Les Louboutin (inédit)
Brigitte Comard
Brigitte Comard est chanteuse et écrivain. Elle a publié Hydroponica son premier roman, en 2013, aux éditions L’Ire des Marges.
… elle… c’est l’amie de ma belle-soeur. Je n’ai rien contre ma belle-soeur, je pense pouvoir affirmer qu’elle n’a rien contre moi, non plus. Nous n’avons simplement rien «entre» nous. Rien qui fasse lien, qui fasse dénominateur commun. Nous ne partageons rien d’autre qu’un lien d’alliance matrimonial. J’aurais pu ne pas épouser mon mari, et nous n’aurions eu absolument aucun lien. Ça ne fait pas de nous des ennemies, pas complètement des étrangères non plus. Nous allons dîner chez ma belle-soeur, la-femme-du-frère-de-mon-mari, deux ou trois fois par an, à l’occasion des fêtes communément acquises en famille. Pour Noël parfois, pour les anniversaires des rares vieux parents survivants, bref… on se voit peu. …
une fois, nous étions invités à un repas pour fêter la promotion de son mari, ce n’était donc pas familial, des amis à eux étaient invités aussi, des gens que je ne connaissais pas…
Ils habitent une grande maison dans une petite ville prospère, une petite ville de province, et ils sont les notables dans cette ville. Ils ont raisonnablement de l’argent et ils s’en servent, pour se faire plaisir, et aussi pour montrer qu’ils en ont. Ce n’est pas déplacé, c’est la fonction sociale de l’argent d’être montré, d’une façon ou d’une autre. Parfois c’est subtil, parce que, une façon de montrer l’argent, chez ceux qui en ont beaucoup c’est de le cacher. Mais pour ça il faut vraiment en avoir énormément, pour ma belle-soeur et mon beau-frère, ce n’est pas ça, on est plusieurs échelons au-dessous. Non, on est à le montrer, distinctement ; montrer distinctement qu’on est à l’aise, sérieux, raisonnables, mais très à l’aise.
Alors, les amis que nous ne connaissions pas sont arrivés chez mon beau-frère et nous étions déjà assis autour de la table basse avec l’apéritif, la première bouteille de champagne ouverte «ça les fera arrive » et on rit avec ça, avant, et pendant leur arrivée, ça fait partie des conventions. C’est comme si ça réservait un premier sujet de conversation sans enjeux. Ensuite chacun a bien conscience qu’il va falloir rebondir sur cette gaieté-outil, parce que c’est un outil, la gaieté, un outil pour bien poser qu’on est là pour ne dire que des choses légères, sans importance majeure, on serait très dépourvus si l’un des convives disait juste après la première gorgée de champagne, «Stéphanie et moi, on ne fait plus l’amour depuis trois ans, moi, je ne supporte plus».
Non, ça n’est pas envisageable, c’est bien possible que Stéphanie et lui ne fasse plus du tout l’amour, d’ailleurs si vous faites un sondage fin, en douceur, parce que le gens mentent facilement sur ce sujet, vous avez de grandes chances de vous apercevoir qu’autour de vous, il n’y a pas que Stéphanie et lui qui ne font plus l’amour depuis trois ans, cinq ans, quinze ans… Mais ça ne fait pas partie des conventions d’en parler à l’apéritif. Alors quand ils sont arrivés engoncés dans leur petite gaieté-carapace, et nous aussi bien engoncés, on s’est tous un peu ébroués, comme un échauffement vous voyez ? Des petits gestes mécaniques sans importance mais qui délimitent le cadre, on sait où on va. Pendant l’échauffement, je regardais un peu les choses. On peut admettre ça, ils savent que je suis metteure en scène, artiste, pas tout à fait comme eux. Alors ils me laissent avec une petite marge, c’est normal, elle est un peu originale, c’est normal, on l’aime comme elle est, n’est-ce pas, comme elle est. Moi ça me donne un bon angle pour regarder, une bonne distance, pour la netteté.
Avec cette focale bien réglée, je n’ai vu qu’elles, elles étaient, en vrai, aussi époustouflantes que l’idée qu’on s’en fait. Je ne sais pas quelle idée vous vous faites de la perfection ? Ma grand-mère c’était la propreté des casseroles. Je me souviens, toute petite, la voir, de dos, un peu voûtée, arc-boutée sur son évier, enfin, l’évier de ma mère, parce que c’étaient les casseroles de ma mère qui méritaient la rédemption. Et ma grand-mère récurait frénétiquement, longuement, extatiquement, jusqu’à son idée à elle de la perfection. Et bien là, c’est la perfection qui m’a sautée au visage, Stéphanie était perchée sur la perfection. Les deux pieds dans la perfection. Soudain, peu importait qu’elle ne fasse plus jamais l’amour avec son mari depuis dix ans, quinze ans, Stéphanie portait des Louboutin !
On ne raconte pas le vertige de la cambrure des Louboutin. Regarder une chaussure Louboutin c’est un sport de glisse. Au bout des Louboutin il y a forcément la beauté. Même quand c’est Stéphanie au bout des Louboutin. Louboutin transcende tout.
Alors j’ai fait ce que je ne fais jamais d’habitude, j’ai plongé dans le vertige et j’ai demandé à Stéphanie si c’était bien des Louboutin. Ça ne se fait pas ça, à l’apéritif, quand on ne connaît pas les gens. Je l’ai fait. C’était intenable sinon, il m’en fallait plus, il fallait que j’entre dans le mystère, dans l’intimité de cette femme qui portait des fantasmes à ses pieds. Cette femme qui s’était offert un vertige pour chaque pied, pour survoler le monde d’une désinvolture innocente, inhumaine. J’ai profité de mon statut d’originale, ça peut être un peu déplacée une originale, un peu impolie, ça ne se rend pas compte une artiste… «Et ça coûte combien ?»
Stéphanie doit être un peu artiste, elle n’a pas tiqué, elle a pris les choses avec beaucoup de naturel, elle a pris les choses à la perfection finalement. «Oh tu sais, on se tutoie n’est-ce pas ?» Oui, dans cette proximité- là, dans une aussi manifeste complicité – la complicité c’est le début du crime, c’est délicieux – forcément on se tutoie, comme on tutoie les anges. Comme un jeune du Komsomol tutoyait Staline. «J’ai pris le modèle de base, la première paire que j’ai repérée, elle était à seize mille euros, je l’ai reposée. Celle-ci elles coûte sept cent quarante-six euros.» Soudain je n’ai plus écouté Stéphanie, les anges ni Staline, soudain j’ai mis une grande distance entre la petite ville prospère et moi et je suis allée, en rêve, faire la queue 38 rue de Grenelle où n’entre jamais qu’un client à la fois, pour ressortir, avec des ailes aux talons. Ça n’a pas de prix, les ailes aux talons.