Rimbaud et la synesthésie

Rimbaud et la synesthésie
Jean-Rodolphe Vignes
Jean- Rodolphe Vignes est professeur de médecine à l’Université de Bordeaux.
Docteur en neurosciences, il exerce comme neurochirurgien au Centre hospitalo- Universitaire de Bordeaux et enseigne à l’Université de Bordeaux. (voir dans la section biographie)


Cette photographie en noir et blanc, représente bien sûr Jean, Nicolas, Arthur Rimbaud (1854-1891). Elle a probablement été prise en 1871, alors qu’il n’avait que 17 ou 18 ans, et qu’il arrivait à Paris fuyant une fois de plus Charleville, plein d’ambition et de poésies. Il souhaitait au moins deux choses, faire publier ses écrits (par l’intermédiaire de Paul Demeny, pensait-il) et rencontrer Paul Verlaine, dont il appréciait l’œuvre, lue grâce à son professeur de rhétorique au collège de Charleville, Georges Izambard. Quand Rimbaud prend contact avec Verlaine, par l’entremise de Charles Bretagne en août 1871, il ne connaît de son correspondant que les vers des Poèmes saturniens et des Fêtes galantes (jugées «adorables») mais suffisamment dignes à ses yeux (qualifiant Verlaine de «vrai poète») pour qu’il puisse lui soumettre les siens. Rimbaud débarque donc à Paris par le train, en septembre 1871. Il est rapidement introduit dans les milieux littéraires parisiens, et c’est également Verlaine qui conduit Rimbaud dans l’atelier d’Étienne Carjat, photographe des célébrités et artistes d’alors, au 10, rue Notre-Dame-de- Lorette. «N’est-ce pas bien l’Enfant Sublime» s’exclame Verlaine, dans une lettre du 2 novembre 1883 à Charles Morice. Il y a deux clichés connus, dont les dates exactes sont encore débattues. Ce portrait montre un Rimbaud à la cravate maladroitement nouée, les cheveux en désordre, un regard lointain, une pose assez classique qui peut également faire penser à celle prise par Charles Baudelaire. Cette représentation de l’auteur, publiée pour la première fois en 1922, et qui est actuellement exposée au Musée Rimbaud de Charleville-Mézières, a une histoire propre tout aussi étonnante et picaresque que la vie même de son modèle. Mais en regardant ce visage, peut-on imaginer autant de génie, de facilité intellectuelle, de faculté de création ? Ce qui est également frappant, c’est certainement le contraste entre cette photographie si pauvre en couleur et l’œuvre de Rimbaud qui en est si riche, pour atteindre un paroxysme éclatant dans son poème Voyelles.

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges ;
– O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Ce texte a sûrement été l’un des plus commentés de son œuvre. Écrit probablement à l’automne ou l’hiver 1871, ce sonnet de 14 vers a été publié le 5 octobre 1883 dans la revue Lutèce grâce à l’intervention de Verlaine qui en aurait ajouté la ponctuation et quelques variantes sémantiques. Il montre l’exceptionnelle abondance des adjectifs de couleur, illustrant parfaitement ce que doit être, pour lui, un Poète (lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871). Le noir bien sûr, couleur (ou non couleur) récurrente chez Rimbaud, est notée une centaine de fois. Pensons au «gibet noir» (Bal des pendus), à «la chaste robe noire» (le Châtiment de Tartuffe), aux « noirs dans la neige » (Les Effarés) ou encore aux «noirs de loupes» (Les Assis). Vient ensuite le blanc, souvent en contrepoint du noir, mais aussi en sentiment de pureté comme «l’infini roulé blanc de ta nuque à tes reins» (L’ étoile a pleuré rose), ou encore «la rue est blanche et c’est la nuit» (L’Angelot maudit). Le rouge, qui s’associe le plus souvent au vocabulaire charnel, au lexique du corps : «Elle avait rêvé rouge. Elle saigna du nez» (Les Premières Communions) ou bien «il a deux trous rouges au côté droit» (Le Dormeur du val). Le bleu et le rose renvoient plutôt à la candeur, à l’insouciance et au bonheur éphémère, comme «du bon matin bleu, qui vous baigne» (Ce que retient Nina), ou «l’étoile a pleuré rose au coeur de tes oreilles» (L’ étoile a pleuré rose). Ces couleurs, très présentes au début de l’oeuvre, tendent à s’effacer avec le temps et la naïveté. Le vert : «j’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies» (Le Bateau ivre), le violet, le jaune etc. pouvant être mélangés dans un même écrit : Le Dormeur du val (bleu, vert, rouge), Au Cabaret-Vert, cinq heures du soir (vert, rose, blanc), Rêvé pour l’ hiver (rose, bleu, noir). À cela se rajoutent les couleurs évoquées : «Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braise» (Le Bateau ivre), inventant même un néologisme (pour la couleur de la nacre). Rimbaud écrit avec sa palette de couleurs, comme un «Impressionniste» selon le mot d’Emilie Noulet, universitaire Belge. Rappelons que le tableau Le Déjeuner sur l’ herbe d’Edouard Manet a été exposé à partir de 1863. En fait, Rimbaud pense lui-même avoir une maturité importante, comme il le dit dans sa lettre à Izambard le 25 août 1870 : «Ma vie à dix-huit ans compte tout un passé». Il n’a pas encore 16 ans lorsqu’il rédige ces mots ! Il faut de suite constater que l’auteur mélange régulièrement les sens, privilégiant volontiers la vue, le toucher, l’olfaction, l’audition. Il tente une explication de ses associations sensorielles dans son œuvre dans Alchimie du Verbe :

« À moi. L’histoire d’une de mes folies.

Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne. J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.

Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de moeurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.»

Il est certain que les souvenirs de l’enfance ressurgissent dans les textes de Rimbaud (Les Poètes de sept ans). Les romans d’aventures qui jalonnent son parcours de jeune lecteur ont une influence sur le développement de ses sensations chromatiques. Les «Peaux-Rouges», les «poteaux de couleurs », les «arcs-en-ciel», les «golfes bruns» tirés du Bateau ivre, montrent à quel point Rimbaud se remémore ses premières lectures, images qui contrastent avec cette nécessité précoce de marcher loin, de partir au-delà, de fuir sa vie et «je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin» comme il le dit dans Oraison du soir. Son éducation a été des plus classiques, inscrit dès 1865 au collège de Charleville, bourgade alors en plein essor, il obtient régulièrement des récompenses (récitation, vers latins, histoire et géographie, enseignement religieux, allemand, version grecque) lui permettant de publier trois de ses devoirs en vers latins dans la revue officielle de l’académie de Douai et d’entrer en rhétorique au collège. On sait que la poésie grecque, qu’appréciait Rimbaud, foisonne de références à la couleur, le rouge étant présent dans L’Iliade, Aristote ayant également utilisé le vert, le bleu, et le violet dans son oeuvre. Et puis, comment ne pas évoquer l’influence indéniable de la lecture de Charles Baudelaire, « un vrai Dieu » aux yeux de Rimbaud, et notamment de Correspondances (1857), extrait des fleurs du Mal (IV) :

«Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.»

Dans cette continuité, Verlaine a très tôt magnifié les sens. Les Poèmes
Saturniens (1866) et les Fêtes Galantes (1869) reflètent encore son aspect Parnassien, mais déjà s’y mêle «le souvenir avec le crépuscule» et il entend «l’inflexion des voix chères qui se sont tues». Rappelons cet extrait d’Art poétique de 1874 dans lequel il précise :
«Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance!
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !»

Mais reprenons le poème Voyelles. Nous avons vu l’importance de la sensation colorée donc visuelle dans l’oeuvre de Rimbaud. En dehors de l’évidence des influences de l’éducation, de la lecture, de l’expérience, bon nombre d’interprétations ont été proposées concernant l’exacerbation sensorielle dans ses textes, mais il est évident que l’association de lettres, des voyelles (graphèmes), à des couleurs orienterait vers une description sémiologique de la synesthésie. Cette synesthésie serait alors un signe clinique, d’un bon ou d’un mauvais fonctionnement du cerveau, en tout cas d’une évidente activation de réseaux neuronaux dont un neurobiologiste pourrait décrire le fonctionnement. Le mot synesthésie vient du grec Syn (union) et Aísthêsis (sensibilité) et veut dire perception simultanée. Il s’agit d’une expérience subjective dans laquelle des perceptions relevant d’une modalité sensorielle sont régulièrement accompagnées de sensations relevant d’une autre modalité, en l’absence de stimulation de cette dernière. par exemple une personne peut écouter des notes de musique et y associer des sensations de couleurs. En France, c’est d’abord l’adjectif « synesthétique » qui est entré dans le dictionnaire Littré en 1873 (« terme de physiologie, qui éprouve une sensation simultanée avec un autre organe »), alors que le mot « synesthésie » n’apparaît qu’en 1890 dans le Nouveau Larousse : « Le phénomène de l’audition colorée est un frappant exemple de synesthésie : il consiste en ce que, chez certains sujets, un son d’un timbre donné détermine non seulement une sensation auditive mais encore une sensation visuelle d’une couleur donnée et toujours pour le même son. Il y a donc l’association des sensations, l’une naissant à la suite et à l’occasion de l’autre, dans une partie du corps ou un appareil sensoriel plus ou moins distant du point primitivement impressionné».

La littérature de Rimbaud est parcourue d’éléments synesthésiques, comme dans Les Illuminations, (1873-1875). Ainsi dans Phrases : «Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendres vole dans l’air ; — une odeur de bois suant dans l’âtre — les fleurs rouies, — le saccage des promenades, — la bruine des canaux par les champs, — pourquoi pas déjà les joujoux et l’encens ?». Cette accumulation de notations visuelles, olfactives («odeur de bois», «encens»), gustatives («goût de cendres»), tactiles (la «bruine»), auditives (on entend «suer» les bûches) se retrouve dans d’autres passages des Illuminations : « Il sonne une cloche de feu rose dans les nuages» (Phrases) ; «La lune brûle et hurle» (Villes I) ; «Des cercles de musique sourde» (Being Beauteous) ; «Parfums pourpres du soleil des pôles» (Métropolitain). Dans ces exemples, une sensation en fait naître une autre qui en précise ou en renforce le sens. Dans «Les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent» (Enfance) l’idée de beauté est exprimée conjointement par la luminosité éclatante et le tintement cristallin de l’objet évoqué en rêve. Dans «Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée» (Vies I), la violence auditive de la perception («tonne») est renforcée par une vision en rouge («écarlates»), peu naturelle et inattendue.

Victor Segalen dans «Les synesthésies et l’ école symboliste» précise que la littérature a depuis longtemps utilisé ce procédé. Dès l’époque védique, les poètes hindous usaient de corrélations sensorielles. Les Hébreux ont également dans les textes anciens des équivalents synesthésiques. La civilisation gréco-latine également. Johann Wolfgang von Goethe dans sa théorie des sons et des couleurs aussi. Si d’un point du vue littéraire, cette confusion des sens est connue depuis longtemps, il n’en est pas de même du point de vue médical, et l’on peut se demander si au-delà de l’intérêt poétique, il n’existe pas un aspect méconnu de la personnalité de Rimbaud, une particularité de son système neurologique qui lui aurait permis de ressentir ce que d’autres ne peuvent ressentir, ou de construire une image mentale donnant cet effet de style puissant qui classe ce poème parmi les plus représentatifs du style de l’époque.

La synesthésie, une terminologie d’abord médicale

Georg Tobias Ludwig Sachs (1786–1814), médecin bavarois, a été le premier scientifique à publier son propre cas, en décrivant l’association de sensations colorées en écoutant de la musique, ou en lisant certains nombres, jours de la semaine, ou lettres. Ces phénomènes, constatés également chez sa soeur (albinisme familial) ont été dénommés synesthésies. Sachs a rapidement conclu que d’autres personnes pourraient partager ces mêmes sensations. La notion de correspondances intersensorielles est très populaire dans les milieux scientifiques et artistiques de la fin du XVIIIe siècle. Isaac Newton (1643-1727) a spéculé sur l’existence d’une loi physique qui pourrait expliquer la relation entre les sept intervalles musicaux dans le système d’octave et les sept couleurs qu’il a identifiées dans le spectre de la lumière. Les salons littéraires du XIXe siècle rapportent souvent des anecdotes concernant des hommes aveugles capables de différencier les couleurs par le toucher, considérant cette capacité comme une preuve philosophique de supériorité de l’homme sur l’animal. Charles-Auguste-Édouard Cornaz (1825-1911), célèbre chirurgien de Neuchâtel en Suisse, dans sa thèse de doctorat en médecine (Des abnormités congénitales des yeux et de leurs annexes, 1848), a tenté d’expliquer la synesthésie par des anomalies anatomiques au niveau des yeux qui, contrairement au daltonisme, produiraient un état d’hyperchromatopsie (perception de trop de couleurs). En réponse à cette description, un nouveau cas est identifié l’année suivante, avec proposition du terme « hyperesthésie du sens de la couleur » (Anonyme, 1849), suggérant que cette condition ne doit pas être rare, mais probablement négligée et proposant la description d’une personne pour qui les lettres ont une certaine coloration, selon qu’elles sont prononcées ou pensées, allant du rouge pâle, blanc bleuté, jaune, noir, rouge cerise au brun foncé ou brun clair. Ces premiers cas ont déclenché scepticisme et discussion dans la communauté française. Pour certains, ces phénomènes ne seraient pas physiologiques mais relèveraient de pathologies mentales (une forme d’autisme peut développer des synesthésies). Pour d’autres, l’origine en serait le cerveau lui-même, et non pas les yeux. Louis Perroud (1833-1889), médecin lyonnais a rapporté, dans le Journal de Médecine de Lyon en 1863, le cas d’un patient associant des lettres, des chiffres et des couleurs : « M. X, 30 ans, actuellement en bonne santé, depuis un certain temps qui est difficile à spécifier (autour de 12 à 15 ans), voit certaines voyelles en couleur, c’est-à-dire, aussi intimement liée dans son esprit avec l’idée de la couleur, dans la mesure où il ne peut pas porter ces lettres à l’esprit sans apporter en même temps la couleur qu’il associe à chacune d’elles. De cette façon, dit-il, A me rappelle l’idée de jaune-orange, le E est bleuâtre-gris ou gris perle, I rouge carmin, O jaune canari, U noir. Parmi les consonnes, V apparaît verdâtre, tandis que les autres lettres sont incolores. L’association de plusieurs voyelles est plus compliquée, et l’UA ne donne pas la double sensation de jaune orange et du noir, mais plutôt, une seule sensation de jaune-orange foncé ; OEU donne gris-noirâtre ; UI foncé rouge carmin ; OU, jaune-brun. Pour notre sujet, les chiffres sont eux-mêmes liés à des idées de couleur, bien que d’une manière moins claire que les voyelles : 1 et 7 sont rouge carmin, 2 et 3 sont gris bleu, 4 est un brun foncé, 5 n’a pas de couleur précise, 6 est verdâtre, 0 et 8 sont jaune canari. » Des formes de synesthésies peuvent apparaître lors d’associations aléatoires de consonnes (TMM, TDMC par exemple) ou de l’association consonnes/voyelles (TMAAM, par exemple : Marée en rouge, Amer en bleu, etc.).

Contrairement à Louis-Victor Marcé, qui, quelques années auparavant (1860), avait décrit la synesthésie comme une maladie, « probablement incurable », Perroud, pense qu’il s’agit d’une variation à la normale dont l’origine est cérébrale, tout comme Chabalier, élève lyonnais du même Perroud, qui a proposé une nouvelle terminologie en 1864, «la pseudo-chromesthésie» (la fausse vision des couleurs), pour bien montrer que le phénomène n’est pas lié aux yeux, et a décrit le cas d’un de ses patients : «Il voit très bien imprimé en noir. Mais dès que la pensée d’une voyelle est amenée à la conscience, sans même être substantiellement présente, alors la voyelle s’attache à une sorte de couche impressionniste et il ne peut pas penser la voyelle sans y associer immédiatement une couleur spécifique dans son esprit. Les voyelles seules sont de couleur, les consonnes étant comme des lettres mortes pour lui, inanimées, et tout à fait secondaires. La lettre A représente un noir très foncé, E est gris, I est rouge, O blanc, et U est associé à un noir plus léger.» Sa synesthésie ne s’arrête pas là, puisqu’il est capable d’associer des couleurs différentes en fonction de la composition des mots. Il rajoute dans cette publication, la description d’une synesthésie non visuelle (patient capable de sentir des odeurs à l’écoute d’une cloche d’église).

Cette fois-ci, l’hypothèse d’une origine au niveau du nerf optique est envisagée, mais Chabalier considère également le phénomène comme une forme d’illusion plutôt que d’hallucination, plus volontiers fréquente chez les femmes « pour qui l’imagination a une plus grande domination », et pouvant apparaître tôt dans l’enfance sans que cela soit congénital. Cette théorie médicale est largement diffusée par ses écrits, mais aussi par ses commentaires et discussions dans les réunions sociales, et la conséquence n’est pas anodine, puisque quelques années après la parution de cet article, a été favorisée une méthode éducative pour l’enseignement de la lecture : matérialiser chaque lettre par une couleur particulière pour en faciliter la mémorisation. « Je suis convaincu que ce type d’enseignement va produire de nombreux cas de pseudo-chromesthésie » disait Chabalier. Ses idées et ses théories ont rapidement fait le tour de l’Europe, et d’autres cas de synesthésies ont été répertoriés en Italie par Antonio Berti (1865) et Filippo Lussana (1865) lequel attribue un même mécanisme biologique à la synesthésie et à la métaphore. Les philosophes participent au débat, comme Joseph-Pierre Durand. En France on ne retrouve le terme de synesthésie dans le domaine médical qu’en 1891 (thèse de Millet à Montpellier) alors que les anglo-saxons ont repris le terme, depuis la description de Sachs.

C’est dans ce bouillonnement intellectuel de la deuxième partie du XIXe siècle qu’il faut se resituer pour comprendre la présence aussi importante de la couleur et des impressions synesthésiques dans l’oeuvre de Rimbaud. C’est donc probablement le 15 septembre 1871 que Rimbaud arrive à Paris. Il fréquente rapidement les Zutistes, à l’Hôtel des Étrangers, boulevard Saint-Michel à Paris, dans le quartier latin, non loin de l’École de Médecine. Dans ce Paris encore Parnassien, il fréquente deux personnages qu’il nous semble important de décrire. Antoine-Hippolyte Cros (1833-1903) est le fils du philosophe Simon-Charles-Henri Cros (1803-1876) et le petit-fils du grammairien Antoine Cros (1769-1844). Il a deux frères, Charles, poète et inventeur (du télégraphe automatique, du procédé de photographie en couleurs et du paléophone, ancêtre du phonographe) ; Henry, peintre et sculpteur très proche des peintres impressionnistes. Antoine est médecin depuis 1857, on lui doit également nombre d’ouvrages littéraires, philosophiques, médicaux ou relatifs à l’occultisme. Sa présence aux réunions du Cercle des poètes Zutiques est prouvée par différents documents, il a même participé à l’illustration de l’Album zutique. En 1874, il publie un ouvrage médical sur les fonctions supérieures du système nerveux dans lequel il précise : «sans aucun doute, la séparation de la physiologie et de la psychologie, opérée en quelque sorte par la force des choses, n’a pas été sans avantage pour le progrès ; et nous sommes loin de vouloir revenir aux origines de la science de l’homme : nous croyons cependant qu’il est indispensable aujourd’hui, non pas de confondre comme autrefois, ces deux ordres de connaissances, mais de réunir les données que fournit, d’une part, l’étude de l’âme faite par elle-même, et, d’autre part, l’observation des êtres vivants considérés dans leurs rapports avec leurs milieux, et plus particulièrement avec les organismes qu’ils animent.» Antoine Cros a raison dans cette analyse et dire que la psychologie et la physiologie ne sont finalement que l’étude d’une même évidence, le cerveau, peut apparaître bien facile. Pourtant, la théorie neuronale (le système nerveux est composé de cellules particulières, les neurones) n’émerge qu’à la fin des années 1880, grâce aux travaux d’imprégnation argentique (comme une révélation photographique !) de Santiago Ramon y Cajal, histologiste espagnol, qui obtiendra le prix Nobel de Médecine en 1906. Cette découverte a marqué le début de la compréhension du fonctionnement du système nerveux. En fait d’un neurone, le cerveau est constitué de plus de 200 types cellulaires et au total 100 milliards de neurones reliés entre eux par des synapses communicant en permanence au travers d’axones et de dendrites. Antoine Cros aurait eu ces connaissances, qu’il les aurait certainement transmises lors d’une soirée au troisième étage de cet Hôtel des Étrangers. En effet celui-ci connaissait certainement ces cas de synesthésies qui passionnaient toute la société depuis quelques décennies. Ne peut-on pas envisager qu’il fût le conteur d’une ces histoires auprès des zutiques ?
Supports neurophysiologiques de la synesthésie graphème-couleur Pour appréhender ces phénomènes subjectifs, il faut d’abord comprendre comment se développe une stimulation visuelle depuis l’oeil jusqu’à notre cerveau. Mentionnons les travaux de David Hubel et Torsten Wiesel qui ont participé à la description de ce réseau de la vision et qui ont obtenu le prix Nobel de Médecine en 1981. La vision fait intervenir des structures anatomiques complexes, et des voies neurologiques spécifiques. La rétine reçoit et analyse la stimulation lumineuse grâce à un ensemble de cellules réceptrices dont certaines dérivent directement du système nerveux, ce qui a fait dire que le fond de l’oeil (la rétine) est un peu le reflet de notre âme, en tout cas il est en relation directe avec notre cerveau par le nerf optique. Certaines de ces cellules, les photorécepteurs (les bâtonnets et les cônes) captent le spectre lumineux par l’intermédiaire de pigments, qui produisent un signal électrique, c’est la phototransduction : activation de la rhodopsine par absorption d’un photon ; la rhodopsine activée permet le clivage et l’activation d’une protéine G, la transducine ; celle-ci active une enzyme (la phosphodiestérase) qui hydrolyse une molécule de GMPc, entraînant la fermeture des canaux ioniques cationiques (c’est-à-dire électriquement positifs, le sodium, le calcium) de la membrane cytoplasmique et donc la suppression du courant de dépolarisation d’obscurité. Ainsi l’étape électrophysiologique initiale de la vision est l’apparition contre intuitive d’un courant d’hyperpolarisation au niveau des photorécepteurs (polarisation positive intra-cellulaire) avec une libération permanente de neurotransmetteurs à l’obscurité qui cessent brutalement à la lumière. C’est le jeu ultérieur des neurotransmetteurs et de leurs récepteurs activateurs ou inhibiteurs qui permettra le codage de l’information à travers des circuits spécifiques. Ainsi, la rétine code les paramètres de luminosité, de contraste, de couleur, de fréquence spatiale et temporelle de l’image perçue, grâce aux propriétés que lui confèrent la dualité de ces photorécepteurs, la réponse spectrale préférentielle des cônes, et l’organisation géographique en champs récepteur. Un niveau supplémentaire de codage de l’information se fait selon trois principales voies à partir de cellules ganglionnaires de la rétine. La voie parvocellulaire, qui représente 80% des fibres du nerf optique, code pour les forts contrastes, la discrimination spatiale fine et participe à la vision des couleurs en vision photopique. La voie magnocellulaire représente 10% des fibres du nerf optique et code pour les faibles contrastes et le mouvement. Enfin, la voie koniocellulaire, qui ne représente que moins de 1% des fibres du nerf optique, a un rôle majeur dans la vision des couleurs. Il existe donc un double message, d’abord électrique, qui sera codé en fonction du signal visuel capté et transmis à partir de la papille (partie initiale du nerf optique au niveau de la rétine) lieu de réunification de près d’un million de fibres nerveuses qui se divisent en faisceaux prennant en charge une partie de la rétine (organisation des fibres en fonction de la position de la stimulation lumineuse). Le signal électrique se prolonge le long des nerfs optiques, puis du chiasma optique, puis vers le tractus optique jusqu’aux corps genouillés (ayant un rôle important d’amplification du signal). Un dernier relais neuronal est formé par les radiations optiques qui se terminent sur le cortex visuel primaire occipital (le cerveau visuel). C’est, en effet, le traitement spécifique et complexe de l’information par les cellules du cortex visuel qui aboutira à la perception de l’image (à son ressenti), incluant l’orientation, le mouvement, la forme, la couleur, le relief. Le traitement cortical de l’information réalise aussi une organisation cohérente du message visuel avec les aires associatives le long de deux voies intra corticales : la voie ventrale ou occipito-temporale qui participe à la reconnaissance des formes ; la voie dorsale ou occipito-pariétale qui participe à la perception du mouvement et à la coordination visuo-motrice.

L’avancée des neurosciences, notamment en matière d’imagerie fonctionnelle a permis d’aller plus loin dans la compréhension de l’intégration cérébrale d’un signal externe. À partir d’une imagerie cérébrale par résonnance magnétique (IRM) réalisée chez des personnes synesthésiques, des séquences BOLD (blood oxygen level dependent), et l’analyse VBM (voxed-based morphometry) ont été étudiées. Ces analyses ont montré le rôle crucial du cortex non visuel dans la genèse d’une perception visuelle : la région du cortex pariétal postéro-supérieur, anatomiquement au-dessus du cortex occipital visuel, est impliquée dans la synesthésie graphème-couleur : une même stimulation (visualisation de lettres noires) peut entrainer une stimulation de voies neuronales codant pour la couleur. Il est également possible pour un synesthète de voir des lettres en couleur à la simple pensée de celles-ci, impliquant alors une toute petite structure au niveau temporal interne, l’hippocampe, ainsi appelé en raison de sa forme, et responsable d’une certaine forme de mémorisation. La synesthésie est donc automatique, répétitive et mémorisable.

Ainsi, nous avons la démonstration que le cerveau est organisé en réseaux et non pas en régions exclusivement dédiées à une fonction neurologique. Cette « hodotopie » permet de comprendre que certains réseaux, qui fonctionnent en parallèle, puissent être interconnectés par des voies croisées pouvant alors échanger des informations entre deux systèmes définissant le support neurobiologique à la synesthésie. Pour expliquer la mise en jeu ou pas de cette voie croisée, plusieurs théories sont actuellement émises, cela peut être dû à un système croisé hyperactivé, ou un défaut d’inhibition physiologique de ce système croisé.

Le deuxième personnage semblant important dans les réunions du cercle des poètes Zutiques, c’est Ernest Cabaner (1833-1881). Musicien bohème et excentrique (décrit comme un « apocalyptique musicien »), haut en couleur, il arrive à Paris en 1850. Il s’intéresse à la littérature et à la poésie, fréquente les peintres impressionnistes. Il devient barman et pianiste à l’Hôtel des Étrangers. C’est là qu’il rencontre Paul Verlaine qui le dépeint comme un « Jésus-Christ après trois ans d’absinthe ». Fin septembre 1871, Verlaine doit trouver un logement pour Rimbaud qui s’est rendu insupportable chez sa femme, il le présente à Ernest Cabaner qui l’héberge d’octobre à novembre 1871, chez lui, dans sa chambre, à l’Hôtel des Étrangers. Il lui donne sans doute quelques cours de piano selon sa méthode chromatique d’enseignement de la musique, en coloriant chaque note d’une couleur définie, procédé dérivant de l’application de Chabalier dans l’acquisition de la lecture. Il a d’ailleurs dédié son « Sonnet des Sept Nombres » à son élève « Rimbald » répondant à « Voyelles ». Cabaner a donc probablement favorisé une association sensorielle, celle de la musique et de la vision, ce qui s’appelait alors l’audition colorée. À cette époque, lorsqu’on demandait à Rimbaud ce qu’il faisait à Paris, il répondait «j’attends, j’attends, j’attends…», sous-entendu, j’attends que Verlaine quitte sa situation pour partir. Cette attente, ces moments de grands désoeuvrements, ont été certainement propices à une consommation importante de toxiques, l’absinthe, la bière (Bitter) et le haschich, lesquels sont connus pour avoir des effets désinhibiteurs sur le système nerveux et une action hallucinogène pouvant renforcer les modifications de la perception des sens. Il est cependant certain qu’aucun hallucinogène ne fera d’un individu un écrivain talentueux !

Un contexte socio-politique particulier

Dès septembre 1870, les armées Prussiennes font le siège de Paris. Il s’ensuit une grave famine l’hiver, mais le peuple tient bon jusqu’en 1871. Après la signature de l’Armistice en janvier, contre l’avis des Parisiens (Patriotes de gauche), les Communards (mouvement ouvrier) s’insurgent contre les Versaillais (dirigés par Adolphe Thiers, qui deviendra le premier Président de la Troisième République) à partir du 27 mars. Soixantetreize jours d’insurrection qui se terminent par « la semaine sanglante ». Rimbaud a renoncé à ses études en février 1871, il part encore une fois à Paris pour une quinzaine de jours. Il n’a probablement pas participé physiquement à la Commune mais il en a compris le sens politique et social, l’émergence d’une conscience émancipatrice, et se sent très proche des Insurgés. Le 19 avril, il repart à Paris, mais devant les affrontements, il doit rebrousser chemin et retourne à Charleville. Sa poésie reflète cette période, brandissant les couleurs dans ses textes comme un Insurgé brandit le drapeau rouge de la révolte, donnant à son oeuvre un esprit Communard reconnu. Le Mal, Le Forgeron, Le Dormeur du Val, L’ éclatante victoire de Sarrebrück, Le Coeur au pitre, Le Coeur volé, ne sont que quelques exemples de l’influence de ces affrontements sur ses textes. Le final de Chant de guerre Parisien (mai 1871) est particulièrement significatif de l’implication intellectuelle de Rimbaud dans ces événements, et de sa production syneshésique colorée :

« Et les Ruraux qui se prélassent
Dans de longs accroupissements
Entendront des rameaux qui cassent
Parmi les rouges froissements ! »

Synesthésies intentionnelles et plasticité cérébrale
Il est généralement admis que Rimbaud n’était pas synesthète. Pourtant, de nombreuses études montrent que cette prédisposition n’est pas rare dans la population générale (variant entre 0,05 % et 4 %) et même plus fréquente dans la population des « créatifs » (peintres, musiciens, écrivains). Il s’agit, dans l’immense majorité des cas, d’une variation neurologique développementale (et non pas acquise), pouvant avoir un facteur familial (que n’avait pas Rimbaud) et sans prédominance sexuelle. Les voyelles colorées sont la forme la plus courante de synesthésie, mais il existe des dizaines de formes synesthésiques (en fait plus de cent cinquante), parfois associées à d’autres particularités comme l’hypermnésie. Rimbaud, de l’avis de tous était un surdoué, précoce, mémorisant facilement les textes. Ces facultés ont été repérées par son professeur Georges Izambard. Rappelons que la majorité de son oeuvre a été écrite entre l’âge de 15 ans et 19 ans. Il a vécu plusieurs vies (probablement bien plus que deux), apprenant plusieurs langues étrangères. Une telle intensité de vie a longtemps intrigué Victor Segalen qui a écrit Le double Rimbaud. Et que penser de cette phrase que Pierre Louÿs prête à Verlaine : « Je sais qu’il se foutait pas mal si A était rouge ou vert. Il le voyait comme ça mais c’est tout » ? S’il le voyait comme ça, systématiquement, et de façon involontaire, c’est la définition de la synesthésie !

Que Rimbaud eut été synesthète ou pas, cela importe peu. S’il avait cette prédisposition, il a su s’en servir pour provoquer chez le lecteur suffisamment de ressenti (les qualia) pour que nous en parlions plus de cent ans après. S’il ne l’était pas, il a pu développer une synesthésie, intentionnelle, volontaire, en modifiant les capacités de son cerveau et certains réseaux de neurones grâce à la plasticité cérébrale. L’intérêt poétique est grand, et le symbolisme s’appuie beaucoup sur ces effets synesthésiques, car beaucoup plus puissants que la métaphore sur les qualia du lecteur. La poésie grecque présente nombre de métaphores, et certains ont suggéré que Rimbaud, élève particulièrement doué, a voulu dépasser ses maîtres grecs en magnifiant l’effet synesthésique aux dépens de la métaphore. Cette dernière se définit par l’emploi d’un terme concret pour exprimer une notion arbitraire par substitution analogique sans qu’il y ait d’élément introduisant formellement une comparaison. Ce qui est intéressant, c’est qu’en 1865, Paul Broca médecin français, puis en 1874, Carl Wernicke médecin allemand, ont élaboré une théorie neurophysiologique impliquant la coopération des deux hémisphères cérébraux dans la conception d’une métaphore. Il ne s’agirait donc pas du même mode de création, avec des réseaux neuronaux différents !

La neurobiologie abonde en exemples de stimulations sensorielles multimodales. Des cas de synesthésie acquise ont été décrits, comme celui de la personne aveugle qui peut compenser la perte de la vue par un autre sens (le toucher). Cela explique également l’émergence de talents artistiques à la suite de lésions cérébrales : un patient privé de la parole après un accident vasculaire cérébral, a pu développer un sifflement musical créatif (Oliver Sacks, Musicophilia : la musique, le cerveau et nous). À partir des années 1960, il a été mis en évidence que le cerveau se modifiait sans cesse, à la fois dans sa structure et dans son fonctionnement puisqu’en permanence, les neurones meurent (par nécrose ou apoptose, véritable mort cellulaire programmée) alors que par ailleurs, certaines régions du cerveau ont la capacité de produire des neurones indifférenciés qui pourront se spécialiser en fonction de la demande. Ainsi, notre cerveau en constante modification, est capable de s’adapter à de nouvelles situations en créant un phénomène de sprouting (ou augmentation de l’arborisation neuronale, au niveau des voies sensorielles fonctionnelles), permettant une captation d’informations plus importantes et plus variées et une redistribution des informations vers le cerveau pour analyse et interprétation de ce stimulus. Ces nouvelles conditions sont renforcées par la volonté et la répétition qui favorisent la mémorisation, activant ainsi les neurones impliqués dans cette chaîne de perception. Cet aspect neurobiologique offre trois conséquences. Cet exemple montre, de nouveau, que la plupart des fonctions cérébrales s’organisent en réseaux de neurones, reliés entre eux et se projetant sur des régions plus spécialisées qui vont traiter l’information et donner ou pas une réponse, consciente ou inconsciente, voire une mémorisation de certains événements. Cette organisation est « hodotopique » et prévaut actuellement sur une organisation compartimentée, localisationniste de notre cerveau. Il est ensuite comme une fenêtre ouverte sur l’étude du fonctionnement normal de notre cerveau, les relations entre le cerveau conscient et l’inconscient ; nombre de recherches se poursuivent dans le domaine cognitif et plus généralement dans le domaine des neurosciences. Enfin il laisse un espoir en termes d’applications thérapeutiques (acquisition d’une vision à partir de stimulations linguales par exemple, actuellement en développement).

Ainsi, on peut penser que la création est un processus mental (donc cérébral), intime, multifactoriel, qui dépend du monde extérieur aussi bien que de celui, intérieur, de l’artiste. Nous avons entrevu le rôle du cerveau et sa complexité au travers de la synesthésie, qui ne correspond finalement qu’à une autre manière de percevoir. Ce mélange sensoriel a été un élément important dans la naissance du courant Symboliste, renforçant la lumière du texte, augmentant sa partie subjective, motivant tant d’analyses et de lectures différentes. Nul ne mettra en cause l’immense talent littéraire de Rimbaud, qui a tant apporté à la poésie. Rimbaud a cette capacité à manier la métrique traditionnelle, comme dans Le Bateau ivre, mais aussi les formes plus libres de rédaction, comme dans Les Illuminations, ou Une saison en enfer ; il étonne toujours, éveille en nous des sensations qui mélangent rêve et réalité. Il emporte avec lui bien des secrets, mais sa « Lettre du voyant » adressée à Paul Demeny le 15 mai 1871 restera un héritage important de son oeuvre :
« J’ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle ; (…)
— Voici de la prose sur l’avenir de la poésie -Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque ; Vie harmonieuse. — De la Grèce au mouvement romantique, — moyen-âge, — il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. — On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier auteur d’Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré mille ans !
Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m’inspire plus de certitudes sur le sujet que n’aurait jamais eu de colères un jeune France. Du reste, libre aux nouveaux ! D’exécrer les ancêtres : on est chez soi et l’on a le temps.
On n’a jamais bien jugé le romantisme ; qui l’aurait jugé ? Les critiques ! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’oeuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?
Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.
Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !
En Grèce, ai-je dit, vers et Lyres rythment l’Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L’étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s’éjouissent à renouveler ces antiquités : – c’est pour eux. L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau: on agissait par, on en écrivait des livres: telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains: auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé !
La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, Il la tente, l‘apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple: en tout cerveau s’accomplit un développement naturel; tant d’égoïstes se proclament auteurs; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès, intellectuel !
— Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse: à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences.
Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! (…) »

Merci à Jean-Pierre Vignes pour sa présence de tous les instants.

Bibliographie
Antoine Cros, Les fonctions supérieures du système nerveux : recherche des conditions organiques et dynamiques de la pensée, Édition Baillière et fils, Paris, 1874.
Victor Segalen, OEuvres complètes sous la direction d’Henry Bouiller, Éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 1995.
Jewanski J, Simner J, Day SA, Ward J. J Hist Neurosci, The development of a scientific understanding of synesthesia from early case studies (1849-1873), 2011, 20(4) : 284-305.
Arthur Rimbaud, Poésies complètes, Édition de Pierre Brunel, Les Classiques de Poche, 1998.
Kristin Ross : Rimbaud, La Commune de Paris et l’ invention de l’ histoire spatiale, Éditions Les Prairies ordinaires, collection Singulières modernités, 2013.
Dictionnaire Rimbaud, sous la direction de Jean-Baptiste Baronian, Éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 2014.
Hubbard EM, and Ramachandran VS. Neuron, Neurocognitive mechanisms review of synesthesia, Vol. 48, 509–520, 2005.

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