au congrès de Livourne, en janvier 1921. Mais ce rapport de forces initial n’eut finalement que peu d’incidences, les partis progressistes devant, on l’a indiqué plus haut, basculer dans la clandestinité après la fin de la parenthèse parlementariste du fascisme (la phase dite corporatiste du fascisme commençant dès 1925), consécutive à l’assassinat d’un député socialiste en 1924, Matteotti, par les sbires du Duce. Dès la Libération, le PCI supplantait largement le PSI, faisant quasiment jeu égal avec la DC. De sorte que l’histoire italienne de l’aprèsguerre est celle d’un bipartisme de fait entre la DC et le PCI, tempéré par un multipartisme institutionnel favorisé par la proportionnelle, en vigueur dans les deux assemblées (ce qui n’est pas sans importance, le bicamérisme italien étant l’un des rares complètement égalitaire). La très forte influence électorale communiste ne s’explique pas seulement par son rôle majeur dans la résistance. L’Italie était littéralement dévastée après-guerre, bien plus que la France. Des millions de personnes étaient jetées dans la misère et la division sociale du pays existant depuis le Risorgimento entre un Nord industriel et un Sud, ou Mezzogiorno, essentiellement rural, était largement accentuée. Ce déclassement social induit par la tragédie de la guerre constituait un terreau propice au discours de la lutte des classes, véhiculé par le PCI. On doit mentionner que l’électorat communiste n’était pas géographiquement homogène, les bastions traditionnels du PCI se trouvant dans le Nord industriel, ce qui, somme toute, est logique en raison de la culture ouvriériste des mouvements révolutionnaires. Les électeurs du Mezzogiorno, pourtant plus défavorisés que leurs compatriotes septentrionaux, accordaient plus volontiers leurs suffrages à la DC. L’explication, schématique mais éprouvée, en est simple. L’économie du Sud de l’Italie est longtemps demeurée essentiellement rurale. Par ailleurs, l’influence de l’Église y était (y demeure d’ailleurs) largement plus prégnante. Beaucoup affirment enfin, sans qu’une preuve définitive ait pu être clairement rapportée, que les multiples mafias innervant ces régions méridionales appelaient leurs affidés à voter massivement pour la DC, en échange de menus arrangements en forme d’intérêts bien compris de la part du sommet de l’État. Il est vrai que les capimaffiosi, adeptes d’une forme fort singulière d’entreprises individuelles et d’économie libérale, n’avaient aucun intérêt à ce que les leaders communistes endoctrinent leurs gens…

L’histoire politique de l’Italie, de la Libération aux années 1990, se résuma donc en un affrontement, en vérité inégal, entre DC et PCI. Inégal tout d’abord parce que les forces politiques non communistes, de gauche comme de droite mais dominées par les démocrates-chrétiens, se sont toujours entendus depuis 1947 et surtout 1956 (c’est-à-dire après la répression soviétique du soulèvement hongrois, comme on le verra plus après) pour exclure le PCI du gouvernement, si l’on excepte la parenthèse du compromis historique, théorisée par Enrico Berlinguer, secrétaire général du PCI, et acceptée par Aldo Moro, leader de la DC. Mais, on le sait, l’entrée des communistes au Gouvernement n’eut en fait jamais lieu, l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades Rouges et l’hostilité des chrétiens-démocrates Andreotti et Cossiga (ce dernier pourtant apparenté à Berlinguer) douchant définitivement les espoirs d’un rapprochement entre chrétiens sociaux (ou aile gauche de la DC) et communistes. Inégal ensuite, parce que les États-Unis ne pouvaient tolérer que leur allié italien, qui leur fournissait plusieurs bases de l’OTAN, pût accepter que le PCI participe, même modestement à la conduite du pays, précisément parce qu’il était le parti communiste occidental le plus puissant, toujours allié, quoique avec une liberté critique allant croissante à partir des années 1960, avec le «parti frère» soviétique. Cette conventio ad excludendum est, peut-être, mais non exclusivement, l’un des facteurs explicatifs de la mue du PCI en partie social-démocrate, au début des années 1990.

Il apparaît pourtant difficile de comprendre comment un parti, porté par des centaines de milliers d’adhérents et par des millions d’électeurs, gouvernant de grandes villes et, depuis les années 1970 nombre d’exécutifs régionaux(4), forme transalpine de ce «communisme municipal» français (5), soutenu par une grande partie de l’intelligentsia culturelle, a pu, volontairement, se saborder.

On présente souvent le PCI comme le moins dogmatique, le plus ouvert, le plus démocratique, en un mot le moins stalinien des partis communistes occidentaux. Cette analyse doit être affinée. Dans un premier temps, le PCI n’avait qu’une autonomie toute relative à l’égard du Komintern (ou IIIe Internationale) puis du Kominform, qui n’étaient autres que les courroies de transmission de Staline à l’égard de partis qui, sous l’appellation trompeuse de «frères», étaient en réalité littéralement inféodés au PCUS. L’organisation du Kominform est dissoute en avril 1956, sous l’effet de la déstalinisation lancée par Nikita Khrouchtchev lors du XXe Congrès du PCUS qui dénonça, dans son rapport secret, les crimes de Staline (6). C’est alors que le PCI commença de se détacher progressivement du modèle soviétique, contrairement au PCF, qui se montra sceptique quant à la déstalinisation, comme en témoigne l’expression du journal L’Humanité sur le «rapport attribué au camarade Khrouchtchev» (c’est nous qui soulignons). Si Palmiro Togliatti, le secrétaire général du PCI, ne critiqua pas la répression de l’insurrection en Hongrie en novembre 1956 par les chars de l’armée rouge, l’enterrement qui en résulta de l’éphémère pacte d’unité d’action entre le PSI de Pietro Nenni et le PCI d’une part, la montée de la contestation interne d’autre part, achevèrent la direction de prendre en partie ses distances avec le modèle soviétique. Togliatti théorisa alors la doctrine du «polycentrisme», visant à la proclamation d’un «chemin national vers le socialisme», qui n’eut l’heur de plaire au PCUS, anticipant par ailleurs, en partie, le modèle de l’eurocommunisme des années 1970. L’écrasement du Printemps de Prague, en 1968, fut en revanche clairement critiqué par le PCI qui alla plus loin que son homologue français puisque, si le PCF désapprouva lui aussi le coup de force soviétique, il ne condamna jamais, à l’inverse du PCI d’Enrico Berlinguer, la «normalisation» qui s’en suivit. Dès lors, l’action du PCI, toujours influencé par les événements extérieurs, s’orienta dans deux directions en réalité convergentes : la consolidation d’une émancipation claire vis-à-vis de l’Union soviétique, empruntant, pour le guider, le chemin de l’eurocommunisme esquissé par le secrétaire général du Parti communiste espagnol, Santiago Carrillo (7) d’une part, le rapprochement, apparemment contre-nature, avec la Démocratie chrétienne d’autre part.

Le compromis historique proposé par Berlinguer à la DC résultait en effet d’une préoccupation majeure, éviter un coup d’État à la chilienne (11 septembre 1973) organisé en sous-main par les États-Unis, alors même que les années noires, baptisées de plomb, s’abattaient sur l’Italie, depuis l’attentat sanglant de Piazza fontana à Milan, en 1969. À cette stratégie de la tension, visant à la perpétuation de massacres de masse de la part de mouvances d’extrêmes droites, répondit une radicalisation post soixante-huitarde d’une frange de la gauche radicale, basculant, elle-aussi vers l’extrême, et perpétrant des attentats ciblés contre des dirigeants économiques puis politiques. Le chaos qui s’abattait sur la péninsule convainquit Berlinguer, à l’occasion d’une analyse des événements chiliens dans la revue Rinascita, de proposer une alliance politique avec la DC, seule à même de faire accéder le PCI aux fonctions gouvernementales dont il était privé depuis 1947. L’assassinat d’Aldo Moro en 1978, s’il n’empêcha pas le PCI de soutenir, quelques temps encore, des gouvernements de «solidarité nationale», lui ferma néanmoins définitivement les portes du Palazzo Chigi (siège de la présidence du conseil) et des autres palais nationaux de l’exécutif, que seul Aldo Moro, à l’inverse des autres figures de la Démocratie chrétienne, voulait sincèrement ouvrir. On a beaucoup spéculé sur l’assassinat de Moro, invoquant une possible manipulation à leur insu des Brigades Rouges par les mouvances d’extrême droite, la loge P2, les services secrets italiens ou le réseau Gladio. L’un de ses responsables s’en défend fermement dans un livre entretien (8) Pourtant, nombre d’éléments trouvés durant l’enquête apparaissent fort troublants. Rien n’a pourtant été formellement prouvé. Mais on peut s’interroger sur la «cible» Moro de la part des brigadistes, seule figure authentiquement sociale et prête au compromis avec les communistes. Comme s’il s’agissait précisément de supprimer l’une des pièces essentielles du binôme qu’il constituait avec Berlinguer pour faire capoter ce rapprochement. L’Histoire ou, plus précisément ce qu’on en connaît aujourd’hui, n’a pas révélé cette part de mystère, la version officielle étant une action isolée à la seule initiative des brigadistes. Notons la part de symbolique tragique lors de la découverte du corps d’Aldo Moro, dans le coffre d’une Renault 4L, garée Via Caetani à Rome, à mi-chemin des sièges du PCI et de la DC…

L’expérience des gouvernements de solidarité nationale ne devait pas durer au-delà de 1979. Elle visait à lutter contre les différentes formes d’extrémisme terroriste, de droite comme de gauche, le PCI donnant sa confiance à des gouvernements dominés par la DC, malgré l’assassinat de Moro et bien qu’aucun ministre communiste ne fût appelé à participer à l’exécutif. Dès lors, la mort symbolique du compromis historique ne survécut qu’un an, à l’assassinat du chef de la DC.

Le choix d’inscrire ses pas dans le sillage de Santiago Carrillo, inventeur de la notion d’eurocommunisme, participe en fait, de la part de Berlinguer, d’une démarche convergente à la stratégie du compromis historique. L’Eurocommunisme incluait une dénonciation sans ambages non du socialisme, mais du socialisme dit réel, prenant la forme d’une analyse sévère du régime de l’Union soviétique et de ses affidés des démocraties populaires de l’Europe orientale, à travers la condamnation du goulag, de la dictature, de l’absence de libertés formelles (pluralisme, liberté d’expression, droits de la défense, dans des pays où les internements abusifs et l’instrumentalisation de la psychiatrie contre les opposants politiques étaient fréquents). Cette critique radicale manifestait une double intention : il s’agissait en effet non seulement de proposer une redéfinition du socialisme (Berlinguer revendiquant en 1976, devant les délégués du XXVe congrès du PCUS un «système pluraliste» de socialisme), mais d’asseoir aussi, en interne, la légitimité d’un parti authentiquement démocratique, pouvant participer à l’exercice du pouvoir. Las, la convergence des PCI, PCE et PCF fit long feu, le parti français rompant en 1977 l’Union de la gauche et se réorientant vers le modèle soviétique (approuvant notamment, deux ans plus tard, l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS).

La fin des expériences du compromis historique et de l’eurocommunisme devait rejeter définitivement le PCI dans l’opposition. La DC, de son côté, endigua son ancien et éphémère partenaire en renonçant (en apparence seulement car il maintenait certaines de ses figures les plus emblématiques, comme Andreotti, à des postes clefs de l’exécutif) à endosser la tête de la présidence du conseil, pour favoriser l’expérience de gouvernements multipartites, pour la première fois dirigés par un socialiste, Bettino Craxi. Ce dernier profita de son expérience gouvernementale pour imposer au PSI une réorientation social-démocrate, voire social-libérale, qui exacerba les tensions avec le PCI.

La crise des deux gauches atteint son paroxysme lors de la révision de l’échelle mobile des salaires, c’est-à-dire de leur indexation à l’inflation. Le gouvernement Craxi prit un décret (devenu une loi), ironiquement appelé décret de la Saint Valentin (14 février 1984). Il entérinait ainsi un accord entre partenaires sociaux (principalement la Cofindustria, c’est-àdire le patronat italien, et la CISL, confédération italienne des syndicats de travailleurs, d’inspiration catholique, que l’on pourrait apparenter à la CFDT), qui n’avait pas été signé par la CGIL, syndicat proche du PCI. Il s’agissait d’abaisser de 4 % l’indexation des salaires à l’inflation. Cette désindexation partielle, prélude à une abrogation ultérieure définitive de l’échelle mobile par Giuliano Amato en 1992 (président du conseil également socialiste), fut vivement dénoncée par Berlinguer, qui déclencha une récolte de signatures visant à organiser un référendum abrogatif de cette réforme. L’enjeu était clair. Il s’agissait non seulement de défendre les salariés, victimes expiatoires d’un discours vantant le crédo libéral de la compétitivité, et de dénoncer la posture craxienne, qui, aux yeux du dirigeant communiste, trahissait ouvertement non seulement les idéaux de la gauche, mais aussi les intérêts des travailleurs italiens (9). Réunir les 500 000 signatures requises ne fut qu’une formalité. Le référendum devait avoir lieu en juin 1985. Une autre échéance électorale attendait tout d’abord le PCI. Les élections européennes du 17 juin 1984 virent le triomphe du PCI (endeuillé par la disparition tragique de Berlinguer, victime d’un infarctus en plein meeting électoral le 7 juin durant un discours retransmis en direct à la télévision qui l’emporta le 11). Le Parti communiste obtint son maximum historique, devançant pour la première et dernière fois la DC (33,33 % contre 32,96 %) et écrasant le PSI de Craxi (11,21 %). Il ne s’agissait pourtant, pour le défunt Berlinguer, que d’une victoire à la Pyrrhus. Le référendum sur la désindexation partielle de l’échelle mobile des salaires organisé les 9 et 10 juin 1985, marqua en effet sa défaite posthume. Une participation élevée (77,9 %) ne permit cependant pas une mobilisation suffisante, les partisans de l’abrogation n’obtenant que 45,7 % des suffrages contre 54,3 % pour les partisans de la réforme.

Malgré le recul du PCI, il garda un poids électoral conséquent. En 1987, soit lors des dernières élections à la Chambre des députés et au Sénat auxquelles participa le PCI en tant que tel, c’est-à-dire avant sa mutation opérée au congrès de Rimini, il obtint 28,33 % des suffrages au Sénat et 26,57 % à la Chambre des députés. Recul relatif en regard des élections de la législature précédente en 1983, avec une perte de 3,37 % des suffrages à la Chambre et de 2,48 points au Sénat. Rien ne laissait donc présager la disparition d’une force politique si influente.

Un autre événement tragique va pourtant peser d’un poids certain sur l’orientation du PCI. Le 30 avril 1988, Alessandro Natta, successeur d’Enrico Berlinguer à la tête du parti, est lui-même frappé d’un infarctus alors qu’il participait, tout comme son prédécesseur, à un meeting électoral. Sa charge de secrétaire général sera confiée à un membre de la nouvelle génération, Achille Occhetto. Natta critiquera cette désignation, dans une lettre amère à la direction (10). C’est principalement Occhetto qui est à l’origine de la mutation interne du PCI. À l’occasion d’un discours prononcé le 12 novembre 1989 à Bologne devant des résistants, il affirme qu’« il est nécessaire d’éviter de continuer à emprunter d’anciennes routes, pour en inventer d’autres afin d’unifier les forces progressistes ». À une question relative à un éventuel changement de nom du parti, Occhetto répondit, laconique que « cela laisse tout présager ». Cet événement, connu en Italie sous le nom de svolta della Bolognina, amènera le 3 février 1991 à la dissolution du PCI. Ce tournant est à l’initiative d’Occhetto seul, puisqu’aucune des instances du parti ne fut consultée. La question du changement de nom, et de l’abandon de l’épithète communiste, n’est bien évidemment pas neutre. Elle a par ailleurs fait l’objet de multiples débats depuis le début des années 1980.

Derrière ce changement de vocable, c’est une mutation politique profonde qui s’annonce, tant sur la question programmatique que sur celle des alliances politiques à venir. Notons que le discours d’Occhetto à Bologne où il opère, seul, ce virage ou tournant (svolta) est prononcé le 12 novembre 1989 ; la chute du mur de Berlin a eu lieu dans la nuit du 9 au 10 novembre. Le rapprochement de ces dates n’est évidemment pas fortuit. Certes, il s’agissait symboliquement, pour le dernier secrétaire général du PCI, de se dissocier définitivement des expériences socialistes de l’Est et d’affirmer que son parti n’en était aucunement comptable, mais surtout de s’appuyer opportunément sur l’Histoire en marche pour précipiter celle de sa formation politique. Ce travail de repositionnement avait pourtant été déjà largement effectué, ainsi que nous l’avons expliqué, tout d’abord avec Togliatti, après 1956, puis surtout avec Berlinguer. La question du changement de nom cache celle du changement de références théoriques et idéologiques. Berlinguer, dans un discours de clôture prononcé à la fête de l’Unità, à Gênes, le 3 juin 1979, avait répondu, comme par anticipation, à son successeur : «Nos adversaires prétendent que nous devrions jeter aux orties non seulement les riches leçons de Marx et de Lénine, mais aussi les innovations intellectuelles et politiques d’Antonio Gramsci et Palmiro Togliatti. Puis, peu à peu, nous devrions proclamer que toute notre histoire, qui a aussi ses parts d’ombre, a été une succession d’erreurs». Le politique sarde entendait ainsi expliquer que si son parti avait toujours, depuis sa création en 1921, voulu adapter sa culture politique à son temps, notamment à travers l’oeuvre théorique de Gramsci dans ses Cahiers de prison, il s’était toujours refusé au contraire du SPD allemand en 1959, à faire son Bad Godesberg, c’est-à-dire à se détacher des références idéologiques qui marquait sa spécificité à gauche, c’est-à-dire à renoncer, aussi et surtout, à son programme de transformation politique et sociale, à son refus du capitalisme, en tant que mode de production intrinsèquement générateur d’inégalités. Le débat sera relancé dans le contexte de la défaite de la bataille référendaire sur l’échelle mobile des salaires, qui avait fortement éprouvé le PCI. Un ancien député communiste, Guido Carandini, publia en 1985 un article retentissant au titre évocateur (Quella grande illusione»)(11) proposant une mutation radicale du PCI dans le sens du réformisme, passant par une réévaluation des expériences sociales-démocrates et par une transformation du PCI en Parti démocratique du travail fusionnant l’ensemble des forces de gauche. Carandini avançait, en substance, l’idée d’un Bad Godesberg à l’italienne, soit un anti-congrès de Livourne. Natta s’y opposa fermement, réaffirmant alors la ligne «continuiste» de Berlinguer, en accord avec une très grande majorité de la base. Un de ses proches, Adalberto Minucci, aura ces mots cruels dans une contre-tribune : «Vive la modernité ! En avant vers le XIXe siècle» (12)…

La svolta della Bolognina est le déclenchement d’un processus irréversible, mené au pas de charge. Pourtant, les communistes sont loin d’être enthousiastes. À l’exception de l’aile droite du parti qui se prononce clairement en faveur d’Occhetto et du rattachement du parti à l’internationale socialiste, la direction demeure prudente, attentiste. Massimo D’Alema, en réponse aux militants exaspérés qui saturaient le standard de L’Unità, dont il était alors directeur, écrit alors : «ce que nous proposons n’est pas la perspective d’une renonciation ou d’une abjuration». Le comité central est convoqué et décide, après cinq jours de discussions tendues (du 20 au 24 novembre 1989), d’une solution ambigüe. À une majorité assez large, le parlement du parti accepte la proposition d’Occhetto d’initier une phase constituante d’une nouvelle formation politique, tout en avalisant la proposition des opposants visant à convoquer un congrès extraordinaire dans les quatre mois pour décider de la création ou non d’un nouveau parti. Le XIXe et avant dernier congrès du PCI se tint du 7 au 11 mars 1990 à Bologne. La motion d’Occhetto, proposant d’ouvrir une phase constituante d’un nouveau parti rattaché à l’internationale socialiste, affronte principalement celle de son prédécesseur Natta et de Pietro Ingrao, figure historique de l’aile gauche du PCI, s’opposant au changement de nom, de symbole et de tradition. La motion du secrétaire général réunit 67 % des suffrages, la motion Natta – Ingrao 30 %. Le dernier congrès du PCI, qui se tint du 31 janvier au 3 février 1991 à Rimini, ne modifia pas fondamentalement les rapports de force. La motion Per il Partito democratico della Sinistra d’Occhetto, à laquelle s’était adjoint notamment D’Alema, obtint 67,46 %, la motion hostile à la création d’un nouveau parti, appelée Rifondazione communista et menée par Ingrao et Cossuta, réunit 26,77 %. Le 3 février 1991, le PCI acta sa propre dissolution, et porta sur les fronts baptismaux, en même temps que son acte de décès, le Parti démocratique de la gauche (PDS). Ite missa est…

Guido Liguori propose une analyse très intéressante, à travers un tableau de ces quelques années ayant précipité la chute de la maison rouge, de cette succession d’événements conduisant au tour de force de faire disparaître un parti que ni le fascisme, ni la guerre froide, ni l’hostilité farouche des autres mouvements politiques italiens n’avaient réussi (13). Il démontre que le sort du PCI n’était pas scellé. Il rappelle qu’il comptait 1,5 million d’adhérents et que, malgré l’échec relatif des élections législatives et sénatoriales de 1987, il n’était, dans aucune région, tombé sous la barre des 25 %, score que ni le PDS, ni les formations qui lui succèderont (Démocrates de gauche puis Démocrates) n’atteindront ensuite (14). L’attachement, par ailleurs, à l’appellation communiste demeurait extrêmement fort, non seulement parmi les militants, mais aussi parmi les sympathisants et électeurs du PCI. Le poids symbolique du qualificatif communiste n’était pas entaché par les régimes de l’ancien bloc de l’Est, que les dirigeants du parti avaient, à de nombreuses reprises, clairement condamnés, au nom précisément d’une acception démocratique du socialisme. L’auteur ne fait pas l’erreur de désigner comme seul responsable Occhetto, quoique la question du changement de nom devenait pour lui affaire personnelle, quasi-obsessionnelle, selon ses propres dires. Guidori révèle que le discours de la Bolognina du 12 novembre 1989 n’avait aucunement été discuté par la direction, les membres de la direction, de l’aile droite (comme Napolitano, aujourd’hui président de la République) ou de la sensibilité de gauche (notamment Ingrao), n’ayant pris connaissance du projet d’Occhetto qu’au lendemain de son discours. Les raisons de cette précipitation relèvent de deux facteurs, interne et externe. Il semble évident que la chute du mur et l’effondrement programmé du «socialisme réel» créait un cadre idéologique propice à une telle mutation du parti. En interne, Guidori pointe la contradiction entre «un groupe dirigeant restreint qui n’est plus communiste, à la tête d’un parti formé de dirigeants et de militants qui, dans leur immense majorité, se considèrent communistes de nom et de fait» . Le légitimisme (pour ne pas dire suivisme) des militants communistes est aussi avancé comme facteur explicatif, à laquelle s’ajoute une foi dans l’unité du parti, qui a primé sur toute autre considération. Nous faisons également nôtre le constat selon lequel «la dramatique faiblesse de la gauche italienne est due précisément à la fin du PCI, à la mort de cette tradition culturelle et politique et de cette communauté différente des femmes et d’hommes qui pendant plusieurs décennies avaient représenté une grande ressource démocratique pour l’Italie». «La fin du parti», explique encore ce philosophe spécialiste de Gramsci, «aura été également la fin de la participation politique de masse, non pas épisodique ou mouvementiste, dans la société italienne, et il ne reste rien de semblable chez les héritiers du PCI. Un immense patrimoine politique, historique, humain s’est ainsi perdu ». Il est vrai que le parti héritier du PCI s’est dilué dans une formation politique hétérogène, faisant confluer en son sein des éléments disparates, dont certains issus de l’ancienne DC, de sorte que I Democratici ne peuvent pas même être assimilés à un parti social-démocrate classique, représentant, dans une optique réformiste, les intérêts salariés, mais un conglomérat, un cartel électoral interclassiste défendant principalement, sinon exclusivement, les intérêts des classes moyennes voire des classes supérieures «éclairées», parce que confusément progressistes. On peut aussi ajouter que l’affaiblissement du PCI est aussi un affaiblissement théorique, en ce sens que ce groupe dirigeant restreint évoqué par Liguori semble s’être converti à l’idéologie de la fin de l’Histoire, c’est-àdire précisément de la fin des idéologies, et au pragmatisme visant à la réforme et non à la transformation du système de production économique. Il ne faut pas non plus omettre que cette transformation s’est déroulée dans le sillage d’une victoire politique spectaculaire, dans les années 1980, du libéralisme économique, à travers la déréglementation généralisée initiée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. La conversion, tout aussi spectaculaire, du PSI de Craxi au «réalisme» économique (à l’instar de François Mitterrand en 1983), à travers la réforme de l’échelle mobile des salaires a mis une pression inédite sur le PCI qui, parce qu’il perdit la bataille référendaire de 1985, en vint à remettre en cause sa culture politique. Le centre de l’appareil dirigeant, animé depuis 1987 par Occhetto et l’aile droite ou «miglioriste» de Napolitano, ne furent que les réceptacles de ces doutes, qui se révélèrent compter parmi les principaux facteurs d’implosion. La voie révolutionnaire choisie par le PCI ne signifiait pourtant plus, depuis longtemps, la prise du Palais d’Hiver. Gramsci l’envisageait comme un processus, non comme un raptus. Togliatti proposait des «réformes de structures» dans les champs économiques et sociaux, permettant, par la succession de changements partiels, d’agglomérer des forces participant de ce processus. La césure entre voie réformiste et voie révolutionnaire avait été donc largement affinée, et c’était l’un des mérites principaux du PCI que de l’avoir initiée. Ce groupe dirigeant restreint évoqué par Liguori, dont on ne peut douter de la culture politique, semble pourtant avoir feint de l’omettre.

Ainsi, ce passé d’une espérance amène à la conclusion provisoire, non amère, mais lucide, que l’aphorisme de Marx peut être réversible : ce ne sont plus les masses qui font l’Histoire, elles la subissent.

(1) R. Rémond, Les droites en France, Aubier, 1990.
(2). J. Julliard, Les gauches françaises. 1762-2012 : Histoire, politique et imaginaire, Flammarion, 2012.
(3). F. Furet, Le passé d’une illusion, Calmann-Lévy, Robert Laffont, 1995.
(4) Les Régions, pourtant prévues par la Constitution italienne de 1946, ne furent en effet mises en place qu’à partir de la décennie 1970, la mise en oeuvre de la disposition y afférente ayant sans cesse été reportée en raison de considérations purement politiciennes, la DC s’inquiétant de l’émergence d’exécutifs locaux concurrentiels, dans un État dont la forme est régionale. 
(5) Analysé comme une politique sociale de proximité s’appuyant sur les équipements collectifs et privilégiant, pour réduire les inégalités, l’école, la culture et le sport. Voir par exemple la contribution de Julian Meschi, in H. Hatzfeld, J. Meschi et H. Rey (éd.), Dictionnaire de la gauche, Larousse, 2007. 
(6) Cf. R. Martelli (éd.), Le choc du XXe Congrès du PCUS, textes et documents, Éditions sociales, 1982.
(7) S. Carillo, Eurocommunisme et État, Flammarion, 1977.
(8) 1. Mario Moretti (en collaboration avec Carla Mosca et Rossanda), Brigate rosse, une histoire italienne, Amsterdam, 2010. 
(9) 1. Massimo D’Alema décrit dans un livre remarquable les enjeux du combat entre Berlinguer et Craxi. À l’occasion d’un voyage en Union soviétique, où une délégation du PCI avait été dépêchée pour les obsèques d’Andropov, D’Alema, alors jeune cadre du PCI, assiste à cette ultime rencontre entre Berlinguer et les dirigeants soviétiques, où le dirigeant du PCI fait part à son protégé des amères désillusions que le triste spectacle de la succession au sommet du pouvoir soviétique lui inspire. Mais Berlinguer était également préoccupé par la situation politique italienne et par cet ultime combat qu’il était en train de livrer pour les élections européennes et surtout pour la mobilisation contre le décret de la Saint valentin, c’est à dire contre Craxi. D’Alema explique que le « forcing » auquel se livra Craxi constituait une rupture définitive à gauche qui contribua de façon significative à pousser le PCI au conflit ouvert. M. D’Alema, A Mosca l’ultima volta, Berlinguer e il 1984,Donzelli editore, 2004, notamment pp. 96-106. 
(10). «Camarades, vous ne vous êtes pas comportés loyalement. Il y avait un véritable remue- ménage devant la chambre d’hôpital. Ce que vous avez fait a été un affront, qui n’était en rien nécessaire» Natta veut expliquer qu’il était conscient, avant son accident cardiaque, qu’il lui fallait passer la main. Mais il se défiait de cette génération de quadragénaires qui mit à profit son état de santé pour précipitamment organiser la succession.
(11). Guido Carandini, « Quella grande illuzione », La Republica, 22 août 1985. 
(12). Adalberto Minucci, « Sì, siamo riformatori ma anche rivoluzionari », La Republica, 25 août 1985
(13) Guido Liguori, Qui a tué le Parti communiste italien, Delga, 2011.
(14) À l’exception des dernières élections européennes de 2014, où le Parti Démocrate profita de la popularité de Matteo Renzi, jeune président du conseil, en dépassant les 40 %.

Jean Zay : pendant la panthéonisation, la persécution continue

Jean Zay : pendant la panthéonisation, la persécution continue
Gérard Boulanger

Gérard Boulanger est avocat et écrivain (voir biographie)

Bien sûr, la première chose qui m’avait frappé et poussé à enquêter dans l’ouvrage sur L’affaire Jean Zay, la République assassinée, c’est l’oubli auquel était voué un homme aux éclatantes vertus civiques et au bilan ministériel inégalé.

Nouveau Jules Ferry, il avait, de 1936 à 1939, modernisé et démocratisé l’Éducation nationale comme personne ni avant ni après lui. Nouveau Gambetta, également en charge des Beaux-Arts, «à lui seul il incarnait la République athénienne» dont, selon Marc Fumarolli, «il se voulut le Périclès» Citoyen exemplaire, il ne cessa non plus de se battre, dans de multiples associations, pour les Droits de l’Homme, la laïcité et la République. Militant radical-socialiste de toujours, il fut en 1932, à moins de 28 ans, le plus jeune député de France.

Il devint alors, en un temps record, dès 1933-34, le dirigeant reconnu de l’aile gauche de sa formation politique. Ce qui mit cet artisan résolu de l’alliance entre les trois grands partis de gauche (radicaux, socialistes et communistes) en position charnière tout à fait décisive dans la construction du Front Populaire.

L’importance de son action publique me rendait incompréhensible l’amnésie dont il était victime. Jusqu’à ce que la générosité de ses filles Catherine et Hélène me mit en mesure de consulter les archives familiales et les trop rares ouvrages qui lui furent consacrés.

Leur lecture ne laissa pas de modifier radicalement la question initiale que je me posais. À l’interrogation : «Pourquoi, malgré sa valeur républicaine, cet homme-là fut-il oublié ?», succéda donc peu à peu une autre, tout à fait inverse : «N’est-ce pas justement à cause de sa valeur républicaine que l’action de Jean Zay fut occultée ?»

Force est de constater que son intense activité militante non moins que son orientation résolument unitaire ne cessèrent de gêner et de mettre en échec la droite et l’extrême droite orléanaises. Il était en cela fidèle à l’enseignement des grands radicaux. Ainsi Camille Pelletan : «Pas d’ennemis à gauche». Ainsi Ferdinand Buisson : «Avec la réaction jamais. Avec la Révolution, toujours». Ainsi Edouard Herriot : «Nous avons les mêmes noms de famille si les prénoms diffèrent». Dès sa première investiture le 10 janvier 1932, Zay proclama donc sous les vivats : «Je suis passionnément fidèle à l’union des gauches».

Ce travail stratégiquement fédérateur lui permit tour à tour : de battre la droite dès sa première candidature aux législatives de 1932 ; de réitérer son succès aux deux cantonales qui suivirent ; d’élargir sa base électorale aux législatives de 1936 et de devenir alors le plus jeune ministre de la IIIe République ; enfin, de refaire passer à gauche la municipalité d’Orléans au bénéfice du socialiste Claude Léwy.

C’est ainsi que, grâce à lui, dès le 10 février 1935, le Front Populaire était virtuellement constitué dans le Loiret, avant même que d’être mis en route au plan national. Et à la grande fureur de la droite orléanaise passée peu ou prou sous hégémonie idéologique de l’extrême droite, lors de son triomphe romain à Orléans, le 18 octobre 1936 (un banquet de 1800 personnes en présence de Léon Blum, de nombre de ministres et de centaines d’élus), Jean Zay le revendiquera hautement : «Si nous n’avions pas créé le Front Populaire à Paris, nous l’aurions, nous, inventé dans le département du Loiret.»

Cette inlassable activité unitaire du député d’Orléans lui valut de devenir, dès janvier 1936, sous-secrétaire d’Etat dans le second gouvernement Albert Sarraut. Mais surtout, de juin 1936 à septembre 1939, et grâce à l’estime et à l’aide discrète de Léon Blum, il fut l’inamovible ministre de l’Éducation Nationale et des Beaux-Arts, dans tous les cabinets de Front populaire, même quand ce ne fut plus vraiment le Front populaire. La droite, extrême ou non, lui en voulut d’autant plus d’être le ministre de «l’École sans Dieu».

Mais c’est dès sa première campagne de 1932 que la droite orléanaise l’attaqua violemment. Sur un texte qui lui avait été volé, un pastiche dans le style de l’antimilitariste Gustave Hervé (devenu par la suite un thuriféraire frénétique du Maréchal Pétain), qui fut publié contre son gré et au prix d’un recel : Le Drapeau. Ainsi, la publication triplement illégale de ce texte, sur lequel le nouveau ministre s’expliqua à deux reprises en 1936 à l’Assemblée nationale, devint une arme assassine contre Jean Zay. Et le demeure aujourd’hui contre sa mémoire.

Car le Journal du Loiret, organe de la droite extrême orléanaise, fit alors de manière abusive une sorte de manifeste de ce qui n’était qu’un jeu littéraire à huis-clos. Et en 1933, après un incident lourd de conséquences avec le Maréchal Pétain, le journal maurrassien L’Action française publia ce texte intégralement en l’attribuant nommément à Jean Zay. C’est donc sept ans avant Vichy que le lien Maurras-Pétain apparait ainsi clairement.

De même, alors que le pacifisme de Jean Zay se mua dès 1930, lors d’un voyage en Allemagne, en une vigilance républicaine et patriotique face aux dictatures européennes d’extrême droite, et qu’il choisit en 1939 au début de la guerre de rejoindre le front, quand bien même il n’était pas mobilisable, l’extrême droite ne cessa de le dépeindre comme un déserteur. Ce qui lui coûta en 1940 sa liberté, en 1944 la vie, et aurait pu lui coûter post mortem son honneur.

Il m’a été loisible de démontrer que ces attaques procédaient au fond du mythe augustinien du Juif errant, renouvelant le mythe patristique du peuple déicide. Et que l’orléanais Jean Zay avait également été victime du mythe vaticano-orléanais de Jeanne d’Arc, doublon du mythe de la virginité mariale, revivifié par le mythe inquisitorial de la pureté du sang. C’est ce que j’ai appelé les mots qui tuent. Autrement dit, pour s’attaquer efficacement au républicain Jean Zay, la droite extrême ou non eut recours à tous les mythes fondateurs de l’antisémitisme. Pour combattre ce symbole de la République, il était plus aisé de dénoncer sa prétendue judaïté. C’est donc au prix d’un véritable transfert que le combat politique fut « racialisé ». Rendant toute défense pro domo pratiquement impossible.

D’une certaine manière, Jean Zay en est mort. Assassiné par la Milice, héritière de l’imaginaire national-catholique, né par fusion de ses deux composantes après la défaite française face à la Prusse de 1870 qui marque le début d’une guerre civile européenne de 75 ans, et cristallisé au cours de l’affaire Dreyfus. Protestant de culture et agnostique de choix, c’est comme Juif errant que Jean Zay fut haineusement stigmatisé.

En annonçant le 21 février 2014 la panthéonisation de quatre héros de «l’esprit de la Résistance», Geneviève de Gaulle Anthonioz, Claude Brossolette, Germaine Tillion et Jean Zay, le président de la République a soulevé une tempête de protestations, visant uniquement Jean Zay.

Le jour même, sur BFM, le «journaliste» Alexandre Adler affirmait sans vergogne que sur les quatre futurs panthéonisés, seul Jean Zay n’était pas résistant, mais qu’ «on lui pardonnait car il était alors en prison» (sic).

Or par son départ pour continuer le combat avec 26 autres parlementaires vers le Maroc le 20 juin 1940 sur le paquebot Massilia, par son procès inique et truqué (au prix d’un faux initial que j’ai découvert) que lui intenta Vichy pour une imaginaire « désertion en présence de l’ennemi » (à 180 km du front et alors que l’armistice était déjà sollicité par Pétain !), par sa condamnation symbolique à la même peine de déportation que Dreyfus le 4 octobre 1940, par sa rédaction en prison des comptes-rendus ensuite diffusés par la Résistance du procès de Riom contre Blum et Daladier, par ses liens avec l’Organisation Civile et Militaire, Jean Zay était ô combien un authentique résistant. De la première heure jusqu’à son assassinat le 20 juin 1944.
Ce qui fut officiellement reconnu après guerre. Par l’arrêt de réhabilitation de la Cour de Riom du 5 juillet 1945. Par la citation à l’ordre de la Nation le 11 avril 1946. Par des hommages solennels à La Sorbonne le 27 juin 1947 et à l’Assemblée nationale le 14 mai 1948. Par la reconnaissance au terme du certificat de résistance n° 10779 de sa qualité de «résistant isolé» le 10 mars 1949. Isolé, c’est bien le mot.

Et c’est encore de l’isoler que tentent de faire les héritiers antisémites, anti-maçons et finalement antirépublicains qui ont déclenché une violente offensive contre la mémoire de Jean Zay dès l’annonce de sa panthéonisation prévue le le 27 mai 2015.

Car pour combattre efficacement la République sociale, et ses loyaux serviteurs que furent quelques célèbres «Juifs d’État» comme Léon Blum, Pierre Mendès France ou Jean Zay, la haine antisémite demeure la meilleure arme. Comme le notait avec un froid cynisme Charles Maurras dans L’Action française du 28 mars 1911 : «Tout paraît impossible, ou affreusement difficile, sans cette providence de l’antisémitisme. Par elle, tout s’arrange, s’aplanit et se simplifie. Si l’on n’était antisémite par volonté patriotique, on le deviendrait par simple sentiment de l’opportunité »

C’est à cette aune qu’il faut mesurer la virulente campagne de protestations contre le transfert des cendres de Jean Zay au Panthéon. Elle a été déclenchée par une quarantaine d’associations d’anciens combattants, pour beaucoup proches de l’extrême droite antirépublicaine, dont seulement deux se sont dissociées.

Maigre résultat d’une lettre du ministre des anciens combattants qui fit remarquer, le 14 mars 2014, que cette campagne haineuse reprenant inlassablement l’argument imbécile du Drapeau qui date de 1932, avait été portée avant guerre par une «presse antisémite qui deviendra collaborationniste après la défaite».

Mais immédiatement relayée par un article du fascisant Rivarol dès le 6 mars 2014, cette campagne nourrie de mensonges et d’encore plus de préjugés antisémites, se poursuit via internet, ce lieu de la diffamation candide. En somme, pendant la panthéonisation, la persécution contre Jean Zay continue…

L’environnement, facteur d’avènement d’une République Européenne

L’environnement, facteur d’avènement d’une République Européenne
Carlos-Manuel Alves

Carlos-Manuel Alves est maître de conférences à l’Université de Bordeaux, spécialiste en droit européen et en droit de l’environnement. Il est membre du CRDEI (Centre de Recherche et de Documentation Européennes et Internationales). Il contribue à diverses revues spécialisées telle que la Revue Juridique de l’Environnement ou la revue en ligne JADE (journal d’actualité de droit européen). Cet article a fait l’objet d’une communication lors de la journée d’études La République Européenne organisée le 14 février 2014 au Goethe Institut de Bordeaux.

De prime abord, l’idée de République est ontologiquement liée à l’État. Pourtant, elle est aussi consubstantiellement liée à l’Europe. En effet, de nombreux avatars peuvent être décelés à travers les âges : de la République romaine à la « République des lettres » en passant par la Res publica christiana médiévale. À l’évidence, ce terme s’avère éminemment polysémique.

Dans la pensée antique, la République désigne une communauté politique. N’est-ce pas là d’ailleurs le propos des pères fondateurs tels que le chancelier Konrad Adenauer ou Robert Schumann ? Tel est le cas ou du moins l’objectif, le Telos (cf. Aristote, in l’Éthique à Nicomaque), la finalité inavouée, voire inavouable de l’Union Européenne (UE). Il s’agit là d’un objectif permanent. Retour vers le passé : il suffit d’évoquer le projet de Communauté politique européenne couplé à celui de la Communauté Européenne de Défense. Le terme d’Union Européenne est lui-même synonyme de saut qualitatif vers le Politique. Dès lors, l’Europe serait républicaine sans le savoir du moins sans le dire ? ! Autrement dit, au sens kantien, une puissance publique garante du Bien commun.

Plus exactement, l’UE est une communauté politique en devenir. Conformément au schéma fonctionnaliste, l’UE n’a eu de cesse de dépasser peu à peu, de transcender sa vocation économique initiale (cf. la CECA) afin d’embrasser tôt ou tard la dimension politique. L’environnement, à cet égard, a joué un rôle pionnier. Pour mémoire, l’Europe est censée susciter des solidarités de fait destinées à favoriser un rapprochement des peuples. L’environnement en est une illustration emblématique à l’évidence : à la fois, symptôme de crise mais aussi symbole de solidarité. L’interdépendance des Européens est aussi écologique. Le droit de l’environnement est un droit de solidarité. Nul besoin de rappeler que lorsque de lourds nuages s’amoncellent à l’Est de l’Europe, ils ignorent les frontières hier comme aujourd’hui…

L’environnement ne rapproche pas seulement les peuples ; il a vocation à rapprocher les citoyens de l’Europe, à lui donner un supplément d’âme ! L’environnement participe de la dimension politique de l’Union. En effet, il est une préoccupation essentielle des citoyens, des membres de la Cité, de la Polis. À cet égard, les Eurobaromètres montrent et démontrent régulièrement l’attachement des citoyens européens à l’environnement et leur conviction du rôle primordial qui doit être dévolu à l’UE en la matière. Par conséquent, il contribue à l’émergence d’une sphère d’intérêts publics qui soude et unit les membres d’une même Communauté, d’une même collectivité.  Rappelons ainsi la place accordée à l’environnement dans le projet de traité instituant l’Union européenne d’Altiero Spinelli du 14 février 1984. Par conséquent, l’environnement est bel et bien une res publica, une chose publique « par nature » si l’on peut dire.

Source de «solidarité négative»(1), l’environnement suppose nécessairement une solidarité active. L’environnement, composante de la «communauté involontaire de risques» décrite par Jürgen Habermas, implique la définition d’un nouveau contrat social (et naturel) européen synonyme d’économie de marché encadrée par le droit au nom du Bien commun. En d’autres termes, une économie sociale de marché (inscrite par le traité de Lisbonne au fronton du Traité sur l’UE) c’est-à-dire «soucieuse» du marché…

(1). Selon la formule d’Hannah Arendt.  Selon cet auteur, «Tous les individus sont unis par le fait qu’ils partagent le même sort». Voir H.Arendt, Le système totalitaire : les origines du totalitarisme, Points Essais, 2013.

Dans ces conditions, il n’est donc nullement surprenant que l’UE se soit rapidement dotée, dès l’achèvement de la période transitoire, d’une politique en la matière et ce, de manière coutumière. L’environnement avait tôt ou tard vocation à faire son entrée dans la «Charte constitutionnelle» ce qui fut fait en 1986 par l’Acte Unique européen. Ainsi, sans douter, l’environnement participe de la Res publica et ce, à deux égards. En effet, deux apports peuvent être décelés. Tout d’abord, un apport direct : La Res publica c’est la chose commune, le Bien commun. C’est pourquoi l’environnement se traduit par l’émergence d’un Bien commun européen, d’un intérêt général européen pris en charge par la puissance publique européenne. En cela, l’environnement contribue à fonder, à légitimer le pouvoir public commun par la définition d’un nouveau Contrat social européen1 (I). Mais il favorise aussi la légitimation de l’exercice du pouvoir. L’environnement, par l’association des citoyens, concourt à la démocratisation conçue comme un perfectionnement de la « République » européenne (II). Il s’agit là d’un apport indirect, médiat.

I – L’environnement, vecteur d’un nouveau Contrat social européen

Quels sont les contours de ce Contrat social… et naturel ? Il pourrait être ainsi synthétisé : de la paix durable (plus de guerre en Europe) au développement durable ?

L’Europe a-t-elle pour vocation de constituer a minima une simple adaptation économique pure et simple ou de manière plus ambitieuse, un rempart contre la mondialisation via la reconquête politique de l’économie ? De manière significative, l’UE procède à un (ré) équilibrage de chaque politique par des objectifs d’intérêt général. Dans cette perspective, l’environnement a permis de passer du marché intérieur conçu Phaéton – 2015 82 comme un simple mécanisme d’adéquation de l’offre et de la demande au marché ancré dans un territoire ayant des spécificités géographiques, climatiques, biologiques. Dès lors, il convenait d’aménager mais aussi de ménager ce territoire et donc, l’environnement.

( 1). Formule de Rousseau reprise par Michel Serres in Le contrat naturel (F. Bourrin,1987) – cf. également D. Turpin, «Mondialisation et normes juridiques : pour un nouveau contrat social global» in Mélanges P. Pactet, L’esprit des institutions, l’équilibre des pouvoirs, Dalloz, 2003, p. 437.

On doit relever une double évolution de l’intérêt général, du Bien commun:
– d’une part, verticale : d’un intérêt national à partir duquel s’est forgé un intérêt européen ;
– d’autre part, horizontal : de l’intégration économique à l’intégration politique, et ce faisant, d’un intérêt économique général à un intérêt général globalisé.

Initialement, il s’agit à l’évidence d’un intérêt général national. Ainsi, en France, l’environnement s’est vu octroyer ce label par la loi du 10 juillet 1976. De national, l’environnement est progressivement devenu européen. Il s’agit d’un intérêt général mixte aujourd’hui reflétant la nature composite de la «République» européenne (union de peuples et d’États). L’environnement s’est vu attribuer un statut dérogatoire au sein de la «Constitution économique» de l’UE. Mais il s’agissait bel et bien d’une exception européenne et non nationale. En effet et bien que cela puisse paraître paradoxal, la faculté reconnue aux États membres de fonder une entrave sur l’intérêt général environnemental a permis l’avènement d’une véritable éthique communautaire, d’un projet politique. D’autant plus nécessaire que l’emprise trop forte du marché aboutit à l’oubli de la chose publique comme le montre à l’envi la crise des subprimes. L’environnement a vocation à jouer un rôle de remède sinon d’antidote au tout-marché. Où l’on retrouve l’idée de rempart contre la mondialisation, de contrat social global…

En 1950, Français et Allemands se sont accordés pour substituer le marché à la guerre. Le marché a été érigé en intérêt commun. Paradoxalement (ou pas ?), son développement a induit l’appréhension de l’environnement. Érigée en facteur de prospérité, la «République européenne embryonnaire» se devait naturellement d’endosser la gestion des dégâts du progrès économique. C’est pourquoi, de façon très «naturelle» si l’on peut dire, l’environnement est devenu une composante de l’intérêt général européen notamment sous l’impulsion de la Cour de Luxembourg. Ce faisant, l’intérêt général européen d’abord économique est devenu également politique. Cette double finalité de la construction européenne avait déjà été soulignée par la Cour dans le fameux arrêt Defrenne (1) de 1976.

Peu à peu, en raison de l’impérialisme de la Constitution économique, suite à l’arrêt Dassonville (2) notamment, les législations environnementales ont été saisies par le droit du marché intérieur. De manière classique, elles ont été appelées à se justifier ou à se soumettre. Un contentieux nourri en a résulté. Celui-ci a permis judiciairement d’ériger l’environnement au rang de valeur d’intérêt général. Ce faisant, l’environnement a bénéficié des exceptions prévues par le traité et la jurisprudence. Cette séquence prétorienne a débuté avec le fameux arrêt Cassis de Dijon (3) jusqu’à l’arrêt Bouteilles danoises (4) en passant par l’arrêt Brûleurs d’ huiles usagées (5) de 1985. L’environnement a été considéré comme une exigence impérative d’intérêt général dès 1980 par la Commission dans une communication interprétative. La Cour l’a érigé en «objectif d’ intérêt général poursuivi par la Communauté» en 1985, soit un an avant son entrée au sein de la «Charte constitutionnelle». Conformément à la dialectique classique intégration négative/intégration positive, l’environnement, d’exception, s’est nécessairement mué en composante du marché intérieur(6), puis in fine en nouvelle compétence. En effet, ce phénomène a eu pour prolongement une extension des attributions de l’UE illustrant le dépassement de la simple vocation économique.

(1). « …cette disposition relève des objectifs sociaux de la communauté, celle-ci ne se limitant pas à une union économique, mais devant assurer en même temps, par une action commune, le progrès social et poursuivre l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi des peuples européens, ainsi qu’ il est souligné par le préambule du Traité » ; CJCE, 8 avril 1976, Gabrielle Defrenne vs SABENA, aff. 43/75, Rec. p. 455, point 10.
(2). Arrêt de principe. CJCE, 11 juillet 1974, Dassonville, aff. 8/74, Rec. p. 837.
(3). CJCE, 20 février 1979, Rewe Zentral, aff. 120/78.
(4). CJCE, 20 septembre 1988, Commission/Danemark, aff. 302/86, Rec. p. 4607.
(5). CJCE, 7 février 1985, ADBHU, aff. 240/83, Rec. p. 531.
(6). N’oublions pas que l’environnement est expressément cité par l’article 114 TFUE
(Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne)

Il s’agit non seulement d’une compétence mais aussi d’une compétence passive c’est-à-dire d’un mode d’exercice des compétences. En effet, l’environnement, en vertu de l’article 11 TFUE, irrigue de manière transversale toutes les politiques de l’Union. Par conséquent, cette clause d’intégration traduit la volonté de dompter le marché, d’y insérer les préoccupations des citoyens par une subsidiarité matérielle, substantielle. La Constitution économique est ainsi revisitée au profit d’une économie «soucieuse» du marché et donc du Bien commun, d’une Charte constitutionnelle. Une mise en cohérence, un nouvel équilibre sont recherchés entre le marché et l’intérêt général afin de fonder un Contrat social… et naturel.

Cette valse en quatre temps : intégration négative, intégration positive, nouvelle compétence, et last but not least, clause transversale inaugurée par l’environnement… se vérifie pour d’autres valeurs d’intérêt général comme la santé ou encore la protection des consommateurs. L’environnement contribue à élargir, à globaliser l’intérêt général européen pour dépasser, transcender la seule dimension économique.

De lege ferenda, l’octroi du label intérêt général pourrait franchir une nouvelle étape. Outre l’imposition de limites au marché via la dérogation et la « loi » européenne, il pourrait justifier la création d’un service public européen qui échapperait en partie aux prescriptions de de la Constitution économique. En tant que mission d’intérêt général, elle pourrait être financée par un impôt européen, par exemple, une taxe carbone européenne. Celle-ci pourrait s’inspirer de la coopération renforcée impulsée par le couple franco-allemand en matière de taxe sur les transactions financières. Il pourrait s’agir d’une interaction vertueuse entre le droit de l’UE et les droits nationaux. En effet, plusieurs États membres se sont dotés d’un instrument fiscal écologique (Allemagne, Suède, Portugal..). Ce serait aussi la traduction du caractère mixte de cet intérêt général à la fois européen et national. Toutefois, ceci suppose la prise de conscience de l’existence d’un intérêt commun. Les prémisses d’une telle solidarité entre États transparaissent de certains éléments du régime juridique des énergies renouvelables(1). En effet, la directive 2009/28 du 23 avril 2009 prévoit différentes formes de coopération, de partenariats public-public afin de soutenir ces énergies. Ne s’agit-il pas de formes de coopération loyale horizontale ? Celle-ci ne traduit-elle pas un fédéralisme coopératif ?

Autre manifestation de solidarité, de loyauté horizontale : le jumelage entre États membres avancés et États en retard dans la mise en oeuvre du corpus juridique commun proposée par la gardienne de l’intérêt général européen dans le cadre du nouveau programme environnemental. Ce serait à l’évidence une nouvelle illustration, manifestation du caractère commun de cet intérêt général qu’est l’environnement. Ceci étant, l’impact de la protection de l’environnement sur la construction européenne ne se cantonne pas à cette dimension.

(1). Directive 2009/28/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 relative à la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables et modifiant puis abrogeant les directives 2001/77/CE et 2003/30/CE, JOUE n° L 140, 5 juin 2009, p. 16. Cette coopération entre puissances publiques, garantes de l’intérêt général, doit permettre de pallier les insuffisances du marché en mutualisant les ressources financières et énergétiques. En effet, certains États membres sont « plus égaux que d’autres » en matière d’énergies renouvelables (climat, choix technologiques). Ce faisant, le législateur incite à la mise en oeuvre du principe de coopération loyale qui comporte une dimension horizontale. Le droit de l’environnement n’est-il pas un droit de solidarité, de l’interdépendance faisant ainsi écho à la Déclaration Schumann ?À cet égard, trois domaines de coopération sont prévus par la directive sur les énergies renouvelables. Tout d’abord, des transferts statistiques sont prévus. Un État membre qui dispose d’un excédent d’énergie renouvelable peut le revendre à un autre État membre dont les coûts de production sont plus élevés. Il s’agit donc bien de contre-carrer les obstacles issus du marché, de venir pallier le manque de compétitivité économique. Ensuite, un État membre peut cofinancer dans un autre État membre un projet d’énergie renouvelable pour une production statistiquement partagée entre les deux. Il s’agit en l’espèce d’un intérêt général partagé, commun. Une telle initiative permet de conjuguer, de mutualiser les ressources financières. Enfin, plusieurs États membres peuvent harmoniser en totalité ou en partie les régimes d’aides qu’ils accordent. Un effet de levier est bien évidemment recherché, destiné à renforcer la compétitivité des énergies renouvelables. L’objectif poursuivi est de dompter, canaliser le marché dans un sens conforme au Bien commun.

L’apport indirect de l’environnement est probablement tout aussi important, voire plus important encore à l’aune de la critique lancinante et récurrente du déficit démocratique.

En effet, qui dit res publica, dit nécessairement res populi. L’environnement, chose commune, implique l’association de tous les citoyens dans sa gestion. Dès lors, l’environnement exige une démocratisation renforcée de la « République » européenne (II). Il s’agit là d’un effet induit de l’environnement.

II – L’environnement, vecteur de démocratisation de la «République» européenne

L’environnement est un véritable laboratoire juridique de la politisation, de la construction européenne. L’environnement est l’affaire de tous, de tous les citoyens. C’est pourquoi il constitue une véritable école de démocratie: démocratisation procédurale bien évidemment, mais aussi démocratisation substantielle

A. Une démocratisation substantielle

Cette démocratisation se manifeste par l’inscription de l’environnement dans la «Charte constitutionnelle» de l’UE. À cet égard, l’environnement a fait rapidement son entrée dans la « Charte constitutionnelle ». Ce phénomène fait écho au propos du Doyen FAVOREU selon lequel le droit constitutionnel peut être défini comme la «politique saisie par le droit» (Economica, 1988). Valeur commune, partagée par les citoyens européens, l’environnement a vocation à figurer dans le pacte fondamental dont se dotent les membres de cette communauté politique. C’est pourquoi hisser l’environnement au sommet de la hiérarchie des normes est devenu sinon banal du moins fréquent pour de nombreux États membres de l’UE (1). Comme on a pu le voir : placer l’environnement à un rang aussi éminent permet de le placer sur un pied d’égalité avec les objectifs classiquement économiques de l’UE. Ceci est également de nature à favoriser une mise en cohérence plutôt qu’un raisonnement sur le mode principe/ exception dont l’arrêt Albany (2) est symptomatique.

1. Sur la constitutionnalisation de l’environnement, parmi une abondante bibliographie voir notamment : L. Burgorgue-Larsen, « La protection constitutionnelle de l’environnement en droit comparé », Environnement, 1er décembre 2012, p. 59-66.
 2. CJ, 21 septembre 1999, Albany, aff. C-67/96, Rec. p. I-5751. P

Par conséquent, le «pouvoir conventionnel dérivé» a mis ses pas dans ceux des jurislateurs, notamment des constituants nationaux. En effet, il procède à nouveau par appropriation, projection de valeurs nationales (droits de l’homme, démocratie, État de droit cités en tant que valeurs fondamentales à l’article 2 TUE). Ceci se comprend aisément. À l’instar des droits de l’homme, l’environnement fait désormais partie du patrimoine constitutionnel européen (synthèse ou syncrétisme opéré à travers la notion de droit à l’environnement). De nombreux États dont l’Allemagne et la France ont consacré l’environnement tant sur le plan législatif que constitutionnel. En sens inverse, le droit européen de l’environnement a influencé la Charte française de l’environnement. Il convient de relever l’ombre portée de l’Europe sur cette Charte française selon un schéma circulaire reflétant l’interdépendance des échelons de pouvoirs de cette «République» composée et composite. De même, suite à la réunification, l’Allemagne a inscrit l’environnement dans sa Loi fondamentale en 1994. En sens inverse, la constitutionnalisation au sein des États membres a nourri les débats relatifs à la Charte des droits fondamentaux de l’Union. En outre, une telle circularité peut être source d’émulation profitable à l’environnement sur le modèle de ce qui se produit d’ores et déjà en matière de droits fondamentaux. Dès lors, l’environnement constitue une illustration emblématique de la constitutionnalisation de l’Europe (mentionné d’ailleurs dans la Charte des droits fondamentaux conçue comme préambule de la Constitution européenne). L’environnement illustre à merveille la «constitution composée»(1) dont bénéficie la «République» européenne.
De manière médiate, l’obiter dictum de la Cour de Karlsruhe se vérifie : les États demeurent bel et bien les maîtres des traités : «Herren der Verträge»…

Une protection efficace de l’environnement implique l’octroi de nouveaux droits aux citoyens, de mieux les associer à la prise de décision. L’environnement induit donc une démocratisation procédurale.

(1). F. Mayer et I. Pernice, « De la Constitution composée de l’Europe », RTDE, 1er octobre 2010, p. 623-647.

B. Une démocratisation procédurale

L’environnement, par essence droit (des) citoyen(s), implique une relecture des procédures dans les relations gouvernants/gouvernés. Ceci se vérifie dans le cadre de la démocratie représentative mais aussi participative.
L’environnement a bénéficié de la montée en puissance du Parlement européen, organe démocratique par excellence : en raison de la présence de groupes écologistes également. Les pouvoirs législatifs et de contrôle démocratique favorisent la prise en compte des préoccupations écologiques lors du processus législatif par les négociations avec le Conseil (au titre de la politique de l’environnement mais aussi dans le cadre des autres politiques en vertu de la codécision généralisée sous le nom de procédure législative ordinaire) mais aussi son «initiative de l’initiative». À cet égard, outre la démocratie représentative, l’environnement a favorisé et bénéficié de l’instauration de mécanismes de démocratie participative. Deux exemples peuvent être rapidement présentés : l’un exogène, l’autre endogène :

Tout d’abord, s’agissant du facteur exogène : tel est le cas bien évidemment du droit international de l’environnement à travers la Convention d’Aarhus du 25 juin 1998 conclue par l’Union. Celle-ci impose «de l’extérieur» des exigences de «démocratie délibérative» selon la formule de Jürgen Habermas. L’environnement suppose d’accroître l’influence des citoyens à chacune des étapes de la vie des normes : dans leur élaboration, leur application et leur contestation.

Tel est le cas aussi de l’initiative citoyenne européenne, sorte de droit de pétition renforcé. Pour mémoire, en vertu de l’article 11, § 4 du TUE, un million de citoyens européens peuvent inviter la Commission à soumettre une proposition législative. De façon significative, la première initiative retenue concerne le droit à l’eau1. Il s’agit de soustraire l’eau au marché et de proclamer son caractère de bien public. Elle a été déposée devant la Commission le 20 décembre 2013. Elle a fait l’objet d’une audition publique devant le Parlement le 17 février 2014.

(1) Le droit européen devrait exiger des gouvernements qu’ils garantissent et fournissent à tous les citoyens l’assainissement et de l’eau saine et potable en suffisance. Nous demandons instamment que : 1. Les institutions européennes et les États membres soient tenus de faire en sorte que tous les habitants jouissent du droit à l’eau et à l’assainissement. 2. L’approvisionnement en eau et la gestion des ressources hydriques ne soient pas soumis aux « règles du marché intérieur » et que les services des eaux soient exclus de la libéralisation. 3. L’Union européenne intensifie ses efforts pour réaliser l’accès universel à l’eau et à l’assainissement.

Ces perfectionnements démocratiques s’avèrent précieux au moment où l’UE s’apprête à adhérer à la CEDH. À l’évidence, la CEDH contribuera à l’évidence à la démocratisation de la « République » européenne tant du point de vue substantiel (articles 2, 8 et 10 de la CEDH) que procédural (article 6 de la CEDH).

En guise de conclusion, la République (européenne) est certainement le pire des systèmes… à l’exception de tous les autres…

Rimbaud et la synesthésie

Rimbaud et la synesthésie
Jean-Rodolphe Vignes
Jean- Rodolphe Vignes est professeur de médecine à l’Université de Bordeaux.
Docteur en neurosciences, il exerce comme neurochirurgien au Centre hospitalo- Universitaire de Bordeaux et enseigne à l’Université de Bordeaux. (voir dans la section biographie)


Cette photographie en noir et blanc, représente bien sûr Jean, Nicolas, Arthur Rimbaud (1854-1891). Elle a probablement été prise en 1871, alors qu’il n’avait que 17 ou 18 ans, et qu’il arrivait à Paris fuyant une fois de plus Charleville, plein d’ambition et de poésies. Il souhaitait au moins deux choses, faire publier ses écrits (par l’intermédiaire de Paul Demeny, pensait-il) et rencontrer Paul Verlaine, dont il appréciait l’œuvre, lue grâce à son professeur de rhétorique au collège de Charleville, Georges Izambard. Quand Rimbaud prend contact avec Verlaine, par l’entremise de Charles Bretagne en août 1871, il ne connaît de son correspondant que les vers des Poèmes saturniens et des Fêtes galantes (jugées «adorables») mais suffisamment dignes à ses yeux (qualifiant Verlaine de «vrai poète») pour qu’il puisse lui soumettre les siens. Rimbaud débarque donc à Paris par le train, en septembre 1871. Il est rapidement introduit dans les milieux littéraires parisiens, et c’est également Verlaine qui conduit Rimbaud dans l’atelier d’Étienne Carjat, photographe des célébrités et artistes d’alors, au 10, rue Notre-Dame-de- Lorette. «N’est-ce pas bien l’Enfant Sublime» s’exclame Verlaine, dans une lettre du 2 novembre 1883 à Charles Morice. Il y a deux clichés connus, dont les dates exactes sont encore débattues. Ce portrait montre un Rimbaud à la cravate maladroitement nouée, les cheveux en désordre, un regard lointain, une pose assez classique qui peut également faire penser à celle prise par Charles Baudelaire. Cette représentation de l’auteur, publiée pour la première fois en 1922, et qui est actuellement exposée au Musée Rimbaud de Charleville-Mézières, a une histoire propre tout aussi étonnante et picaresque que la vie même de son modèle. Mais en regardant ce visage, peut-on imaginer autant de génie, de facilité intellectuelle, de faculté de création ? Ce qui est également frappant, c’est certainement le contraste entre cette photographie si pauvre en couleur et l’œuvre de Rimbaud qui en est si riche, pour atteindre un paroxysme éclatant dans son poème Voyelles.

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges ;
– O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Ce texte a sûrement été l’un des plus commentés de son œuvre. Écrit probablement à l’automne ou l’hiver 1871, ce sonnet de 14 vers a été publié le 5 octobre 1883 dans la revue Lutèce grâce à l’intervention de Verlaine qui en aurait ajouté la ponctuation et quelques variantes sémantiques. Il montre l’exceptionnelle abondance des adjectifs de couleur, illustrant parfaitement ce que doit être, pour lui, un Poète (lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871). Le noir bien sûr, couleur (ou non couleur) récurrente chez Rimbaud, est notée une centaine de fois. Pensons au «gibet noir» (Bal des pendus), à «la chaste robe noire» (le Châtiment de Tartuffe), aux « noirs dans la neige » (Les Effarés) ou encore aux «noirs de loupes» (Les Assis). Vient ensuite le blanc, souvent en contrepoint du noir, mais aussi en sentiment de pureté comme «l’infini roulé blanc de ta nuque à tes reins» (L’ étoile a pleuré rose), ou encore «la rue est blanche et c’est la nuit» (L’Angelot maudit). Le rouge, qui s’associe le plus souvent au vocabulaire charnel, au lexique du corps : «Elle avait rêvé rouge. Elle saigna du nez» (Les Premières Communions) ou bien «il a deux trous rouges au côté droit» (Le Dormeur du val). Le bleu et le rose renvoient plutôt à la candeur, à l’insouciance et au bonheur éphémère, comme «du bon matin bleu, qui vous baigne» (Ce que retient Nina), ou «l’étoile a pleuré rose au coeur de tes oreilles» (L’ étoile a pleuré rose). Ces couleurs, très présentes au début de l’oeuvre, tendent à s’effacer avec le temps et la naïveté. Le vert : «j’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies» (Le Bateau ivre), le violet, le jaune etc. pouvant être mélangés dans un même écrit : Le Dormeur du val (bleu, vert, rouge), Au Cabaret-Vert, cinq heures du soir (vert, rose, blanc), Rêvé pour l’ hiver (rose, bleu, noir). À cela se rajoutent les couleurs évoquées : «Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braise» (Le Bateau ivre), inventant même un néologisme (pour la couleur de la nacre). Rimbaud écrit avec sa palette de couleurs, comme un «Impressionniste» selon le mot d’Emilie Noulet, universitaire Belge. Rappelons que le tableau Le Déjeuner sur l’ herbe d’Edouard Manet a été exposé à partir de 1863. En fait, Rimbaud pense lui-même avoir une maturité importante, comme il le dit dans sa lettre à Izambard le 25 août 1870 : «Ma vie à dix-huit ans compte tout un passé». Il n’a pas encore 16 ans lorsqu’il rédige ces mots ! Il faut de suite constater que l’auteur mélange régulièrement les sens, privilégiant volontiers la vue, le toucher, l’olfaction, l’audition. Il tente une explication de ses associations sensorielles dans son œuvre dans Alchimie du Verbe :

« À moi. L’histoire d’une de mes folies.

Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne. J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.

Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de moeurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.»

Il est certain que les souvenirs de l’enfance ressurgissent dans les textes de Rimbaud (Les Poètes de sept ans). Les romans d’aventures qui jalonnent son parcours de jeune lecteur ont une influence sur le développement de ses sensations chromatiques. Les «Peaux-Rouges», les «poteaux de couleurs », les «arcs-en-ciel», les «golfes bruns» tirés du Bateau ivre, montrent à quel point Rimbaud se remémore ses premières lectures, images qui contrastent avec cette nécessité précoce de marcher loin, de partir au-delà, de fuir sa vie et «je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin» comme il le dit dans Oraison du soir. Son éducation a été des plus classiques, inscrit dès 1865 au collège de Charleville, bourgade alors en plein essor, il obtient régulièrement des récompenses (récitation, vers latins, histoire et géographie, enseignement religieux, allemand, version grecque) lui permettant de publier trois de ses devoirs en vers latins dans la revue officielle de l’académie de Douai et d’entrer en rhétorique au collège. On sait que la poésie grecque, qu’appréciait Rimbaud, foisonne de références à la couleur, le rouge étant présent dans L’Iliade, Aristote ayant également utilisé le vert, le bleu, et le violet dans son oeuvre. Et puis, comment ne pas évoquer l’influence indéniable de la lecture de Charles Baudelaire, « un vrai Dieu » aux yeux de Rimbaud, et notamment de Correspondances (1857), extrait des fleurs du Mal (IV) :

«Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.»

Dans cette continuité, Verlaine a très tôt magnifié les sens. Les Poèmes
Saturniens (1866) et les Fêtes Galantes (1869) reflètent encore son aspect Parnassien, mais déjà s’y mêle «le souvenir avec le crépuscule» et il entend «l’inflexion des voix chères qui se sont tues». Rappelons cet extrait d’Art poétique de 1874 dans lequel il précise :
«Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance!
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !»

Mais reprenons le poème Voyelles. Nous avons vu l’importance de la sensation colorée donc visuelle dans l’oeuvre de Rimbaud. En dehors de l’évidence des influences de l’éducation, de la lecture, de l’expérience, bon nombre d’interprétations ont été proposées concernant l’exacerbation sensorielle dans ses textes, mais il est évident que l’association de lettres, des voyelles (graphèmes), à des couleurs orienterait vers une description sémiologique de la synesthésie. Cette synesthésie serait alors un signe clinique, d’un bon ou d’un mauvais fonctionnement du cerveau, en tout cas d’une évidente activation de réseaux neuronaux dont un neurobiologiste pourrait décrire le fonctionnement. Le mot synesthésie vient du grec Syn (union) et Aísthêsis (sensibilité) et veut dire perception simultanée. Il s’agit d’une expérience subjective dans laquelle des perceptions relevant d’une modalité sensorielle sont régulièrement accompagnées de sensations relevant d’une autre modalité, en l’absence de stimulation de cette dernière. par exemple une personne peut écouter des notes de musique et y associer des sensations de couleurs. En France, c’est d’abord l’adjectif « synesthétique » qui est entré dans le dictionnaire Littré en 1873 (« terme de physiologie, qui éprouve une sensation simultanée avec un autre organe »), alors que le mot « synesthésie » n’apparaît qu’en 1890 dans le Nouveau Larousse : « Le phénomène de l’audition colorée est un frappant exemple de synesthésie : il consiste en ce que, chez certains sujets, un son d’un timbre donné détermine non seulement une sensation auditive mais encore une sensation visuelle d’une couleur donnée et toujours pour le même son. Il y a donc l’association des sensations, l’une naissant à la suite et à l’occasion de l’autre, dans une partie du corps ou un appareil sensoriel plus ou moins distant du point primitivement impressionné».

La littérature de Rimbaud est parcourue d’éléments synesthésiques, comme dans Les Illuminations, (1873-1875). Ainsi dans Phrases : «Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendres vole dans l’air ; — une odeur de bois suant dans l’âtre — les fleurs rouies, — le saccage des promenades, — la bruine des canaux par les champs, — pourquoi pas déjà les joujoux et l’encens ?». Cette accumulation de notations visuelles, olfactives («odeur de bois», «encens»), gustatives («goût de cendres»), tactiles (la «bruine»), auditives (on entend «suer» les bûches) se retrouve dans d’autres passages des Illuminations : « Il sonne une cloche de feu rose dans les nuages» (Phrases) ; «La lune brûle et hurle» (Villes I) ; «Des cercles de musique sourde» (Being Beauteous) ; «Parfums pourpres du soleil des pôles» (Métropolitain). Dans ces exemples, une sensation en fait naître une autre qui en précise ou en renforce le sens. Dans «Les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent» (Enfance) l’idée de beauté est exprimée conjointement par la luminosité éclatante et le tintement cristallin de l’objet évoqué en rêve. Dans «Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée» (Vies I), la violence auditive de la perception («tonne») est renforcée par une vision en rouge («écarlates»), peu naturelle et inattendue.

Victor Segalen dans «Les synesthésies et l’ école symboliste» précise que la littérature a depuis longtemps utilisé ce procédé. Dès l’époque védique, les poètes hindous usaient de corrélations sensorielles. Les Hébreux ont également dans les textes anciens des équivalents synesthésiques. La civilisation gréco-latine également. Johann Wolfgang von Goethe dans sa théorie des sons et des couleurs aussi. Si d’un point du vue littéraire, cette confusion des sens est connue depuis longtemps, il n’en est pas de même du point de vue médical, et l’on peut se demander si au-delà de l’intérêt poétique, il n’existe pas un aspect méconnu de la personnalité de Rimbaud, une particularité de son système neurologique qui lui aurait permis de ressentir ce que d’autres ne peuvent ressentir, ou de construire une image mentale donnant cet effet de style puissant qui classe ce poème parmi les plus représentatifs du style de l’époque.

La synesthésie, une terminologie d’abord médicale

Georg Tobias Ludwig Sachs (1786–1814), médecin bavarois, a été le premier scientifique à publier son propre cas, en décrivant l’association de sensations colorées en écoutant de la musique, ou en lisant certains nombres, jours de la semaine, ou lettres. Ces phénomènes, constatés également chez sa soeur (albinisme familial) ont été dénommés synesthésies. Sachs a rapidement conclu que d’autres personnes pourraient partager ces mêmes sensations. La notion de correspondances intersensorielles est très populaire dans les milieux scientifiques et artistiques de la fin du XVIIIe siècle. Isaac Newton (1643-1727) a spéculé sur l’existence d’une loi physique qui pourrait expliquer la relation entre les sept intervalles musicaux dans le système d’octave et les sept couleurs qu’il a identifiées dans le spectre de la lumière. Les salons littéraires du XIXe siècle rapportent souvent des anecdotes concernant des hommes aveugles capables de différencier les couleurs par le toucher, considérant cette capacité comme une preuve philosophique de supériorité de l’homme sur l’animal. Charles-Auguste-Édouard Cornaz (1825-1911), célèbre chirurgien de Neuchâtel en Suisse, dans sa thèse de doctorat en médecine (Des abnormités congénitales des yeux et de leurs annexes, 1848), a tenté d’expliquer la synesthésie par des anomalies anatomiques au niveau des yeux qui, contrairement au daltonisme, produiraient un état d’hyperchromatopsie (perception de trop de couleurs). En réponse à cette description, un nouveau cas est identifié l’année suivante, avec proposition du terme « hyperesthésie du sens de la couleur » (Anonyme, 1849), suggérant que cette condition ne doit pas être rare, mais probablement négligée et proposant la description d’une personne pour qui les lettres ont une certaine coloration, selon qu’elles sont prononcées ou pensées, allant du rouge pâle, blanc bleuté, jaune, noir, rouge cerise au brun foncé ou brun clair. Ces premiers cas ont déclenché scepticisme et discussion dans la communauté française. Pour certains, ces phénomènes ne seraient pas physiologiques mais relèveraient de pathologies mentales (une forme d’autisme peut développer des synesthésies). Pour d’autres, l’origine en serait le cerveau lui-même, et non pas les yeux. Louis Perroud (1833-1889), médecin lyonnais a rapporté, dans le Journal de Médecine de Lyon en 1863, le cas d’un patient associant des lettres, des chiffres et des couleurs : « M. X, 30 ans, actuellement en bonne santé, depuis un certain temps qui est difficile à spécifier (autour de 12 à 15 ans), voit certaines voyelles en couleur, c’est-à-dire, aussi intimement liée dans son esprit avec l’idée de la couleur, dans la mesure où il ne peut pas porter ces lettres à l’esprit sans apporter en même temps la couleur qu’il associe à chacune d’elles. De cette façon, dit-il, A me rappelle l’idée de jaune-orange, le E est bleuâtre-gris ou gris perle, I rouge carmin, O jaune canari, U noir. Parmi les consonnes, V apparaît verdâtre, tandis que les autres lettres sont incolores. L’association de plusieurs voyelles est plus compliquée, et l’UA ne donne pas la double sensation de jaune orange et du noir, mais plutôt, une seule sensation de jaune-orange foncé ; OEU donne gris-noirâtre ; UI foncé rouge carmin ; OU, jaune-brun. Pour notre sujet, les chiffres sont eux-mêmes liés à des idées de couleur, bien que d’une manière moins claire que les voyelles : 1 et 7 sont rouge carmin, 2 et 3 sont gris bleu, 4 est un brun foncé, 5 n’a pas de couleur précise, 6 est verdâtre, 0 et 8 sont jaune canari. » Des formes de synesthésies peuvent apparaître lors d’associations aléatoires de consonnes (TMM, TDMC par exemple) ou de l’association consonnes/voyelles (TMAAM, par exemple : Marée en rouge, Amer en bleu, etc.).

Contrairement à Louis-Victor Marcé, qui, quelques années auparavant (1860), avait décrit la synesthésie comme une maladie, « probablement incurable », Perroud, pense qu’il s’agit d’une variation à la normale dont l’origine est cérébrale, tout comme Chabalier, élève lyonnais du même Perroud, qui a proposé une nouvelle terminologie en 1864, «la pseudo-chromesthésie» (la fausse vision des couleurs), pour bien montrer que le phénomène n’est pas lié aux yeux, et a décrit le cas d’un de ses patients : «Il voit très bien imprimé en noir. Mais dès que la pensée d’une voyelle est amenée à la conscience, sans même être substantiellement présente, alors la voyelle s’attache à une sorte de couche impressionniste et il ne peut pas penser la voyelle sans y associer immédiatement une couleur spécifique dans son esprit. Les voyelles seules sont de couleur, les consonnes étant comme des lettres mortes pour lui, inanimées, et tout à fait secondaires. La lettre A représente un noir très foncé, E est gris, I est rouge, O blanc, et U est associé à un noir plus léger.» Sa synesthésie ne s’arrête pas là, puisqu’il est capable d’associer des couleurs différentes en fonction de la composition des mots. Il rajoute dans cette publication, la description d’une synesthésie non visuelle (patient capable de sentir des odeurs à l’écoute d’une cloche d’église).

Cette fois-ci, l’hypothèse d’une origine au niveau du nerf optique est envisagée, mais Chabalier considère également le phénomène comme une forme d’illusion plutôt que d’hallucination, plus volontiers fréquente chez les femmes « pour qui l’imagination a une plus grande domination », et pouvant apparaître tôt dans l’enfance sans que cela soit congénital. Cette théorie médicale est largement diffusée par ses écrits, mais aussi par ses commentaires et discussions dans les réunions sociales, et la conséquence n’est pas anodine, puisque quelques années après la parution de cet article, a été favorisée une méthode éducative pour l’enseignement de la lecture : matérialiser chaque lettre par une couleur particulière pour en faciliter la mémorisation. « Je suis convaincu que ce type d’enseignement va produire de nombreux cas de pseudo-chromesthésie » disait Chabalier. Ses idées et ses théories ont rapidement fait le tour de l’Europe, et d’autres cas de synesthésies ont été répertoriés en Italie par Antonio Berti (1865) et Filippo Lussana (1865) lequel attribue un même mécanisme biologique à la synesthésie et à la métaphore. Les philosophes participent au débat, comme Joseph-Pierre Durand. En France on ne retrouve le terme de synesthésie dans le domaine médical qu’en 1891 (thèse de Millet à Montpellier) alors que les anglo-saxons ont repris le terme, depuis la description de Sachs.

C’est dans ce bouillonnement intellectuel de la deuxième partie du XIXe siècle qu’il faut se resituer pour comprendre la présence aussi importante de la couleur et des impressions synesthésiques dans l’oeuvre de Rimbaud. C’est donc probablement le 15 septembre 1871 que Rimbaud arrive à Paris. Il fréquente rapidement les Zutistes, à l’Hôtel des Étrangers, boulevard Saint-Michel à Paris, dans le quartier latin, non loin de l’École de Médecine. Dans ce Paris encore Parnassien, il fréquente deux personnages qu’il nous semble important de décrire. Antoine-Hippolyte Cros (1833-1903) est le fils du philosophe Simon-Charles-Henri Cros (1803-1876) et le petit-fils du grammairien Antoine Cros (1769-1844). Il a deux frères, Charles, poète et inventeur (du télégraphe automatique, du procédé de photographie en couleurs et du paléophone, ancêtre du phonographe) ; Henry, peintre et sculpteur très proche des peintres impressionnistes. Antoine est médecin depuis 1857, on lui doit également nombre d’ouvrages littéraires, philosophiques, médicaux ou relatifs à l’occultisme. Sa présence aux réunions du Cercle des poètes Zutiques est prouvée par différents documents, il a même participé à l’illustration de l’Album zutique. En 1874, il publie un ouvrage médical sur les fonctions supérieures du système nerveux dans lequel il précise : «sans aucun doute, la séparation de la physiologie et de la psychologie, opérée en quelque sorte par la force des choses, n’a pas été sans avantage pour le progrès ; et nous sommes loin de vouloir revenir aux origines de la science de l’homme : nous croyons cependant qu’il est indispensable aujourd’hui, non pas de confondre comme autrefois, ces deux ordres de connaissances, mais de réunir les données que fournit, d’une part, l’étude de l’âme faite par elle-même, et, d’autre part, l’observation des êtres vivants considérés dans leurs rapports avec leurs milieux, et plus particulièrement avec les organismes qu’ils animent.» Antoine Cros a raison dans cette analyse et dire que la psychologie et la physiologie ne sont finalement que l’étude d’une même évidence, le cerveau, peut apparaître bien facile. Pourtant, la théorie neuronale (le système nerveux est composé de cellules particulières, les neurones) n’émerge qu’à la fin des années 1880, grâce aux travaux d’imprégnation argentique (comme une révélation photographique !) de Santiago Ramon y Cajal, histologiste espagnol, qui obtiendra le prix Nobel de Médecine en 1906. Cette découverte a marqué le début de la compréhension du fonctionnement du système nerveux. En fait d’un neurone, le cerveau est constitué de plus de 200 types cellulaires et au total 100 milliards de neurones reliés entre eux par des synapses communicant en permanence au travers d’axones et de dendrites. Antoine Cros aurait eu ces connaissances, qu’il les aurait certainement transmises lors d’une soirée au troisième étage de cet Hôtel des Étrangers. En effet celui-ci connaissait certainement ces cas de synesthésies qui passionnaient toute la société depuis quelques décennies. Ne peut-on pas envisager qu’il fût le conteur d’une ces histoires auprès des zutiques ?
Supports neurophysiologiques de la synesthésie graphème-couleur Pour appréhender ces phénomènes subjectifs, il faut d’abord comprendre comment se développe une stimulation visuelle depuis l’oeil jusqu’à notre cerveau. Mentionnons les travaux de David Hubel et Torsten Wiesel qui ont participé à la description de ce réseau de la vision et qui ont obtenu le prix Nobel de Médecine en 1981. La vision fait intervenir des structures anatomiques complexes, et des voies neurologiques spécifiques. La rétine reçoit et analyse la stimulation lumineuse grâce à un ensemble de cellules réceptrices dont certaines dérivent directement du système nerveux, ce qui a fait dire que le fond de l’oeil (la rétine) est un peu le reflet de notre âme, en tout cas il est en relation directe avec notre cerveau par le nerf optique. Certaines de ces cellules, les photorécepteurs (les bâtonnets et les cônes) captent le spectre lumineux par l’intermédiaire de pigments, qui produisent un signal électrique, c’est la phototransduction : activation de la rhodopsine par absorption d’un photon ; la rhodopsine activée permet le clivage et l’activation d’une protéine G, la transducine ; celle-ci active une enzyme (la phosphodiestérase) qui hydrolyse une molécule de GMPc, entraînant la fermeture des canaux ioniques cationiques (c’est-à-dire électriquement positifs, le sodium, le calcium) de la membrane cytoplasmique et donc la suppression du courant de dépolarisation d’obscurité. Ainsi l’étape électrophysiologique initiale de la vision est l’apparition contre intuitive d’un courant d’hyperpolarisation au niveau des photorécepteurs (polarisation positive intra-cellulaire) avec une libération permanente de neurotransmetteurs à l’obscurité qui cessent brutalement à la lumière. C’est le jeu ultérieur des neurotransmetteurs et de leurs récepteurs activateurs ou inhibiteurs qui permettra le codage de l’information à travers des circuits spécifiques. Ainsi, la rétine code les paramètres de luminosité, de contraste, de couleur, de fréquence spatiale et temporelle de l’image perçue, grâce aux propriétés que lui confèrent la dualité de ces photorécepteurs, la réponse spectrale préférentielle des cônes, et l’organisation géographique en champs récepteur. Un niveau supplémentaire de codage de l’information se fait selon trois principales voies à partir de cellules ganglionnaires de la rétine. La voie parvocellulaire, qui représente 80% des fibres du nerf optique, code pour les forts contrastes, la discrimination spatiale fine et participe à la vision des couleurs en vision photopique. La voie magnocellulaire représente 10% des fibres du nerf optique et code pour les faibles contrastes et le mouvement. Enfin, la voie koniocellulaire, qui ne représente que moins de 1% des fibres du nerf optique, a un rôle majeur dans la vision des couleurs. Il existe donc un double message, d’abord électrique, qui sera codé en fonction du signal visuel capté et transmis à partir de la papille (partie initiale du nerf optique au niveau de la rétine) lieu de réunification de près d’un million de fibres nerveuses qui se divisent en faisceaux prennant en charge une partie de la rétine (organisation des fibres en fonction de la position de la stimulation lumineuse). Le signal électrique se prolonge le long des nerfs optiques, puis du chiasma optique, puis vers le tractus optique jusqu’aux corps genouillés (ayant un rôle important d’amplification du signal). Un dernier relais neuronal est formé par les radiations optiques qui se terminent sur le cortex visuel primaire occipital (le cerveau visuel). C’est, en effet, le traitement spécifique et complexe de l’information par les cellules du cortex visuel qui aboutira à la perception de l’image (à son ressenti), incluant l’orientation, le mouvement, la forme, la couleur, le relief. Le traitement cortical de l’information réalise aussi une organisation cohérente du message visuel avec les aires associatives le long de deux voies intra corticales : la voie ventrale ou occipito-temporale qui participe à la reconnaissance des formes ; la voie dorsale ou occipito-pariétale qui participe à la perception du mouvement et à la coordination visuo-motrice.

L’avancée des neurosciences, notamment en matière d’imagerie fonctionnelle a permis d’aller plus loin dans la compréhension de l’intégration cérébrale d’un signal externe. À partir d’une imagerie cérébrale par résonnance magnétique (IRM) réalisée chez des personnes synesthésiques, des séquences BOLD (blood oxygen level dependent), et l’analyse VBM (voxed-based morphometry) ont été étudiées. Ces analyses ont montré le rôle crucial du cortex non visuel dans la genèse d’une perception visuelle : la région du cortex pariétal postéro-supérieur, anatomiquement au-dessus du cortex occipital visuel, est impliquée dans la synesthésie graphème-couleur : une même stimulation (visualisation de lettres noires) peut entrainer une stimulation de voies neuronales codant pour la couleur. Il est également possible pour un synesthète de voir des lettres en couleur à la simple pensée de celles-ci, impliquant alors une toute petite structure au niveau temporal interne, l’hippocampe, ainsi appelé en raison de sa forme, et responsable d’une certaine forme de mémorisation. La synesthésie est donc automatique, répétitive et mémorisable.

Ainsi, nous avons la démonstration que le cerveau est organisé en réseaux et non pas en régions exclusivement dédiées à une fonction neurologique. Cette « hodotopie » permet de comprendre que certains réseaux, qui fonctionnent en parallèle, puissent être interconnectés par des voies croisées pouvant alors échanger des informations entre deux systèmes définissant le support neurobiologique à la synesthésie. Pour expliquer la mise en jeu ou pas de cette voie croisée, plusieurs théories sont actuellement émises, cela peut être dû à un système croisé hyperactivé, ou un défaut d’inhibition physiologique de ce système croisé.

Le deuxième personnage semblant important dans les réunions du cercle des poètes Zutiques, c’est Ernest Cabaner (1833-1881). Musicien bohème et excentrique (décrit comme un « apocalyptique musicien »), haut en couleur, il arrive à Paris en 1850. Il s’intéresse à la littérature et à la poésie, fréquente les peintres impressionnistes. Il devient barman et pianiste à l’Hôtel des Étrangers. C’est là qu’il rencontre Paul Verlaine qui le dépeint comme un « Jésus-Christ après trois ans d’absinthe ». Fin septembre 1871, Verlaine doit trouver un logement pour Rimbaud qui s’est rendu insupportable chez sa femme, il le présente à Ernest Cabaner qui l’héberge d’octobre à novembre 1871, chez lui, dans sa chambre, à l’Hôtel des Étrangers. Il lui donne sans doute quelques cours de piano selon sa méthode chromatique d’enseignement de la musique, en coloriant chaque note d’une couleur définie, procédé dérivant de l’application de Chabalier dans l’acquisition de la lecture. Il a d’ailleurs dédié son « Sonnet des Sept Nombres » à son élève « Rimbald » répondant à « Voyelles ». Cabaner a donc probablement favorisé une association sensorielle, celle de la musique et de la vision, ce qui s’appelait alors l’audition colorée. À cette époque, lorsqu’on demandait à Rimbaud ce qu’il faisait à Paris, il répondait «j’attends, j’attends, j’attends…», sous-entendu, j’attends que Verlaine quitte sa situation pour partir. Cette attente, ces moments de grands désoeuvrements, ont été certainement propices à une consommation importante de toxiques, l’absinthe, la bière (Bitter) et le haschich, lesquels sont connus pour avoir des effets désinhibiteurs sur le système nerveux et une action hallucinogène pouvant renforcer les modifications de la perception des sens. Il est cependant certain qu’aucun hallucinogène ne fera d’un individu un écrivain talentueux !

Un contexte socio-politique particulier

Dès septembre 1870, les armées Prussiennes font le siège de Paris. Il s’ensuit une grave famine l’hiver, mais le peuple tient bon jusqu’en 1871. Après la signature de l’Armistice en janvier, contre l’avis des Parisiens (Patriotes de gauche), les Communards (mouvement ouvrier) s’insurgent contre les Versaillais (dirigés par Adolphe Thiers, qui deviendra le premier Président de la Troisième République) à partir du 27 mars. Soixantetreize jours d’insurrection qui se terminent par « la semaine sanglante ». Rimbaud a renoncé à ses études en février 1871, il part encore une fois à Paris pour une quinzaine de jours. Il n’a probablement pas participé physiquement à la Commune mais il en a compris le sens politique et social, l’émergence d’une conscience émancipatrice, et se sent très proche des Insurgés. Le 19 avril, il repart à Paris, mais devant les affrontements, il doit rebrousser chemin et retourne à Charleville. Sa poésie reflète cette période, brandissant les couleurs dans ses textes comme un Insurgé brandit le drapeau rouge de la révolte, donnant à son oeuvre un esprit Communard reconnu. Le Mal, Le Forgeron, Le Dormeur du Val, L’ éclatante victoire de Sarrebrück, Le Coeur au pitre, Le Coeur volé, ne sont que quelques exemples de l’influence de ces affrontements sur ses textes. Le final de Chant de guerre Parisien (mai 1871) est particulièrement significatif de l’implication intellectuelle de Rimbaud dans ces événements, et de sa production syneshésique colorée :

« Et les Ruraux qui se prélassent
Dans de longs accroupissements
Entendront des rameaux qui cassent
Parmi les rouges froissements ! »

Synesthésies intentionnelles et plasticité cérébrale
Il est généralement admis que Rimbaud n’était pas synesthète. Pourtant, de nombreuses études montrent que cette prédisposition n’est pas rare dans la population générale (variant entre 0,05 % et 4 %) et même plus fréquente dans la population des « créatifs » (peintres, musiciens, écrivains). Il s’agit, dans l’immense majorité des cas, d’une variation neurologique développementale (et non pas acquise), pouvant avoir un facteur familial (que n’avait pas Rimbaud) et sans prédominance sexuelle. Les voyelles colorées sont la forme la plus courante de synesthésie, mais il existe des dizaines de formes synesthésiques (en fait plus de cent cinquante), parfois associées à d’autres particularités comme l’hypermnésie. Rimbaud, de l’avis de tous était un surdoué, précoce, mémorisant facilement les textes. Ces facultés ont été repérées par son professeur Georges Izambard. Rappelons que la majorité de son oeuvre a été écrite entre l’âge de 15 ans et 19 ans. Il a vécu plusieurs vies (probablement bien plus que deux), apprenant plusieurs langues étrangères. Une telle intensité de vie a longtemps intrigué Victor Segalen qui a écrit Le double Rimbaud. Et que penser de cette phrase que Pierre Louÿs prête à Verlaine : « Je sais qu’il se foutait pas mal si A était rouge ou vert. Il le voyait comme ça mais c’est tout » ? S’il le voyait comme ça, systématiquement, et de façon involontaire, c’est la définition de la synesthésie !

Que Rimbaud eut été synesthète ou pas, cela importe peu. S’il avait cette prédisposition, il a su s’en servir pour provoquer chez le lecteur suffisamment de ressenti (les qualia) pour que nous en parlions plus de cent ans après. S’il ne l’était pas, il a pu développer une synesthésie, intentionnelle, volontaire, en modifiant les capacités de son cerveau et certains réseaux de neurones grâce à la plasticité cérébrale. L’intérêt poétique est grand, et le symbolisme s’appuie beaucoup sur ces effets synesthésiques, car beaucoup plus puissants que la métaphore sur les qualia du lecteur. La poésie grecque présente nombre de métaphores, et certains ont suggéré que Rimbaud, élève particulièrement doué, a voulu dépasser ses maîtres grecs en magnifiant l’effet synesthésique aux dépens de la métaphore. Cette dernière se définit par l’emploi d’un terme concret pour exprimer une notion arbitraire par substitution analogique sans qu’il y ait d’élément introduisant formellement une comparaison. Ce qui est intéressant, c’est qu’en 1865, Paul Broca médecin français, puis en 1874, Carl Wernicke médecin allemand, ont élaboré une théorie neurophysiologique impliquant la coopération des deux hémisphères cérébraux dans la conception d’une métaphore. Il ne s’agirait donc pas du même mode de création, avec des réseaux neuronaux différents !

La neurobiologie abonde en exemples de stimulations sensorielles multimodales. Des cas de synesthésie acquise ont été décrits, comme celui de la personne aveugle qui peut compenser la perte de la vue par un autre sens (le toucher). Cela explique également l’émergence de talents artistiques à la suite de lésions cérébrales : un patient privé de la parole après un accident vasculaire cérébral, a pu développer un sifflement musical créatif (Oliver Sacks, Musicophilia : la musique, le cerveau et nous). À partir des années 1960, il a été mis en évidence que le cerveau se modifiait sans cesse, à la fois dans sa structure et dans son fonctionnement puisqu’en permanence, les neurones meurent (par nécrose ou apoptose, véritable mort cellulaire programmée) alors que par ailleurs, certaines régions du cerveau ont la capacité de produire des neurones indifférenciés qui pourront se spécialiser en fonction de la demande. Ainsi, notre cerveau en constante modification, est capable de s’adapter à de nouvelles situations en créant un phénomène de sprouting (ou augmentation de l’arborisation neuronale, au niveau des voies sensorielles fonctionnelles), permettant une captation d’informations plus importantes et plus variées et une redistribution des informations vers le cerveau pour analyse et interprétation de ce stimulus. Ces nouvelles conditions sont renforcées par la volonté et la répétition qui favorisent la mémorisation, activant ainsi les neurones impliqués dans cette chaîne de perception. Cet aspect neurobiologique offre trois conséquences. Cet exemple montre, de nouveau, que la plupart des fonctions cérébrales s’organisent en réseaux de neurones, reliés entre eux et se projetant sur des régions plus spécialisées qui vont traiter l’information et donner ou pas une réponse, consciente ou inconsciente, voire une mémorisation de certains événements. Cette organisation est « hodotopique » et prévaut actuellement sur une organisation compartimentée, localisationniste de notre cerveau. Il est ensuite comme une fenêtre ouverte sur l’étude du fonctionnement normal de notre cerveau, les relations entre le cerveau conscient et l’inconscient ; nombre de recherches se poursuivent dans le domaine cognitif et plus généralement dans le domaine des neurosciences. Enfin il laisse un espoir en termes d’applications thérapeutiques (acquisition d’une vision à partir de stimulations linguales par exemple, actuellement en développement).

Ainsi, on peut penser que la création est un processus mental (donc cérébral), intime, multifactoriel, qui dépend du monde extérieur aussi bien que de celui, intérieur, de l’artiste. Nous avons entrevu le rôle du cerveau et sa complexité au travers de la synesthésie, qui ne correspond finalement qu’à une autre manière de percevoir. Ce mélange sensoriel a été un élément important dans la naissance du courant Symboliste, renforçant la lumière du texte, augmentant sa partie subjective, motivant tant d’analyses et de lectures différentes. Nul ne mettra en cause l’immense talent littéraire de Rimbaud, qui a tant apporté à la poésie. Rimbaud a cette capacité à manier la métrique traditionnelle, comme dans Le Bateau ivre, mais aussi les formes plus libres de rédaction, comme dans Les Illuminations, ou Une saison en enfer ; il étonne toujours, éveille en nous des sensations qui mélangent rêve et réalité. Il emporte avec lui bien des secrets, mais sa « Lettre du voyant » adressée à Paul Demeny le 15 mai 1871 restera un héritage important de son oeuvre :
« J’ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle ; (…)
— Voici de la prose sur l’avenir de la poésie -Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque ; Vie harmonieuse. — De la Grèce au mouvement romantique, — moyen-âge, — il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. — On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier auteur d’Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré mille ans !
Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m’inspire plus de certitudes sur le sujet que n’aurait jamais eu de colères un jeune France. Du reste, libre aux nouveaux ! D’exécrer les ancêtres : on est chez soi et l’on a le temps.
On n’a jamais bien jugé le romantisme ; qui l’aurait jugé ? Les critiques ! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’oeuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?
Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.
Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !
En Grèce, ai-je dit, vers et Lyres rythment l’Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L’étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s’éjouissent à renouveler ces antiquités : – c’est pour eux. L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau: on agissait par, on en écrivait des livres: telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains: auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé !
La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, Il la tente, l‘apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple: en tout cerveau s’accomplit un développement naturel; tant d’égoïstes se proclament auteurs; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès, intellectuel !
— Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse: à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences.
Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! (…) »

Merci à Jean-Pierre Vignes pour sa présence de tous les instants.

Bibliographie
Antoine Cros, Les fonctions supérieures du système nerveux : recherche des conditions organiques et dynamiques de la pensée, Édition Baillière et fils, Paris, 1874.
Victor Segalen, OEuvres complètes sous la direction d’Henry Bouiller, Éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 1995.
Jewanski J, Simner J, Day SA, Ward J. J Hist Neurosci, The development of a scientific understanding of synesthesia from early case studies (1849-1873), 2011, 20(4) : 284-305.
Arthur Rimbaud, Poésies complètes, Édition de Pierre Brunel, Les Classiques de Poche, 1998.
Kristin Ross : Rimbaud, La Commune de Paris et l’ invention de l’ histoire spatiale, Éditions Les Prairies ordinaires, collection Singulières modernités, 2013.
Dictionnaire Rimbaud, sous la direction de Jean-Baptiste Baronian, Éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 2014.
Hubbard EM, and Ramachandran VS. Neuron, Neurocognitive mechanisms review of synesthesia, Vol. 48, 509–520, 2005.

Éloge de la mollesse

Éloge de la mollesse
Jacques Leng

Jacques Leng est chargé de recherche au CNRS au Laboratoire du Futur. Il est spécialisé en physique des liquides à l’Université Pierre et Marie Curie à Paris. Il exerce également au sein de laboratoires de grandes entreprises privées. Il est l’auteur d’une cinquantaine de publications dans des ouvrages scientifiques et travaille actuellement sur la mise en forme de matériaux pour les micro et nanotechnologies.

Quelle ressemblance y a-t-il entre une colle ultra-forte à prise rapide, un écran plat d’ordinateur, une pâte dentifrice, de la mayonnaise ou une crème chantilly, une cellule souche en phase de différenciation, un mortier-ciment à maçonner ? Une composante de mollesse, indispensable à la plasticité du vivant et primordiale pour l’utilisation de nombreux produits de la vie courante. Nous rassemblons sous le terme de matière molle l’ensemble de ces états mal décrits par la physique classique et dont l’étude et la compréhension ont ouvert un champ scientifique considérable. Une école de pensée a même émergé de ces études, en partie issue des laboratoires français dans les années 1980 à 2000, redonnant de la noblesse à la mollesse. Maintenant mature, cette science de la matière molle ouvre la voie vers des applications remarquables telles que la réparation des tissus vivants et porte en son sein une partie de la promesse liée à la (future) révolution des nanotechnologies.

Lors de ma formation universitaire en tant que physicien, j’ai appris à comprendre et à caractériser quelques propriétés des principaux états de la matière : le gaz, le liquide, le solide. Par ailleurs, je savais par Phaéton – 2015 56 expérience que la transition entre ces états peut être induite par une élévation de la température : sous l’effet d’une source de chaleur, la glace se liquéfie et l’eau liquide finira par s’évaporer sous forme de vapeur. Un équilibre entre la force des liaisons entre molécules et l’entropie, cette énigmatique composante qui quantifie le désordre, permet alors de fixer un état : le gaz est pur désordre, dilué ; le solide est dense et ordonné. L’état liquide est un intermédiaire désordonné mais dense, stable, plus complexe à appréhender mais bien décrit depuis le XIXe siècle.

Pour ancrer dans nos esprits ce cadre conceptuel lentement établi par des générations de scientifiques talentueux, nos professeurs nous cachaient, à dessein, qu’il existe de nombreux états de la matière qui ne rentrent pas dans ce schéma rassurant car universel ; c’est le cas de la matière molle. Considérons le cas d’une mayonnaise, un mélange d’huile et de jaune d’oeuf, deux liquides apparemment banals. Agité énergétiquement et avec conviction, le mélange donne cet état remarquable qui n’est ni solide, ni liquide (ni gazeux bien sûr). Pourtant, un signe de réussite en la matière est qu’une cuillère plantée dans la sauce se tiendra d’ellemême. N’est-ce pas là l’indice d’une matière solide ? Et pourtant encore, appuyer un peu sur le manche de la cuillère nous permettra d’étaler le condiment. La mayonnaise revêt alors un aspect liquide sous l’effet d’une force mécanique modeste, à température constante. Nous avons ici affaire à un état de la matière différent, mi-liquide mi-solide. Si le cas de la mayonnaise vous parait trop prosaïque, citons comme autre exemple le cytosquelette d’une cellule, qui répond à peu près aux mêmes caractéristiques que la mayonnaise. Si l’intérieur d’une cellule est un endroit peu familier, considérons alors les afficheurs à cristaux liquides (montres, écrans plats, etc.), dont l’ordre peut être modifié sous l’effet d’un champ modeste et qui permet à chaque pixel de l’afficheur de laisser ou non passer la lumière.

Les exemples sont en fait très nombreux : polymères, émulsions, fluides physiologiques, pétrole, boues et argiles, pâtes et milieux granulaires, cosmétiques, produits agro-alimentaires, matériaux de construction (peintures, enduits, mortiers, …). Cet inventaire illustre que la matière molle est omniprésente dans notre vie quotidienne et mieux la décrire, mieux la comprendre, a permis de faire des améliorations significatives dans nombres de produits mais aussi dans leur production et leur transport. Même si les industriels s’en réjouissent encore, précisons que la physique de la matière molle n’est pas uniquement dévouée à la croissance économique (optimisation des procédés, gain de productivité). Elle est avant tout une science qui a su trouver des points communs dans des objets forts différents et les unifier autour de quelques concepts fondateurs : la fragilité, le désordre, l’impact de l’architecture moléculaire sur les propriétés de la matière, etc. Ce travail a été essentiellement effectué par le physicien français Pierre-Gilles de Gennes (1) au cours de ses années au Collège de France 1980-2000.

Historiquement, une des premières incursions de la matière molle remonte pourtant au début du XIXe siècle et sa compréhension au début du XXe. Il s’agit du mouvement Brownien, cette agitation spontanée qu’observa Robert Brown sous son microscope alors qu’il dispersait des grains de pollen dans de l’eau. Voyant cette danse microscopique, Brown pensa initialement à une manifestation de la vie, à tort. Ce n’est qu’un siècle plus tard que Jean Perrin (2) démontra expérimentalement, sur la base d’une théorie de son ami Paul Langevin (3), que cette danse était une conséquence indirecte de l’aspect moléculaire de l’eau, chaque molécule du liquide venant frapper intempestivement sur les minuscules grains et leur conférant suffisamment d’impulsion pour bouger. L’expérience de Perrin est un tour de force remarquable qui repose sur le tri par taille de milliers de particules microscopiques, un exemple de discipline et de patience. En laissant sédimenter ces particules dans l’eau, Perrin finit par démontrer qu’il existe une énergie capable de «resuspendre» les particules, leur évitant ainsi de sombrer irrémédiablement vers le fond du récipient. Cette force provient de l’agitation thermique, un mouvement lié à la température que chaque molécule d’eau peut transmettre aux particules suspendues. Perrin démontrait au passage que les statistiques sont un moyen puissant de décrire le réel, au grand damne de la majorité des physiciens de l’époque convaincus que le déterminisme de Newton devait demeurer indétrônable.

(1) Pierre-Gilles de Gennes (1932 - 2007) est un physicien français. Il a reçu le prix Nobel
 de physique en 1991 pour ses travaux sur les cristaux liquides et les polymères.
(2) Jean Baptiste Perrin (1870 - 1942) est un physicien, chimiste et homme politique français.
 Il a reçu le prix Nobel de physique en 1926 pour ses travaux sur la discontinuité
 de la matière, et particulièrement pour sa découverte de l’équilibre de sédimentation..
(3) Paul Langevin (1872 - 1946) est un physicien français, connu notamment pour sa théorie
 du magnétisme et l’organisation des Congrès Solvay.