La canaille
Alexis Bouvier (1836-1892)
Cette chanson contestataire fut interprétée en 1870 par Rosa Bordas sur une musique de Joseph Dacier. La Bordas (Rosalie Martin) allait de places en squares, vêtue d’un lin blanc et flanquée d’une écharpe tricolore… Ses admirateurs disaient : «Elle a du coeur la gosse !»… et ses détracteurs : «Ça chante faux, ça durera pas !» Lorsqu’elle chantait La Marseillaise, elle s’enroulait lentement dans un drapeau tricolore. C’est elle qui, par son interprétation, permit aux paroles alors centenaires de Rouget de Lisle, de devenir définitivement, en 1879, l’hymne national de la France. Après La Marseillaise que lui avait chantée son grand-père, C’est d’ la canaille ! Eh ben ! J’en suis ! connut un immense succès…
Dans la vieille cité française
Existe une cité de fer,
Dont l’âme comme une fournaise
A de son feu bronzé la chair.
Tous ses fils naissent sur la paille,
Et pour palais n’ont qu’un taudis…
C’est la canaille !
………………………Eh bien ! J’en suis !
Ce n’est pas le pilier du bagne ;
C’est l’honnête homme dont la main
Par la plume ou le marteau gagne
En suant son morceau de pain.
C’est le père enfin qui travaille
Les jours et quelquefois les nuits.
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !
C’est l’artiste, c’est la bohème,
Qui sans souper rime rêveur
Un sonnet à celle qu’il aime,
Trompant l’estomac par le coeur.
C’est à crédit qu’il fait ripaille,
Qu’il loge et qu’il a des habits.
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !
C’est l’homme à la face terreuse
Au corps maigre, à l’oeil de hibou,
Au bras de fer, à main nerveuse,
Qui sortant d’on ne sait pas où
Toujours avec esprit vous raille
Se riant de votre mépris.
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !
C’est l’enfant que la destinée,
Force à rejeter ses haillons
Quand sonne sa vingtième année
Pour entrer dans nos bataillons.
Chair à canon de la bataille,
Toujours il succombe sans cris…
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !
Ils fredonnaient la Marseillaise,
Nos pères, ces vieux vagabonds
Attaquant en quatre-vingt-treize
Les bastilles dont les canons
Défendaient la vieille muraille…
Que de trembleurs ont dit depuis :
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !
Les uns travaillent par la plume
Le front dégarni de cheveux
Les autres martèlent l’enclume
Et se saoulent pour être heureux.
Car la misère en sa tenaille
Fait saigner leurs flancs amaigris…
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !
Enfin, c’est une armée immense
Vêtue en haillons, en sabots ;
Mais qu’aujourd’hui la vieille France
Les appelle sous ses drapeaux,
On les verra dans la mitraille…
Ils feront dire aux ennemis :
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !