L’épitaphe de Villon ou ballade des pendus

L’épitaphe de Villon
ou ballade des pendus
François de Montcorbier (des Loges) dit François Villon (1431-1463 ?)

Le poète écrit cette marche funèbre au rythme obsédant avant d’être pendu. C’est le mort qui parle (par la grâce du poète vivant) après avoir subi la question de l’eau. Villon souvent condamné fut impliqué dans une rixe au cours de laquelle Maître Ferrebouc, un notaire avait été blessé. Ce chef-d’oeuvre est sans doute le premier poème contre la peine de mort. Celle de Villon fut annulée par le Parlement ordonnant son bannissement de Paris le 5 janvier 1463. Nul ne sait ce qu’il advint du poète maudit et fils adoptif d’un chapelain, Guillaume Villon.

Frères humains qui après nous vivez,
N’ayez les coeurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous merci.
Vous nous voyez ci-attachés, cinq, six :
Quant à la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéça (1) dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s’en rie :
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Se frères vous clamons, pas n’en devez
Avoir dédain, quoique fûmes occis
Par justice. Toutefois, vous savez
Que tous hommes n’ont pas bon sens rassis ;
Excusez-nous, puisque sommes transis (2),
Envers le fils de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l’infernale foudre.
Nous sommes morts, âme ne nous harie (3) ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !
La pluie nous a débués (4) et lavés
Et le soleil desséchés et noircis :
Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais nul temps nous ne sommes assis ;
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
À son plaisir sans cesser nous charie,
Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre.
Ne soyez donc de notre confrérie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Prince Jésus, qui sur tous a maistrie,
Garde qu’Enfer n’ait de nous seigneurie :
À lui n’ayons que faire ne que souldre.
Hommes, ici n’a point de moquerie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

1. il y a longtemps déjà
2. trépassé
3. tourmente
4. trempés

Ballade à la gloire de Bertrand Du Guesclin

Ballade à la gloire de Bertrand Du Guesclin
… qui deuil n’en fait, et qui ne prie, il erre…
Eustache Deschamps (1346-1406)

Ce chant funèbre est composé de trois strophes dont les deux derniers versconstituent l’envoi puis le refrain : … «afin qu’à tous de sa mort le coeur serre : Pleurez, pleurez, fleur de Chevalerie…» Le poète rend hommage au Dogue noir, le Connétable du Guesclin (1320-1380) que Charles V le Sage (1338-1380) fit enterrer à Saint Denis dans la sépulture des rois de France. Dans l’imaginaire français, Le Dogue, ce bon chasseur d’anglais, est un héros à la loyauté absolue. En effet, il ne changea jamais d’allégeance. Deschamps, disciple du poète Guillaume de Machaut (1300-1377), fut contemporain de François Villon, Charles d’Orléans (1394-1465) et Christine de Pisan (1364-1430), qui vont créer avec leurs rondeaux, ballades, chants royaux, lais et virelais… un nouvel art poétique. Le trouvère Jean dit Cuvelier, est l’auteur d’une geste engagée sur Du Guesclin puis Jean Froissart (1337-1404), dans ses Chroniques, forgea la légende du preux chevalier Bertrand. Cependant, certains Bretons en ont fait la figure du traître précisément en raison de son engagement pour les Valois. Deschamps semble y faire référence aussi : Ô Bretagne, pleure ton espérance…

Estoc (1) d’honneur et arbre de vaillance,
Coeur de lion, épris de hardement (2),
La fleur des preux et la gloire de France,
Victorieux et hardi combattant,
Sage en vos faits et bien entreprenant,
Souverain homme de guerre,
Vainqueur de gens et conquéreur de terre
Le plus vaillant qui onques (3) fut en vie,
Chacun pour vous doit noir vêtir et querre (4) :
Pleurez, pleurez, fleur de Chevalerie !

Ô Bretagne, pleure ton espérance,
Normandie, fais son enterrement,
Guyenne aussi, et Auvergne or (5) t’avance,
Et Languedoc, quier (6) lui son monument :
Picardie, Champagne et Occident
Doivent pour pleurer acquerre (7)
Tragédiens, Aréthuse (8) requerre (9)
Qui en eaue (10) fut par ses pleurs convertie,
Afin qu’ à tous de sa mort le coeur serre :
Pleurez, pleurez, fleur de Chevalerie !

Hé ! Gens d’armes, ayez en remembrance (11)
Votre père, – vous étiez si (12) enfants ! –
Le bon Bertrand, qui tant eu de puissance,
Qui vous aimait si amoureusement ;
Guesclin priait : priez dévotement
Qu’il puist (13) paradis conquerre (14) ;
Qui deuil n’en fait, et qui ne prie, il erre ;
Car du monde est la lumière faillie (15) ;
De tout honneur était la droite serre (16) :
Pleurez, pleurez, fleur de Chevalerie !

1. Épée
2. troupeau, meute / hardi / dur valeureux
3. jamais
4. se procurer (des habits de deuil) / impératif quier : acquerre, requerre, conquerre
5. maintenant
6. quérir, chercher
7. acquérir
8. nymphe transformé en fontaine
9. retrouver
10. eau
11. souvenir, terme anglais
12. ses
13. puisse
14. conquérir
15. éteinte
16. la seule sauvegarde

Le dit des ribauds de Grève

Le dit des ribauds de Grève
Rutebeuf (1230-1280)

Rutebeuf était jongleur de profession. Sa poésie n’était pas destinée au chant. Il décrit ici, vers 1260 (sans doute à l’attention du Roi Saint Louis), avec réalisme et simplicité, la dure vie du peuple, celle des ribauds, ces vagabonds va-nupieds, qui trainaient place de Grève (emplacement de l’Hôtel de Ville)… Très pauvre lui aussi, Rutebeuf a dû bien connaître le quotidien de ces gueux que personne n’assistait.

Ribauds, or (1) êtes-vous à point ?
Les arbres dépouillent leurs branches,
Et vous n’avez de robe point ;
Ainsi en aurez froid aux hanches.
Quels vous fussent (2) tous les pourpoints
Et les surcots (3) fourrés à manches !
Vous allez en été si joint (4)
Et en hiver allez si cranche (5) ;
Vos souliers n’ont pas métier d’oint (6) :
Vous faites de vos talons planches.(7)
Les noires mouches vous ont point (8),
Or vous repoinderont les blanches. (9)

1. maintenant
2. combien précieux vous seraient...
3. gilets à manches plus ajusté que le pourpoint
4. joint (sans s) : vifs
5. mal en point
6. besoin de graisse
7. vos talons vous tiennent lieu de semelles
8. piqué
9. les mouches blanches : les flocons de neige vous piqueront à leur tour

Complainte des tisseuses de soie

Complainte des tisseuses de soie
Yvain, Le Chevalier au lion (extrait)
Chrétien de Troyes (1135-1190)

Les canuts d’Aristide Bruand et La chanson de la Chemise (Song of the shirt, 1843) de l’anglais Thomas Hood reprendront le même thème. Chrétien de Troyes excelle à peindre la vie matérielle du peuple. Dans son roman, Yvain, Le Chevalier au lion, libère les tisseuses de soie des maîtres sans coeur qui les exploitent… Le Chevalier pense que ces ouvrières sont captives du diable. Le poète proteste contre la misère ouvrière du XIIe siècle en France.

Toujours draps de soie tisserons :
Jamais n’en serons mieux vêtues.
Toujours serons pauvres et nues
Et toujours faim et soif aurons ;
Jamais tant gagner ne saurons
Que mieux en ayons à manger.
Du pain avons à grand dangier (1)
Au matin peu et au soir moins :
Jamais de l’oeuvre de nos mains
N’aura chacune pour son vivre
Que quatre deniers de la livre.
Et de ce ne pouvons-nous pas
Assez avoir viandes et draps ;
Car, qui gagne dans la semaine
Vingt sous, n’est mie (2) hors de peine.
Et bien sachez vos a estroz (3)
Qu’il n’y a celle d’entre nous
Qui ne gagne vingt sous au plus.
De cela serait riche un duc !
Nous sommes en grande pauvreté
S’enrichit de notre mérite (4)
Celui pour qui nous travaillons.
Des nuits grand’ partie nous veillons
Et tout le jour, pour y gagner ;
On nous menace à maheignier (5)
Nos membres, quand nous reposons,
Et pour ce reposer n’osons.

1. peine
2. point
3. vous autres
4. service
5. maltraiter

La mort de Roland

La mort de Roland
… il fait cela car il le veut vraiment
Extrait de la Chanson de Rolland
Anonyme (XIIe siècle)

Les chansons de geste (en latin gesta, action) étaient divisées en strophes construites essentiellement selon un rythme qui établissait l’unité. Le chant était destiné à un public qui ne lisait pas mais qui l’entendait de places en foires… La rude simplicité des poèmes permettait l’évocation d’exploits et de fictions romanesques.

Selon l’histoire, au cours de l’été 778, l’arrière-garde de Charlemagne est surprise dans les Pyrénées par des montagnards (?… cf. La vie de Charlemagne ou Vita Caroli Magni d’Eginhard, 770-840). Roland, jeune Comte de la Marche de Bretagne, pleinement engagé dans la bataille, meurt… Naît alors la légende (La geste de Roland, manuscrit dit d’Oxford -1170) : Roland devient neveu de Charlemagne et, les montagnards… 400.000 païens Sarazins contre lesquels le monde chrétien doit triompher ! … Sur la route de Saint Jacques, les pèlerins visitent le tombeau de Roland à Blaye, vont à Bordeaux en l’église Saint Seurin pour toucher le gant et l’olifant de ce soldat de dieu !… à Roncevaux, ils deviennent tous des chevaliers animés d’une foi soutenue par l’honneur national ! Par le poème, vibre ainsi, pour la première fois, le sentiment français, né de l’amour de la Douce France contre l’envahisseur… Roland, à bout de forces, tente de briser son épée pour qu’aucun ennemi ne s’en empare… Il ouvre une brêche (le Pas de Roland). L’épée ne cède pas. Dieu reconnait ainsi la foi et la valeur du sacrifice du preux chevalier. Le poème est un drame non de la fatalité mais de la volonté, de l’engagement. Roland incarne la grandeur d’âme, l’honneur, la bravoure, la piété. L’auteur de la Chanson est peut-être un certain Turold (un chroniqueur ?) évoqué au dernier vers du poème : ci falt la geste que Turoldus declinet… ainsi prend fin l’écriture du poème de Turold… ? (La composition de cet extrait tente de restituer cet épisode de la geste en français moderne… Le comité de lecture de Phaéton recommande la lecture du livre de Frédéric Boyer Rappeler Roland, P.O.L, 2013.)

173
Roland frappa son épée contre une pierre grise
La pierre casse et s’ouvre alors la brèche
L’épée grince sans rompre ni briser
Pointée haut vers le ciel elle vibre
«Ton pommeau d’or a beaucoup de reliques
Une dent de Pierre l’Apôtre
Le sang du Grec Basile le Saint
Des cheveux de Denis l’Évêque de Paris
Un linge de la Vierge Marie
Il n’est pas juste que des païens te possèdent
Par les chrétiens tu dois être servie
Nul couard ne peut te prendre
Très grandes terres par toi j’ai conquises
Elles sont au riche et puissant Charles
Blanc Empereur à la barbe fleurie»

174
Alors Roland sent que la mort l’étreint
De la tête elle lui descend au coeur
Roland court et s’assoit sous un pin
Sur l’herbe verte s’allonge à plat ventre
Glisse sous lui l’épée et l’olifant
Tourne sa face vers les regards païens
Il fait cela car il le veut vraiment
Charles dira avec chacun des siens
– Le noble Comte est mort en conquérant
Pour ses péchés il tend vers dieu son gant
Souvent la mort prend le fautif doucement

175
Ainsi Roland sent que son heure est venue
Au sommet du pic on voit clair vers l’Espagne
D’une main ferme il frappe sa poitrine
Tend son gant droit à Dieu tout puissant
«Prend ma faute mes péchés grands et menus
Ceux qui j’ai commis dés l’heure de ma vie
Jusqu’à ce jour où la mort vient et frappe»
Vers lui descendent alors du ciel les anges

176
Le Comte est allongé sous le feuillage du pin
Vers l’Espagne il tourne son visage
De bien des choses lui vient le souvenir
De toutes les terres qu’il a conquises
De Douce France en héritage des hommes braves
Du Seigneur Charlemagne qui l’a nourri
Dans un soupir il ne peut retenir une larme
Le Chevalier ne veut rien oublier
Il bat encore sa coulpe et demande à Dieu
« Toi le vrai père qui jamais n’a menti
Qui ressuscitas Lazare pour sa sainteté
Qui sauva Daniel de la fosse aux lions
Sauve mon âme de tous les périls
Lave-moi des péchés de ma vie
Prends mon gant droit Seigneur »
Saint Gabriel de sa main le lui prend
Sur son bras sa tête est inclinée
Il joint ses mains c’est la fin
Dieu lui envoie l’ange Chérubin
Et Saint Michel du Péril de la Mer
L’Archange alors vers Dieu les escorte
Et monte en paradis l’âme du Comte