Jean Zay : pendant la panthéonisation, la persécution continue
Gérard Boulanger
Gérard Boulanger est avocat et écrivain (voir biographie)
Bien sûr, la première chose qui m’avait frappé et poussé à enquêter dans l’ouvrage sur L’affaire Jean Zay, la République assassinée, c’est l’oubli auquel était voué un homme aux éclatantes vertus civiques et au bilan ministériel inégalé.
Nouveau Jules Ferry, il avait, de 1936 à 1939, modernisé et démocratisé l’Éducation nationale comme personne ni avant ni après lui. Nouveau Gambetta, également en charge des Beaux-Arts, «à lui seul il incarnait la République athénienne» dont, selon Marc Fumarolli, «il se voulut le Périclès» Citoyen exemplaire, il ne cessa non plus de se battre, dans de multiples associations, pour les Droits de l’Homme, la laïcité et la République. Militant radical-socialiste de toujours, il fut en 1932, à moins de 28 ans, le plus jeune député de France.
Il devint alors, en un temps record, dès 1933-34, le dirigeant reconnu de l’aile gauche de sa formation politique. Ce qui mit cet artisan résolu de l’alliance entre les trois grands partis de gauche (radicaux, socialistes et communistes) en position charnière tout à fait décisive dans la construction du Front Populaire.
L’importance de son action publique me rendait incompréhensible l’amnésie dont il était victime. Jusqu’à ce que la générosité de ses filles Catherine et Hélène me mit en mesure de consulter les archives familiales et les trop rares ouvrages qui lui furent consacrés.
Leur lecture ne laissa pas de modifier radicalement la question initiale que je me posais. À l’interrogation : «Pourquoi, malgré sa valeur républicaine, cet homme-là fut-il oublié ?», succéda donc peu à peu une autre, tout à fait inverse : «N’est-ce pas justement à cause de sa valeur républicaine que l’action de Jean Zay fut occultée ?»
Force est de constater que son intense activité militante non moins que son orientation résolument unitaire ne cessèrent de gêner et de mettre en échec la droite et l’extrême droite orléanaises. Il était en cela fidèle à l’enseignement des grands radicaux. Ainsi Camille Pelletan : «Pas d’ennemis à gauche». Ainsi Ferdinand Buisson : «Avec la réaction jamais. Avec la Révolution, toujours». Ainsi Edouard Herriot : «Nous avons les mêmes noms de famille si les prénoms diffèrent». Dès sa première investiture le 10 janvier 1932, Zay proclama donc sous les vivats : «Je suis passionnément fidèle à l’union des gauches».
Ce travail stratégiquement fédérateur lui permit tour à tour : de battre la droite dès sa première candidature aux législatives de 1932 ; de réitérer son succès aux deux cantonales qui suivirent ; d’élargir sa base électorale aux législatives de 1936 et de devenir alors le plus jeune ministre de la IIIe République ; enfin, de refaire passer à gauche la municipalité d’Orléans au bénéfice du socialiste Claude Léwy.
C’est ainsi que, grâce à lui, dès le 10 février 1935, le Front Populaire était virtuellement constitué dans le Loiret, avant même que d’être mis en route au plan national. Et à la grande fureur de la droite orléanaise passée peu ou prou sous hégémonie idéologique de l’extrême droite, lors de son triomphe romain à Orléans, le 18 octobre 1936 (un banquet de 1800 personnes en présence de Léon Blum, de nombre de ministres et de centaines d’élus), Jean Zay le revendiquera hautement : «Si nous n’avions pas créé le Front Populaire à Paris, nous l’aurions, nous, inventé dans le département du Loiret.»
Cette inlassable activité unitaire du député d’Orléans lui valut de devenir, dès janvier 1936, sous-secrétaire d’Etat dans le second gouvernement Albert Sarraut. Mais surtout, de juin 1936 à septembre 1939, et grâce à l’estime et à l’aide discrète de Léon Blum, il fut l’inamovible ministre de l’Éducation Nationale et des Beaux-Arts, dans tous les cabinets de Front populaire, même quand ce ne fut plus vraiment le Front populaire. La droite, extrême ou non, lui en voulut d’autant plus d’être le ministre de «l’École sans Dieu».
Mais c’est dès sa première campagne de 1932 que la droite orléanaise l’attaqua violemment. Sur un texte qui lui avait été volé, un pastiche dans le style de l’antimilitariste Gustave Hervé (devenu par la suite un thuriféraire frénétique du Maréchal Pétain), qui fut publié contre son gré et au prix d’un recel : Le Drapeau. Ainsi, la publication triplement illégale de ce texte, sur lequel le nouveau ministre s’expliqua à deux reprises en 1936 à l’Assemblée nationale, devint une arme assassine contre Jean Zay. Et le demeure aujourd’hui contre sa mémoire.
Car le Journal du Loiret, organe de la droite extrême orléanaise, fit alors de manière abusive une sorte de manifeste de ce qui n’était qu’un jeu littéraire à huis-clos. Et en 1933, après un incident lourd de conséquences avec le Maréchal Pétain, le journal maurrassien L’Action française publia ce texte intégralement en l’attribuant nommément à Jean Zay. C’est donc sept ans avant Vichy que le lien Maurras-Pétain apparait ainsi clairement.
De même, alors que le pacifisme de Jean Zay se mua dès 1930, lors d’un voyage en Allemagne, en une vigilance républicaine et patriotique face aux dictatures européennes d’extrême droite, et qu’il choisit en 1939 au début de la guerre de rejoindre le front, quand bien même il n’était pas mobilisable, l’extrême droite ne cessa de le dépeindre comme un déserteur. Ce qui lui coûta en 1940 sa liberté, en 1944 la vie, et aurait pu lui coûter post mortem son honneur.
Il m’a été loisible de démontrer que ces attaques procédaient au fond du mythe augustinien du Juif errant, renouvelant le mythe patristique du peuple déicide. Et que l’orléanais Jean Zay avait également été victime du mythe vaticano-orléanais de Jeanne d’Arc, doublon du mythe de la virginité mariale, revivifié par le mythe inquisitorial de la pureté du sang. C’est ce que j’ai appelé les mots qui tuent. Autrement dit, pour s’attaquer efficacement au républicain Jean Zay, la droite extrême ou non eut recours à tous les mythes fondateurs de l’antisémitisme. Pour combattre ce symbole de la République, il était plus aisé de dénoncer sa prétendue judaïté. C’est donc au prix d’un véritable transfert que le combat politique fut « racialisé ». Rendant toute défense pro domo pratiquement impossible.
D’une certaine manière, Jean Zay en est mort. Assassiné par la Milice, héritière de l’imaginaire national-catholique, né par fusion de ses deux composantes après la défaite française face à la Prusse de 1870 qui marque le début d’une guerre civile européenne de 75 ans, et cristallisé au cours de l’affaire Dreyfus. Protestant de culture et agnostique de choix, c’est comme Juif errant que Jean Zay fut haineusement stigmatisé.
En annonçant le 21 février 2014 la panthéonisation de quatre héros de «l’esprit de la Résistance», Geneviève de Gaulle Anthonioz, Claude Brossolette, Germaine Tillion et Jean Zay, le président de la République a soulevé une tempête de protestations, visant uniquement Jean Zay.
Le jour même, sur BFM, le «journaliste» Alexandre Adler affirmait sans vergogne que sur les quatre futurs panthéonisés, seul Jean Zay n’était pas résistant, mais qu’ «on lui pardonnait car il était alors en prison» (sic).
Or par son départ pour continuer le combat avec 26 autres parlementaires vers le Maroc le 20 juin 1940 sur le paquebot Massilia, par son procès inique et truqué (au prix d’un faux initial que j’ai découvert) que lui intenta Vichy pour une imaginaire « désertion en présence de l’ennemi » (à 180 km du front et alors que l’armistice était déjà sollicité par Pétain !), par sa condamnation symbolique à la même peine de déportation que Dreyfus le 4 octobre 1940, par sa rédaction en prison des comptes-rendus ensuite diffusés par la Résistance du procès de Riom contre Blum et Daladier, par ses liens avec l’Organisation Civile et Militaire, Jean Zay était ô combien un authentique résistant. De la première heure jusqu’à son assassinat le 20 juin 1944.
Ce qui fut officiellement reconnu après guerre. Par l’arrêt de réhabilitation de la Cour de Riom du 5 juillet 1945. Par la citation à l’ordre de la Nation le 11 avril 1946. Par des hommages solennels à La Sorbonne le 27 juin 1947 et à l’Assemblée nationale le 14 mai 1948. Par la reconnaissance au terme du certificat de résistance n° 10779 de sa qualité de «résistant isolé» le 10 mars 1949. Isolé, c’est bien le mot.
Et c’est encore de l’isoler que tentent de faire les héritiers antisémites, anti-maçons et finalement antirépublicains qui ont déclenché une violente offensive contre la mémoire de Jean Zay dès l’annonce de sa panthéonisation prévue le le 27 mai 2015.
Car pour combattre efficacement la République sociale, et ses loyaux serviteurs que furent quelques célèbres «Juifs d’État» comme Léon Blum, Pierre Mendès France ou Jean Zay, la haine antisémite demeure la meilleure arme. Comme le notait avec un froid cynisme Charles Maurras dans L’Action française du 28 mars 1911 : «Tout paraît impossible, ou affreusement difficile, sans cette providence de l’antisémitisme. Par elle, tout s’arrange, s’aplanit et se simplifie. Si l’on n’était antisémite par volonté patriotique, on le deviendrait par simple sentiment de l’opportunité »
C’est à cette aune qu’il faut mesurer la virulente campagne de protestations contre le transfert des cendres de Jean Zay au Panthéon. Elle a été déclenchée par une quarantaine d’associations d’anciens combattants, pour beaucoup proches de l’extrême droite antirépublicaine, dont seulement deux se sont dissociées.
Maigre résultat d’une lettre du ministre des anciens combattants qui fit remarquer, le 14 mars 2014, que cette campagne haineuse reprenant inlassablement l’argument imbécile du Drapeau qui date de 1932, avait été portée avant guerre par une «presse antisémite qui deviendra collaborationniste après la défaite».
Mais immédiatement relayée par un article du fascisant Rivarol dès le 6 mars 2014, cette campagne nourrie de mensonges et d’encore plus de préjugés antisémites, se poursuit via internet, ce lieu de la diffamation candide. En somme, pendant la panthéonisation, la persécution contre Jean Zay continue…