Éloge de la mollesse
Jacques Leng
Jacques Leng est chargé de recherche au CNRS au Laboratoire du Futur. Il est spécialisé en physique des liquides à l’Université Pierre et Marie Curie à Paris. Il exerce également au sein de laboratoires de grandes entreprises privées. Il est l’auteur d’une cinquantaine de publications dans des ouvrages scientifiques et travaille actuellement sur la mise en forme de matériaux pour les micro et nanotechnologies.
Quelle ressemblance y a-t-il entre une colle ultra-forte à prise rapide, un écran plat d’ordinateur, une pâte dentifrice, de la mayonnaise ou une crème chantilly, une cellule souche en phase de différenciation, un mortier-ciment à maçonner ? Une composante de mollesse, indispensable à la plasticité du vivant et primordiale pour l’utilisation de nombreux produits de la vie courante. Nous rassemblons sous le terme de matière molle l’ensemble de ces états mal décrits par la physique classique et dont l’étude et la compréhension ont ouvert un champ scientifique considérable. Une école de pensée a même émergé de ces études, en partie issue des laboratoires français dans les années 1980 à 2000, redonnant de la noblesse à la mollesse. Maintenant mature, cette science de la matière molle ouvre la voie vers des applications remarquables telles que la réparation des tissus vivants et porte en son sein une partie de la promesse liée à la (future) révolution des nanotechnologies.
Lors de ma formation universitaire en tant que physicien, j’ai appris à comprendre et à caractériser quelques propriétés des principaux états de la matière : le gaz, le liquide, le solide. Par ailleurs, je savais par Phaéton – 2015 56 expérience que la transition entre ces états peut être induite par une élévation de la température : sous l’effet d’une source de chaleur, la glace se liquéfie et l’eau liquide finira par s’évaporer sous forme de vapeur. Un équilibre entre la force des liaisons entre molécules et l’entropie, cette énigmatique composante qui quantifie le désordre, permet alors de fixer un état : le gaz est pur désordre, dilué ; le solide est dense et ordonné. L’état liquide est un intermédiaire désordonné mais dense, stable, plus complexe à appréhender mais bien décrit depuis le XIXe siècle.
Pour ancrer dans nos esprits ce cadre conceptuel lentement établi par des générations de scientifiques talentueux, nos professeurs nous cachaient, à dessein, qu’il existe de nombreux états de la matière qui ne rentrent pas dans ce schéma rassurant car universel ; c’est le cas de la matière molle. Considérons le cas d’une mayonnaise, un mélange d’huile et de jaune d’oeuf, deux liquides apparemment banals. Agité énergétiquement et avec conviction, le mélange donne cet état remarquable qui n’est ni solide, ni liquide (ni gazeux bien sûr). Pourtant, un signe de réussite en la matière est qu’une cuillère plantée dans la sauce se tiendra d’ellemême. N’est-ce pas là l’indice d’une matière solide ? Et pourtant encore, appuyer un peu sur le manche de la cuillère nous permettra d’étaler le condiment. La mayonnaise revêt alors un aspect liquide sous l’effet d’une force mécanique modeste, à température constante. Nous avons ici affaire à un état de la matière différent, mi-liquide mi-solide. Si le cas de la mayonnaise vous parait trop prosaïque, citons comme autre exemple le cytosquelette d’une cellule, qui répond à peu près aux mêmes caractéristiques que la mayonnaise. Si l’intérieur d’une cellule est un endroit peu familier, considérons alors les afficheurs à cristaux liquides (montres, écrans plats, etc.), dont l’ordre peut être modifié sous l’effet d’un champ modeste et qui permet à chaque pixel de l’afficheur de laisser ou non passer la lumière.
Les exemples sont en fait très nombreux : polymères, émulsions, fluides physiologiques, pétrole, boues et argiles, pâtes et milieux granulaires, cosmétiques, produits agro-alimentaires, matériaux de construction (peintures, enduits, mortiers, …). Cet inventaire illustre que la matière molle est omniprésente dans notre vie quotidienne et mieux la décrire, mieux la comprendre, a permis de faire des améliorations significatives dans nombres de produits mais aussi dans leur production et leur transport. Même si les industriels s’en réjouissent encore, précisons que la physique de la matière molle n’est pas uniquement dévouée à la croissance économique (optimisation des procédés, gain de productivité). Elle est avant tout une science qui a su trouver des points communs dans des objets forts différents et les unifier autour de quelques concepts fondateurs : la fragilité, le désordre, l’impact de l’architecture moléculaire sur les propriétés de la matière, etc. Ce travail a été essentiellement effectué par le physicien français Pierre-Gilles de Gennes (1) au cours de ses années au Collège de France 1980-2000.
Historiquement, une des premières incursions de la matière molle remonte pourtant au début du XIXe siècle et sa compréhension au début du XXe. Il s’agit du mouvement Brownien, cette agitation spontanée qu’observa Robert Brown sous son microscope alors qu’il dispersait des grains de pollen dans de l’eau. Voyant cette danse microscopique, Brown pensa initialement à une manifestation de la vie, à tort. Ce n’est qu’un siècle plus tard que Jean Perrin (2) démontra expérimentalement, sur la base d’une théorie de son ami Paul Langevin (3), que cette danse était une conséquence indirecte de l’aspect moléculaire de l’eau, chaque molécule du liquide venant frapper intempestivement sur les minuscules grains et leur conférant suffisamment d’impulsion pour bouger. L’expérience de Perrin est un tour de force remarquable qui repose sur le tri par taille de milliers de particules microscopiques, un exemple de discipline et de patience. En laissant sédimenter ces particules dans l’eau, Perrin finit par démontrer qu’il existe une énergie capable de «resuspendre» les particules, leur évitant ainsi de sombrer irrémédiablement vers le fond du récipient. Cette force provient de l’agitation thermique, un mouvement lié à la température que chaque molécule d’eau peut transmettre aux particules suspendues. Perrin démontrait au passage que les statistiques sont un moyen puissant de décrire le réel, au grand damne de la majorité des physiciens de l’époque convaincus que le déterminisme de Newton devait demeurer indétrônable.
(1) Pierre-Gilles de Gennes (1932 - 2007) est un physicien français. Il a reçu le prix Nobel de physique en 1991 pour ses travaux sur les cristaux liquides et les polymères. (2) Jean Baptiste Perrin (1870 - 1942) est un physicien, chimiste et homme politique français. Il a reçu le prix Nobel de physique en 1926 pour ses travaux sur la discontinuité de la matière, et particulièrement pour sa découverte de l’équilibre de sédimentation.. (3) Paul Langevin (1872 - 1946) est un physicien français, connu notamment pour sa théorie du magnétisme et l’organisation des Congrès Solvay.