Rayon de soleil (inédit)
Anne-Laure Boulanger
Anne-Laure Boulanger est professeur de lettres classiques à Bordeaux.
Je me demande depuis longtemps si j’ai une madeleine qui peut me replonger loin en arrière… Je sais aujourd’hui que ma vie en est peuplée depuis le jour où je me suis littéralement figée dans ma chambre… J’ai compris que le rayon de soleil à cet instant-là en était la cause. Juste un rayon de soleil, d’une intensité identique à celle que j’avais déjà perçue autrefois… Ma madeleine est donc une lumière. Elle se loge dans un rayon de soleil particulier, naissant, dans une salle de bain HLM, une bouteille de Vigor orange vide sur le rebord de la baignoire elle-même pleine de mousse…
Je suis dans l’eau et ma mère entre pour coiffer ses longs cheveux. Elle est à côté de moi. Je n’existe pas. Elle regarde sa tête dans le miroir sans me voir. Elle s’applique à lisser impeccablement sa chevelure qu’elle doit avoir à peine séchée. Je remplis et je vide la bouteille orange. Je suis heureuse et seule. Ma mère est sereine et n’a pas besoin de me surveiller. Elle me laisse à mon jeu préféré, celui qui me met en présence de mon objet merveilleux favori, celui de la publicité dans laquelle un baril de produit nettoyant industriel dangereux devient magiquement la petite bouteille «au service de vos sols» et que j’ai réussi à rendre totalement inoffensive en la faisant entrer dans mon bain pour faire des bulles…
Je suis fascinée par l’eau qui se déverse du goulot et ma mère est intriguée par le temps que je passe à remplir et à vider cette bouteille. Elle trempe sa main dans l’eau. Elle est trop tiède. Je suis d’accord. Elle me tend une serviette. Je me lève. Elle me frotte pour me sécher. Elle est la seule adulte qui sait doser sa force lorsqu’elle m’approche. Les adultes sont des brutes mais je leur pardonne leurs gestes qui régulièrement m’arrachent les bras lorsqu’ils veulent me soulever. Je sais qu’ils font cela pour me témoigner maladroitement leur affection. Alors ça va… Mais ce qu’ils ne savaient pas alors, ces grands-là, c’est que toutes leurs marques d’affection n’étaient rien en comparaison de ce rayon de soleil naissant qui nous caressait et nous enveloppait, ma mère et moi, pour nous réunir tendrement dans une douce intimité.
Ce genre de souvenirs m’arrête net. Ils reviennent souvent en silence pour ne jamais se taire. Je les contemple comme on utiliserait un projecteur pour des films en 8 mm. J’aime sentir en solitaire cette douce douleur du souvenir, cette nostalgie d’un passé que je ne revivrai jamais. Je ne suis pas mélancolique. Je ne souffre pas vraiment. J’attends juste le prochain rayon de soleil…