L’oiseau rare & autres histoireS par Maria Velho da Costa

L’oiseau rare, Carrefour des littératures, 2000

Maria Velho da Costa Traduction de Maria Vasconcelos et Christine Laurent revue par l’auteur et Marie José Cameleyre

Maria Velho da Costa a présidé l’Association Portugaise des Écrivains puis a enseigné au King’s Collège de Londres. Elle a été Adjointe au Secrétariat d’État à la Culture. Elle a publié, en 1969, Maina Mendes aux éditions Dom quixotte en 2001, un roman qui l’a rendu célèbre. Les Novas Cartas Portuguesas (Nouvelles Lettres Portugaises avec les poétesses Maria Isabel Barreno et Maria Teresa Horta), ont valu à ses écrivains une condamnation par le régime salazariste en 1972. Elle a reçu, en 2002, le prix Camões qui est le plus grand prix littéraire du monde lusophone.

« Je n’existe pas », dit Dores
Même en sourdine, les sons lui étaient intolérables. Elle éteignit la radio. Dores amena le verre à sa bouche, elle pensa à ce qu’elle pourrait faire maintenant.
Il était deux heures de l’après-midi, et elle savait bien que l’homme dormait là-bas dans une maison, seul bien sûr. Il dormait d’une tristesse détruite comme elle. Une tristesse détruite n’a rien à voir avec une dépression, c’est ne plus pouvoir accomplir aucune tâche qui réjouisse ou qui soulage. Tout son être avait été privé de la curiosité, de cette qualité vibrante, qui, lorsqu’elle manque, retarde. Même si l’homme appelait maintenant, il ne saurait pas lui faire oublier tout ce qu’ils ne pourraient plus inventer, les plaisirs, les concessions, les maisons. L’inexorable rancoeur du deuil…
Ils avaient été utiles et capables de jouir de certains sens, de certains combats. Mais, comment parler à présent de la misère, des décombres ? Le téléphone ne sonnait toujours pas. «Je n’ai pas préparé ma vieillesse», dit Dores à haute voix, ce qui prouvait qu’elle pouvait encore parler seule, et qu’il y avait bien une différence entre la souffrance et la maladie, la pathologie et la réalité de ce désastre. Qu’elle se débatte, qu’elle vieillisse, mais qu’elle reste fringante.
Elle regarda autour d’elle, les objets n’étaient pas laids mais agressifs. La lumière crue de février présageait déjà l’acidité des rougeurs violacées du printemps. Seule, Dores rit et pleura de l’ineptie de la douleur provoquée par cette formule littéraire. – «rougeurs violacées ; quelle horreur». Ce qu’elle percevait alors dans sa voix était lettre morte, son étranger.
Elle appela sa mère. Sa mère ne s’était jamais occupée ou préoccupée de rien, ni de personne. Dores lui dit qu’elle allait prendre un bain et qu’elle irait la voir. À cette heure ? Les larmes dans la voix de Dores furent interprétées par sa mère comme des indices d’angine, de virose. Elle se plaignit alors de ses reins, de sa rétention déjà guérie bien sûr, elle dit à Dores de venir, de se préparer, de se couvrir chaudement. Elle lui parlait comme à quelqu’un qui ne serait et n’avait jamais rien été dans la vie.
Qu’elle se couvre, qu’elle mange, toussait-elle, ne toussait-elle pas ? Elle lui cachait tout, lui donnait du souci. Dores pensa que d’autres qu’elle pourraient sourire, attendries, par ces manifestations, tellement tardives, signes de l’appropriation de son corps, que d’autres pourraient être attendries aussi par la régression et la sénilité de ces vieilles, qui jouent une fois encore avec leur fille comme avec des poupées et qui assouvissent avec acharnement leur faim du corps jadis expulsé de leurs entrailles, chantage, haine, sans tendresse. C’était elle, Dores, la proie. Quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle soit devenue.
Non, elle n’irait pas chez sa mère. Qu’elles crèvent seules, toutes les deux comme des chiens, chiennes grisonnantes, ridées, visages creusés, témoin l’une pour l’autre de l’atrocité du temps qui n’avait rien changé ou presque. Entre elles, pas de cordon ombilical, seulement la longueur d’une laisse extensible. Dores se moucha en riant.
Elle rappela l’homme, il dormait au plus profond de son corps. Il dormait dans cette maison en longueur et de plain pied où les cahiers du travail abandonné étaient alignés comme des archives mortes, qui dévoraient tout, même ce corps endormi. Ils étaient vieux ou presque, tous les deux. Dores entendit dans la rue le sifflet modulé du rémouleur. Elle ouvrit la fenêtre, malgré le froid, la rue sale et moche. Le trille lui sembla improbable ; elle ne vit pas l’aiguiseur. Hallucination, début d’une fin solitaire ? Elle laissa le téléphone sonner longuement chez l’homme. Personne ne répondait du fond de ce sommeil, ce sommeil qui éventre les meubles, fait des brûlures de cigarettes sur le sol, sur les draps, cette torpeur d’avant le dernier verre. La voix de l’homme vient, enfin, sèche, comme lui autrefois, sèche, propre et ferme. Que veux-tu ?
Dores perçu le tintement de la glace comme si c’était dans son verre. Il était encore tôt pour boire sec, sans cette petite musique, comptine des pierres de glace. Dores raccrocha et murmura «rancoeur du deuil». Elle rappela sa mère, cette fois elles bavardèrent d’une manière enjouée. La mère était une femme à projets, sa jubilation à faire était immarcescible. Elle reculait devant les difficultés, à la manière d’un pêcheur, qui lâche la ligne, pour mieux épuiser sa proie.
Je suis donc un gros poisson, Mère,
Je t’entends très mal, chérie. Mais, que penses-tu, si je changeais les meubles et le lit du salon ? Je mettrais le canapé du côté opposé, on pourra rallonger le câble de la télévision. J’aimerais savoir ce que tu en penses, j’aime toujours savoir ce que tu penses.
«Je ne pense pas» dit Dores. Mais ce jeu l’avait beaucoup égayée.
Alors Dores eut envie de revoir l’oiseau et de l’acheter, cela faisait très longtemps qu’elle ne s’était rien offert, elle dépensait mais ne s’offrait rien. Depuis des semaines elle allait voir l’oiseau pour être vue de lui.
Il était très bleu, le bleu était sa couleur dominante, comme on peut le dire d’un paon, mais il était aussi jade, musc, turquoise, rubis, cardinal, terre de sienne, cyclamen. Il avait les yeux ronds comme ceux de certains enfants noirs, et comme ceux de tous les oiseaux de proie. Elle allait le regarder dans le centre commercial, il avait pris l’habitude de la regarder aussi. Il mesurait trente centimètres du crâne jusqu’au bout de sa longue queue, il avait les ongles longs de mandarin, d’un psittacidé entravé. Son nom était Rosella et l’Australie protégeait cette sous-espèce. Cette variante, elegans, dénaturée, était insensible au voisinage des chats en cage, aux déjections des autres animaux, à la lumière du néon, au vacarme. L’oiseau était extrêmement cher.
«Rentrons à la maison», lui dit Dores. L’animal bougeait peu, mais il accepta le haut perchoir, l’eau, le millet, les grains de tournesol, la cage, de belles dimensions enfin. Dans la pénombre, il observait, sans étonnement, ses yeux noirs grand ouverts, comme un enfant adopté. Dores l’appela Camilo.
Dores alla dîner chez sa mère, elles burent beaucoup. Entre elles, il ne semblait y avoir ni rancune ni deuil. Dores savait que la beauté à la fois délicate et terrible de l’animal l’attendait. Elle l’avait laissé dans la cage ouverte et le retrouva là. Il l’attendait. De ce crâne énorme par rapport au volume du corps émanait son intelligence. Il profitait tranquillement du perchoir et de l’espace qu’il n’avait jamais eu. Il la regardait avec une curiosité froide, impudique, mais apparemment disposé à ce qu’elle apprenne la pudeur. Dans son bien-être, il jaugeait avec sérénité. Il lissait ses plumes, signe de contentement, et d’une certaine reconnaissance. Seul, si beau, éloigné de ses contrées. Vieux mandarin en soie qui n’avait jamais volé de branche en branche, jamais nidifié, jamais été aimé, ses ongles spiralés témoignaient de l’injuste inertie.
Alors, Dores avec son verre d’alcool et de glace entendit à nouveau que l’homme à qui elle voulait raconter la beauté de l’oiseau, dormait toujours. «Laisse-moi tranquille».
Elle resta là à regarder l’oiseau en buvant. Elle renonçait à quelqu’un, tout était paisible chez le petit être bleu sommeillant sur un pied. Dans l’aube qui pointait elle voulut le faire voler. Il ne s’est pas débattu, juste tenté. Dores le lança en l’air, une fois et une fois encore. Elle célébrait la trêve de la cruauté de la mère, de l’indifférence, de tout. Elle ne pensait pas, ou alors à une vitesse vertigineuse – ivre. «Vas-y, vas-y». L’oiseau lancé s’élevait, retombait, haletait, il boitait déjà. Il commença à se défendre. Dores s’aperçut que les bords de son verre encore plein étaient tachés de sang, du sang de ses mains. L’animal lui donnait des coups de bec. Haletant, il tomba sur sa poitrine, les ailes en éventail inerte. La fatigue n’a rien de commun avec la confiance.
Dores lui ferma les bras et l’emmena au lit. Dans l’obscurité et la chaleur, tous les oiseaux se calment. La nuit, quand le monde expire, ils ne bougent plus. L’oiseau n’était pas une chouette. Au-dessus des hauts immeubles d’en face, une ligne d’un gris claire annonçait déjà l’aube. Le jour suivant, Camilo boitait toujours, le regard méfiant et, le bec ouvert, il surveillait tous ses gestes, il s’éloignait de ses mains dangereuses, contrairement au perroquet qui attend sur le mât que se calme le combat pour revenir sur l’épaule de son vieil amour de corsaire – supplice toléré.
Comme aux fauves et aux chats, Dores lui répétait : «Donne-moi du temps, un peu de temps, juste un peu de temps».
Dores eut l’air normal.
C’était le matin, elle avait pris des calmants pour que ses mains ne tremblent pas. Elle amena l’oiseau chez le vétérinaire, dans une boîte à chaussures à demi ouverte.
– «Il y a une fracture ancienne, mais pas sur cette cuisse, à moins que ce ne soit une distension de la jointure de la patte. Laissez-le se reposer, et, si sa qualité de vie ne se dégrade pas… Laissez-le tranquille ; c’est un animal âgé, inactif. Parfois, un simple changement peut les tuer», un simple changement… Dores le laissa tranquille. Camilo n’essaya pas de grimper sur le perchoir en bambou, il mangeait et buvait peu, paupières mi-closes, seul trait grossier, elles ressemblaient à une toile froissée. Concentré sur sa douleur, toute sa beauté était à terre.
Dores appela l’homme. Elle attendit encore. Il dit : «Laisse-moi tranquille – laisse-moi dormir».
De longues heures, elle regarda l’oiseau estropié au fond de la cage, il la regardait, et tremblait si elle approchait et elle pleura. Dores pensa que l’on ne pleurait comme ça, sans fin, que pour quelqu’un. Quand le jour tomba à nouveau, elle mit ses mains dans la cage, saisit Camilo par le dos et lui ferma les ailes, les oiseaux n’apprécient pas qu’on leur fasse cela. Mais il ne résista plus. Dores avait cessé de pleurer, elle le cajola, le berçant et se berçant. L’oiseau entortilla sa serre valide autour de son petit doigt, immobile.
Le portant ainsi, elle alla jusqu’à la salle de bain. Elle pensait qu’il y aurait davantage de sang. Une torsion, et la tête fut décollée, le corps tressaillit – très peu de sang. Elle retourna au salon, avec les deux morceaux du petit cadavre dans les mains. Seuls les yeux s’étaient éteints voilés comme l’on dit. Les paupières étaient baissées, grises et épaisses.
Une partie du corps dans chacune de ses mains, elle appela sa mère pour lui dire que l’oiseau était mort d’une maladie, ou de dépaysement. Elle se rendit compte qu’elle grimaçait. Dans sa voix des larmes silencieuses et inaudibles lui recouvraient le visage comme un voile. La mère lui dit que c’était dommage, qu’elle aimait tellement les animaux, qu’elle lui avait inculqué cet amour, mais que de toute façon, elle devait les éviter car elle n’avait pas de chance et qu’elle n’était pas douée avec eux.
Dores appela l’homme. La tête de l’oiseau, dans sa main gauche était froide. «Pierre d’Orient étincelante d’un bleu aveugle, oeil égyptien saphir». L’homme enfin réveillé, dit : «Moyen-Orient» – Veux-tu me voir ? Dores dit non, qu’elle ne voulait plus jamais le voir – qu’elle était aveugle. Il dit «quoi ?», sans émotion, ni inquiétude. Il dit qu’elle avait beaucoup affabulé et n’avait plus l’âge de faire du mélodrame à cause d’une bête. Dores dit que oui, que non, qu’elle voulait seulement lui dire qu’elle ne voulait plus jamais le voir. L’homme raccrocha.
Dores enveloppa les deux morceaux de l’oiseau, elle allait les mettre dans la poubelle au fond de l’escalier. À mi-chemin elle ouvrit le paquet pour voir une fois encore les ailes. Elle les écarta. Même décapité l’oiseau était encore d’une beauté radieuse. N’ayant plus personne sur qui pleurer, Dores s’assit sur le palier et pleura vraiment sur le cadavre, si éloigné de ses contrées, qui auraient pu être une forêt à moyenne altitude, ou la pergola d’un jardin à Canberra.
Assise au milieu des poubelles, Dores ouvrit ses mains qui ne retenaient que les deux morceaux du chaos de sa vie. Dans l’odeur putride des containers de la rue, Dores regarda encore l’oiseau rigide et bleu, comme le ciel d’où elle n’aurait jamais dû tomber, gardienne indigne de ces petits, Dores dit à haute voix – «que la rancune de Dieu pour ses créatures est meurtrière».