L’île

L’île…
Lisa Geppert
Lisa Geppert consacre ses travaux universitaires en littérature comparée à Thomas Stearns Eliot, Pierre Reverdy et Paul Celan. Sa poésie utilise, avec une singulière esthétique de la concentration, la thématique du fragment et de la ruine…

L’île s’efface au loin
et retourne
à son mystère
Je ne vois plus
que
les sillons
du bateau

L’horizon est blanc
comme ces oiseaux
qui n’en finissent plus de crier –
Partir à la dérive

Quelque chose de moi
est resté
de l’autre côté du seuil
(Insaisissable)

Parallèles

Parallèles
Carles Diaz (Charles Dujour Bosquet)

Poète franco-chilien, docteur et maître de conférences en histoire de l’art. Il vit en France depuis 2003. Sa poésie bouscule les mots du réalisme au rêve. Après avoir publié à Santiago Episodios electronicos (La garza morena, 2003) et La voluntad del fragmento (2004), il a signé, en France, deux recueils de poésie aux Editions Abordo: Le fleuve à l’envers (2013) et Les déferlantes nocturnes (2010), récit poétique adapté et mis en scène en mars 2015 par Frédéric Paquet au théâtre Marguerite Duras TMD à Bordeaux.

La mouette au-dessus de l’eau
que cherche-t-elle
en effeuillant l’air ?

Fouille la rumeur des oyats
les chiens rognent le mur des dunes
reprennent une fissure
injuste.

Il ne reste rien.

Pense à la lumière insolente
à l’oratoire du jour
tant de rocaille
dans la bouche de la mer.

Je me repeins en porte
pour les larmes de nos ancêtres
une grande bouffée de nuage
rampant sur le regard de l’errance
assumée.

Quand je parle à l’eau
les trésors que j’ai
sont des trésors perdus.

Sur les quais la foule
se trouve effacée
il m’appartient encore, jusqu’à ma réminiscence
de remuer la poussière, oscillante, blindée
de piocher le mutisme des bagages
écraser les grains de la grappe.

Que je sois chair de votre chair
trompette dévoreuse
puis reculer
vers d’autres rochers jusqu’au
tapis de sable.

La branche du prunier

La branche du prunier [Pékin]
Rome Deguergue

Rome Deguergue parcourt le monde depuis son enfance et sa poésie demeure marquée par les lieux de mémoire. Elle est correspondante en France de la revue belge Traversées, Littérature et poésie, directrice de la collection Écritures chez l’éditeur italien Schena, membre de l’Union des écrivains de Timisoara, critique littéraire auprès du Cénacle Européen Francophone de Poésie, des Arts et Lettres de Paris. Parmi les nombreux ouvrages de Rome Deguergue, on notera : Exils de soie (Nouvelles, Schena, 2003), Plis & replis de mémoire poétique (A.-L. Benoît, 2004, entretien avec Giovanni Dotoli, professeur de Littératures françaises à l’Université de Bari), Androgyne (S.P.F, 2013 – avec le poète et peintre rémois, Michel Bénard) et … de pluies et de saisons (Médaille d’Argent de l’Académie Internationale de Lutèce Paris 2013) dont est extrait ce poème.

Matin dans le parc.

Séjour où les fleurs rouges
au vent se dispersent.
Parfum d’une rare élégance.

De retour, le rossignol
par son chant – grammaire du ciel –
appelle à séduire.

Reviendras-tu cette année encore
conjuguer l’amour
sur des temps et des modes majeurs ?

Tu es là présent
comme si tu étais partout
et les choses arrivent,
repartent, vont et viennent.

Tu es l’oiseau complice
des silences de l’air
à la lumière pélagique
des sakuras en fleur.

Orphée

Orphée
Danny-Marc

Danny Marc débute dans les années soixante comme auteur-compositeur-interprète< au Club des poètes. Artiste engagée, elle milite contre l’apartheid en Afrique du Sud, aux côtés de Jacqueline Dulac et John Littleton. Elle participe aujourd’hui à plusieurs programmes de lutte contre les toxicomanies. Avec l’écrivain Jean-Luc Maxence, elle dirige une des plus prestigieuses revues de littérature française, Les Cahiers du sens ainsi que les éditions Le Nouvel Athanor qui ont publié une Anthologie 1991-2001. Cet ouvrage offre au lectorat un exceptionnel panorama de la poésie française des 20 dernières années. Elle est l’auteur du recueil de poèmes intitulé Un grand vent s’est levé, dont est extraite
cette poésie.

Ce soir
le vent fou de tes mains
a dérangé mes cheveux
Il a fait basculer l’ordre établi
au temple de mon corps
Solidement construite
à la patience des jours
je me croyais de pierre
je me pensais de roc
Mais ce soir
le vent fou de tes mains
a dérangé mes cheveux
Il a ramené sur mes lèvres
le chant des vagues

Qu’il sera long d’attendre
ce jour où à nouveau
la nuit se peuplera de nous

Déjà je sais
la déchirure faisant craquer l’attente
le chant de nos mains jointes
et de nos corps mêlés

Oui… Je sais…
Demain comme Orphée
nous ferons lever le soleil

L’onde écume

L’onde écume
Geoffrey Beck

Geoffrey Beck est professeur de mathématiques à l’École Nationale Supérieure de Techniques Avancées (ENSTA-Paris Tech). Il collabore à l’Unité de mathématiques appliquées – POEMS, Propagation des Ondes Etudes mathématique et Simulation. POEMS est une unité de recherche sous la tutelle de l’ENSTA, du CNRS et de L’INRIA (Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique). Cet inédit est le cinquième d’une suite de sept poèmes nommés Déterminants construits comme autant de jeux de langage entre mathématique et poésie.

Déméter, danse

Déméter, danse…
Marie Beaupuy

Marie Beaupuy est professeur de lettres. Elle est membre de la Société des Poètes Français et a publié Les Silences de l’envol (Édilivre, 2011).

La même étoile luit
pour chaque renaissance
au coeur de la nuit

La beauté du narcisse
s’ouvre sur nos tombeaux
mais elle nous blesse au coeur
d’une caresse étrange

Tous les cris d’un enfant
ravi à l’innocence
éperdu de terreur
n’abolissent pas la musique

Mais où va la blessure ? …

Au domaine des Ombres
j’ai marché sur tes pas

L’enfant
qu’on nous avait ravi
je le cherchais aussi

Le Feu l’avait élu
pour y faire son nid

J’ai griffé les nuages
épousé tous les vents

J’ai tari les fontaines
et voilé le soleil

J’ai muré de silences
mon cri…

Et mes deux mains tendues
l’effleurent
au printemps

Pour toute terre desséchée
par quel exil
j’en appelle à la mer
aux longs fleuves
aux tourbillons d’écume
qui creusent les abîmes

Déméter chante

Pour les sables stériles
soumis aux vents brûlants
j’en appelle à la Source ineffable
à l’éternel souffle de vie
à l’Un
pendant d’amour
au repos matriciel
qui traverse les mondes

Déméter danse

Pour toute servitude et pour toute souffrance
Il reste l’espérance en tes cycles féconds
Reviens chanter
Reviens danser en nous
ma déesse païenne

Il y aura de longs soirs doux
près de la flamme

Une infinie patience
à traverser les temps
pour atteindre

aux extrémités de l’instant
l’éclat fugace
de Ta présence

Il y aura les lents Mystères
nuit après nuit

Une infinie patience
à engendrer
dans la chaleur sourde de la terre
inexorable et bienveillante
le possible à venir
des germes pourrissants

Il y aura l’explosion vitale nécessaire
des champs de blé

Une joyeuse impatience
Le retour de l’enfant au doux visage
lumineux
de sa beauté renouvelée
La grâce d’une danse
embrassant les étoiles

Et la ronde refleurira

Le métis Crunet

Le métis Crunet
En attendant le vote des bêtes sauvages, Le Seuil, 1998.
Veillée II «une pirogue n’est jamais trop grande pour chavirer», extrait.
Ahmadou Kourouma (1927-2003 )

L’Ivoirien, d’origine malinké, Ahmadou Kourouma est un génie de la littérature. Il est notamment l’auteur de : Soleils des Indépendances (1968), Le diseur de vérité (1972, pièce de théâtre censurée en Côte d’Ivoire), Monnè, outrages et défis (1990), Yacouba, chasseur africain (1998), Allah n’est pas obligé (2000, prix Renaudot, prix Goncourt des lycéens et prix Amerigo-Vespucci), Paroles de griots (2003, avec Ousmane Sow), Quand on refuse on dit non (roman inachevé, 2004). Poète engagé, il connu la prison et l’exil… Lorsqu’en 2002, juste avant sa mort, la guerre civile éclate en Côte d’Ivoire, il prend position contre l’ivoirité. Avec son roman, En attendant le vote des bêtes sauvages (prix du Livre Inter), il lie poésie et récit historique en dressant le portrait de plusieurs dictateurs africains dont Houphouët-Boigny, Bokassa, Mobutu, Sékou Touré, Gnassingbé Eyadema, Hassan II… Ce conte est avant tout militant. Kourouma y dénonce toutes les pratiques machiavéliques des dirigeants africains. Le métis Crunet, adepte de la pensée colonialiste, n’est autre que la caricature de Nicolas Grunitzky (1913-1969), deuxième Président du Togo, né d’un père allemand et d’une togolaise…

(…) quatre chefs se partagèrent le pouvoir. Chacun eut une part ; chacun convoitait la totalité et croyait à sa chance de l’acquérir ; à chacun, les devins et les marabouts avaient fait croire qu’il était prédestiné à devenir Président à vie de la République. Il y avait d’abord le Capitaine Koyaga (…) en second lieu le Colonel Ledjo (…). Il y avait Tima (…). Il y avait enfin le métis Crunet… Quand tu rencontres un mulâtre, tu es en face d’un homme malheureux de ne pas être un Blanc, mais heureux de ne pas être un Noir. La vie est toujours douloureuse pour les gens qui aiment ceux qui les excluent et méprisent ceux qui les acceptent. J.-L. Crunet était un mulâtre. Mais un mulâtre chanceux qui vécut sa prime jeunesse dans la malchance et la damnation du colonisé et la presque totalité de sa vie dans l’opulence et l’arrogance du Blanc colonisateur.

Un jour, un garde-cercle vigilant vit arriver des garnements au bord d’un marigot. Ils étaient quatre. Tous les quatre pieds nus et morveux. Tous les quatre également noirs de crasse comme des mouches. Ils se jetèrent à l’eau. Le garde-cercle avec surprise constata que le quatrième garçonnet devenait blanc quand il plongeait et se lavait, de plus en plus blanc au fur et à mesure qu’il replongeait et se relavait. Il s’en approcha et vérifia que le garnement n’était ni albinos ni Maure ou Peul, mais un Blanc, un vrai Blanc. Le consciencieux garde-cercle ne put se contenir, courut jusqu’à la résidence du commandant blanc, appliqua un parfait salut militaire et bien qu’essoufflé informa le chef de la subdivision de sa découverte. Le commandant sur-le-champ manda le chef du village, l’interprète, la mère et son galopin. Il fut demandé à la jeune femme de relever devant toutes les notabilités de la ville le nom du pays lointain où elle s’était dévoyée jusqu’à porter au dos un petit métis.

La mère, tremblant de peur, expliqua qu’elle n’avait jamais quitté les collines mais rappela que, lors de la dernière rébellion des montagnards nus du Nord, un détachement de passage commandé par un lieutenant blanc avait bivouaqué des semaines dans le pays. En raison de sa beauté et de sa virginité, elle avait été chargée de préparer l’eau chaude pour le lieutenant blanc et de savonner le dos de l’officier au cours de ses bains de nuit et de lever. Elle lava et relava nuit et jour le dos de son Blanc et ne se limita qu’à cette tâche. Quelle ne fut pas sa surprise de constater quelques semaines seulement après le départ du détachement qu’elle portait bel et bien une grossesse. Tout le monde convint de la vérité historique du séjour dans le pays d’une compagnie de tirailleurs commandée par un lieutenant blanc.

L’administrateur blanc du cercle des collines se fâcha, réprimanda et menaça tout le monde : l’interprète, les chefs de canton, du village, de la tribu et la jeune mère. Les indigènes n’avaient pas le droit de dissimuler et d’élever un mulâtre dans leurs insalubres cases. Il le leur avait plusieurs fois expliqué. Un mulâtre est un demi-Blanc donc pas un Nègre. Dès le lendemain, l’enfant fut arraché à sa mère et, sous bonne escorte, envoyé au foyer de métis de la capitale de la colonie où on le savonna plusieurs fois, le chaussa, l’habilla, le coiffa et l’envoya sur un banc. Il fut heureux et se révéla intelligent, travailleur et encore chanceux. Très chanceux. Un matin, pendant la récréation, toute l’école se mit à l’appeler, à le rechercher. Il se rendit accompagné d’une foule de camarades au bureau du directeur du foyer. Le directeur le félicita et lui annonça son départ pour la métropole par le prochain bateau…

Sa grand-mère de France, une vieille rombière, avait découvert en relisant les carnets de route de son fils éliminé par la fièvre jaune qu’elle avait un petit-enfant parmi les sauvages de la brousse africaine. Il me faut vite le récupérer pour que les cannibales ne me le dévorent pas, s’écria-t-elle en pleurant. Elle était riche, puissante financièrement et politiquement. Sans perdre une minute, elle s’en alla successivement aux ministères de la Guerre et des Colonies. Les gouverneurs et tous les administrateurs des colonies furent mobilisés, tout fut mis en oeuvre ; le petit métis fut déniché. La vieille l’aimait avant de l’avoir vu ; elle l’aima quand elle l’accueillit et le pratiqua. C’était un mignon de garçon à qui on fit perdre immédiatement ses noms imprononçables nègres de Dahonton N’kongloberi et qu’on baptisa de ceux civilisés et catholiques de Jean-Louis Crunet.

J.-L. Crunet ne se révéla pas seulement un bon catholique croyant et pratiquant, mais un authentique Crunet. Un Crunet dans les veines duquel n’aurait jamais coulé la moindre goutte de sang colonisé. Il franchit comme un plaisir tous les obstacles qui sont proposés, pour les éprouver, aux futurs dirigeants de la France éternelle. Brillamment il réussit aux concours communs aux grandes écoles et entre toutes, comme tout bon Crunet, il préféra l’École Polytechnique. Et après sa classe dans la cavalerie entra à l’École des ponts et chaussées. En France métropolitaine, il se comporta socialement et moralement comme un Crunet jusqu’à quarante ans. Au-delà de la quarantaine, ce furent les séquelles de ses ascendances nègres qui surgirent et eurent le dessus. L’appel du sang est assurément irrésistible, on ne fait jamais d’une hyène un mouton. À la surprise de tous les Crunet, Jean-Louis commença à s’adonner aux jeux, à tromper sa femme qu’il aimait pourtant. Celle-ci obtint la séparation. Pour noyer son dépit amoureux, il fréquenta Pigalle où il s’enticha d’une Négresse aussi sensuelle, aguicheuse et sex-appeal que Joséphine Baker. Il se perdit dans l’alcool et les stupéfiants. D’un tournemain, il dilapida la fortune que lui avait léguée sa grand-mère. Rejeté par sa race et son milieu, il se souvint de son ascendance nègre, se présenta au ministère des Colonies publiquement et à haute voix déclara assumer pleinement sa négritude. Le ministre l’affecta dans son pays natal. À son débarquement, tous les Noirs de la colonie, fiers de posséder un polytechnicien au sein de leur race, l’accueillirent avec des tam-tams et des danses lubriques. La fête fut si spontanée, colorée, enthousiaste, grandiose et belle qu’elle donna une idée au gouverneur de la colonie. Le gouverneur depuis trois mois cherchait sans résultat un cadre, un responsable crédible parmi les intellectuels et personnalités nègres qui ne serait ni révolutionnaire ni anticolonialiste. Il lui fallait cet indigène instruit pour les prochaines législatives. Il voulait en faire le candidat pour lequel l’administration coloniale pourrait truquer les élections et faire échouer le favori nationaliste en se prévalant sans cesse de ses diplômes.

La colombe poignardée et le jet d’eau

La colombe poignardée et le jet d’eau
Guillaume de Kostrowitsky dit Guillaume Apollinaire

La colombe…d’Apollinaire est une élégie moderne, un poème objet : amours perdues et amis dispersés dont les noms se mélancolisent, pour dire l’horreur de la guerre. Ce travail poétique, repris de nos jours, sous le nom de poésie graphique, est un courant littéraire contemporain à part entière, très engagé et inventif.

La colombe poignardee et le jet d’encre

Le temps des cerises

Le temps des cerises
Jean-Baptiste Clément (1836-1903)

Cette romance composée en 1867 de manière anodine connut un succès sans précédent dès 1871 car elle devint l’hymne (sur une musique d’Antoine Renard, 1825-1872) des insurgés lors de la Semaine sanglante qui marqua la fin de la Commune. Le Montmartrois Jean-Baptiste Clément dédia son texte à une infirmière- ambulancière morte sur une barricade Rue Saint Maur alors qu’elle soignait les blessés. Avec elle, la Commune mourut aussi… Depuis 1945, cette chanson est interprétée par les plus grands artistes dont Charles Trenet, Yves Montand, Cora Vaucaire, Juliette Gréco, Barbara Hendricks et le Groupe Zebda…

Quand nous chanterons le temps des cerises,
Et gai rossignol et merle moqueur
Seront tous en fête !
Les belles auront la folie en tête
Et les amoureux du soleil au coeur !
Quand nous chanterons le temps des cerises
Sifflera bien mieux le merle moqueur !

Mais il est bien court, le temps des cerises
Où l’on s’en va deux cueillir en rêvant
Des pendants d’oreilles…
Cerises d’amour, aux robes pareilles
Tombant sous la feuille en gouttes de sang…
Mais il est bien court le temps des cerises
Pendants de corail qu’on cueille en rêvant !

Quand vous en serez au temps des cerises
Si vous avez peur des chagrins d’amour,
Évitez les belles !
Moi qui ne crains pas les peines cruelles
Je ne vivrai point sans souffrir un jour…
Quand vous en serez au temps des cerises
Vous aurez aussi des peines d’amour !

J’aimerai toujours le temps des cerises,

C’est de ce temps-là que je garde au coeur
Une plaie ouverte !
Et Dame Fortune en m’étant offerte
Ne saurait jamais calmer ma douleur…

J’aimerai toujours le temps des cerises
Et le souvenir que je garde au coeur !

Les Canuts

Les Canuts
Aristide Bruant (1851-1925)

Huit siècles après La complainte des tisseuses de soie de Chrétien de Troyes, Le Chant des canuts, écrit en 1894, exalte la révolte des ouvriers tisserands lyonnais, ceux dont les grandes luttes du XIXe siècle inaugurèrent l’organisation et la lutte de la classe ouvrière française naissante. On reliera ce texte à la romance composée en 1867 par Jean-Baptiste Clément Le temps des cerises.

Pour chanter Veni Creator
Il faut une chasuble d’or.
Pour chanter Veni Creator
Il faut une chasuble d’or.
Nous en tissons
Pour vous grands de l’Eglise,
Et nous pauvres canuts
N’avons pas de chemise.

C’est nous les canuts,
Nous allons tout nus.
C’est nous les canuts,
Nous allons tout nus.

Pour gouverner il faut avoir
Manteaux et rubans en sautoir.
Pour gouverner il faut avoir
Manteaux et rubans en sautoir.
Nous en tissons
Pour vous grands de la terre,
Et nous pauvres canuts
Sans drap on nous enterre.

C’est nous les canuts,
Nous allons tout nus.
C’est nous les canuts,
Nous allons tout nus.

Mais notre règne arrivera
Quand votre règne finira.
Mais notre règne arrivera
Quand votre règne finira.
Nous tisserons le linceul du vieux monde,
Et l’on entend déjà la révolte qui gronde.

C’est nous les canuts,
Nous n’irons plus nus !

La canaille

La canaille
Alexis Bouvier (1836-1892)

Cette chanson contestataire fut interprétée en 1870 par Rosa Bordas sur une musique de Joseph Dacier. La Bordas (Rosalie Martin) allait de places en squares, vêtue d’un lin blanc et flanquée d’une écharpe tricolore… Ses admirateurs disaient : «Elle a du coeur la gosse !»… et ses détracteurs : «Ça chante faux, ça durera pas !» Lorsqu’elle chantait La Marseillaise, elle s’enroulait lentement dans un drapeau tricolore. C’est elle qui, par son interprétation, permit aux paroles alors centenaires de Rouget de Lisle, de devenir définitivement, en 1879, l’hymne national de la France. Après La Marseillaise que lui avait chantée son grand-père, C’est d’ la canaille ! Eh ben ! J’en suis ! connut un immense succès…

Dans la vieille cité française
Existe une cité de fer,
Dont l’âme comme une fournaise
A de son feu bronzé la chair.
Tous ses fils naissent sur la paille,
Et pour palais n’ont qu’un taudis…
C’est la canaille !
………………………Eh bien ! J’en suis !

Ce n’est pas le pilier du bagne ;
C’est l’honnête homme dont la main
Par la plume ou le marteau gagne
En suant son morceau de pain.
C’est le père enfin qui travaille
Les jours et quelquefois les nuits.
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !

C’est l’artiste, c’est la bohème,
Qui sans souper rime rêveur
Un sonnet à celle qu’il aime,
Trompant l’estomac par le coeur.
C’est à crédit qu’il fait ripaille,
Qu’il loge et qu’il a des habits.
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !

C’est l’homme à la face terreuse
Au corps maigre, à l’oeil de hibou,
Au bras de fer, à main nerveuse,
Qui sortant d’on ne sait pas où
Toujours avec esprit vous raille
Se riant de votre mépris.
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !

C’est l’enfant que la destinée,
Force à rejeter ses haillons
Quand sonne sa vingtième année
Pour entrer dans nos bataillons.
Chair à canon de la bataille,
Toujours il succombe sans cris…
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !

Ils fredonnaient la Marseillaise,
Nos pères, ces vieux vagabonds
Attaquant en quatre-vingt-treize
Les bastilles dont les canons
Défendaient la vieille muraille…
Que de trembleurs ont dit depuis :
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !

Les uns travaillent par la plume
Le front dégarni de cheveux
Les autres martèlent l’enclume
Et se saoulent pour être heureux.
Car la misère en sa tenaille
Fait saigner leurs flancs amaigris…
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !

Enfin, c’est une armée immense
Vêtue en haillons, en sabots ;
Mais qu’aujourd’hui la vieille France
Les appelle sous ses drapeaux,
On les verra dans la mitraille…
Ils feront dire aux ennemis :
C’est la canaille !
……………………..Eh bien ! J’en suis !

Broussailles de la pensée

Broussailles de la pensée…
Xavier Forneret (1809-1884)
(extraits de Sans titre, aphorisme, 1838)

Xavier Forneret dit L’Homme noir ou L’inconnu du romantisme écrit en 1840 : les annales littéraires du XIXe siècle seront remplies d’une infinité de nom, excepté le mien ! Son style, que le Figaro qualifia d’excentrique, préfigure pourtant, avant Lautréamont, le surréalisme. Tel que l’énonce André Breton, il a créé une forme d’écriture du poème totalement inédite. Son art est de suggérer et, le lecteur, à chaque phrase, connait une sorte d’hypnose de courte durée. Sans doute se laissait-il guider par l’émotion. Forneret, d’origine bourgeoise et bourguignonne, vivait en excentrique, de noir vêtu, le jour dans une redingote funambulesque et la nuit, dormant dans un cercueil ! Cet artiste, incompris par son époque, ne se classe pas. Il resta isolé jusqu’à la fin de sa vie consacrée à la solitude et engagée à l’écriture. Le rêve conscient de Forneret nous montre que l’esprit du poète peut pénétrer chaque rêve. Forneret, poète engagé ? Un visionnaire incertain !

(…)
Cimetière est un mot qui calme la douleur
(…)
Un honnête homme est un fripon endimanché
(…)
Un parapluie ouvert est un beau ciel fermé
(…)
La propriétaire de la vie c’est la mort et l’oubli, son concierge
(…)
Le vent appelle l’arbre et l’arbre lui répond
(…)
La mort apprend à vivre aux gens incorrigibles
(…)
La bouche est le baiser ; c’est la fleur et l’abeille
(…)
Le bon sens et l’esprit sont l’épi et sa barbe
(…)
Les rêves sont seuls les réalités de la vie
(…)
L’Église est vraiment charitable ;
elle donne des indulgences dont elle a tant besoin
(…)
Portrait n’est bien vivant qu’autant que l’être est mort
(…)
Les rêves sans dormir sont les baisers de l’âme
(…)
La vertu est une belle femme sans passion
(…)
L’illusion détruite est le pince-nez qui aide à lire l’avenir
(…)
L’ordre et le chien qui couche aux pieds de la fortune
(…)
La nuit passe à l’ordre du jour
(…)

Les Orientales, L’enfant

Les Orientales, L’enfant (1828)
Victor Hugo

Pour Hugo, chanter la liberté, c’est chanter la Grèce éternelle, libre et rebelle. Avec l’octosyllabe finale, il lance un fervent appel en faveur de l’indépendance héllénique…

Les Turcs ont passé là : tout est ruine et deuil.
Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil,
Chio, qu’ombrageaient les charmilles,
Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois,
Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois
Un choeur dansant de jeunes filles.

Tout est désert : mais non, seul près des murs noircis,
Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis,
Courbait sa tête humiliée ;
Il avait pour asile, il avait pour appui
Une blanche aubépine, une fleur, comme lui
Dans le grand ravage, oubliée.

Ah ! Pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux !
Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus
Comme le ciel et comme l’onde,
Pour que dans leur azur de larmes orageux,
Passent le vif éclair de la joie et des jeux,
Pour relever ta tête blonde,

Que veux-tu ? Bel enfant, que te faut-il donner
Pour rattacher gaiement et gaiement ramener
En boucles sur ta blanche épaule
Ces cheveux, qui du fer n’ont pas subi l’affront,
Et qui pleurent épars autour de ton beau front,
Comme les feuilles sur le saule ?

Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux ?
Est-ce d’avoir ce lys, bleu comme tes yeux bleus,
Qui d’Iran borde le puits sombre ?
Ou le fruit du tuba, de cet arbre si grand,
Qu’un cheval au galop met, toujours en courant,
Cent ans à sortir de son ombre ?

Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?
Que veux-tu ? fleur, beau fruit, ou l’oiseau merveilleux ?
– Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles.

Les Misérables : la mort de Gavroche

Les Misérables (1862)
La mort de Gavroche
Victor Hugo (1802-1885)

Gavroche !… Dans Les Misérables, il est le titi de Paris, gai impertinent, spirituel, mauvaise tête et grand coeur, un gamin de France débrouillard qui meurt dans le brouillard d’une barricade. Il est la «petite grande âme» de la République qui, tel le géant vaincu par Hercule prenant ses forces au contact de la terre, reprend et perd les siennes en touchant le pavé… (…)

Il rampait à plat ventre, galopait à quatre pattes, prenait son panier aux dents, se tordait, lissait, ondulait, serpentait d’un mort à l’autre et vidait la giberne ou la cartouchière comme un singe ouvre une noix. De la barricade, dont il était encore assez près, on n’osait lui crier de revenir de peur d’attirer sur lui l’attention. Sur un cadavre, qui était un caporal, il trouva une poire à poudre.

– Pour la soif, dit-il en la mettant dans sa poche…

À force d’aller en avant, il parvint au point où le brouillard de la fusillade devenait transparent. Si bien que les tirailleurs de la ligne rangés et à l’affût derrière leur levée de pavés, et les tirailleurs de la banlieue massés à l’angle de la rue, aperçurent soudainement quelque chose qui remuait dans la fumée. Au moment où Gavroche débarrassait de ses cartouches un sergent gisant près d’une borne, une balle frappa le cadavre.

– Fichtre ! fit Gavroche, v oilà qu’on tue les morts !

Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui. Une troisième renversa son panier. Gavroche regarda, et vit que cela venait de la banlieue. Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l’oeil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il chanta :

On est laid à Nanterre,
C’est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau,
C’est la faute à Rousseau

Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui en étaient tombées, et, avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Là une quatrième balle le manqua encore.
Gavroche chanta :

Je ne suis pas notaire,
C’est la faute à Voltaire,
Je suis petit oiseau,
C’est la faute à Rousseau.

Une cinquième balle ne réussit qu’à tirer de lui un troisième couplet :

Joie est mon caractère,
C’est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau,
C ’est la faute à Rousseau.

Cela continua ainsi quelque temps. Le spectacle était épouvantable et brumeux. Gavroche taquinait la fusillade. Il avait l’air de s’amuser beaucoup. C’était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l’ajustant. Il se couchait, puis se redressait, s’effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés, haletants d’anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait ; lui, chantait. Ce n’était pas un enfant, ce n’était pas un homme ; c’était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu’elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde du spectre s’approchait, le gamin lui donnait une pichenette.

Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l’enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s’affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l’Antée dans ce pygmée; pour le gamin toucher le pavé, c’est comme pour le géant toucher la terre; Gavroche n’était tombé que pour se redresser; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l’air, regarda du côté d’où était venu le coup, et se mit à chanter :

Je suis tombé par terre,
C’est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à…

Il n’acheva point. Une seconde balle du même tireur l’arrêta court. Cette fois il s’abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s’envoler…

Melancholia

Melancholia
Les contemplations, Livre III, extrait
Victor Hugo (1802-1885)

Les contemplations sont «les mémoires d’une âme». Elles retracent l’itinéraire spirituel et moral du poète, militant préoccupé ici par le sort des enfants. Ce texte date de 1865.

(…)
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l’aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d’une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer.
Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : « Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! »
O servitude infâme imposée à l’enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu’a fait Dieu ; qui tue, oeuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les coeurs la pensée,
Et qui ferait – c’est là son fruit le plus certain ! –
D’Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil !
Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? que veut-il ? »
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l’homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l’on s’abâtardit,
Maudit comme l’opprobre et comme le blasphème !
O Dieu ! qu’il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l’homme heureux !
(…)