La Liberté ou la France régénérée

La Liberté ou la France régénérée
Antoine de Cournand (1747-1814)

Antoine de Cournand est un poète négligé par l’histoire littéraire qui abandonna sa particule, sa soutane et son célibat… Il fut membre du Collège de France où il enseigna la rhétorique et, de façon avant-gardiste, la littérature comparée. Il plaida toute sa vie pour l’égalité des droits et l’abolition de l’esclavage… Ce poème date de 1789.

(…)
La Nature, à nos yeux, toujours prompte à s’offrir,
Ne fit jamais d’esclave et n’en saurait souffrir.
L’esclavage est contraire au devoir qu’elle impose.
Funeste en ses effets, vicieux en sa cause,
Il livre, sans pudeur, sans justice et sans fruit,
La vertu qui conserve au vice qui détruit.
Le Ciel n’a pu former cet étrange partage ;
Tout ce qu’il fait est bien, tout ce qu’il veut est sage ;
Et si de la raison tout mortel fut doté,
Tout mortel, en naissant, reçu la Liberté :
Tous égaux dans leurs droits, sentent que leurs ancêtres
N’ont pu les enchaîner, en se donnant des maîtres ;
Que la société dont ils forment les noeuds,
N’est rien, si tous n’ont droit à l’espoir d’être heureux.
Déjà la Liberté, dans ses élans sublimes,
Aux flatteurs des tyrans oppose ses maximes ;
Et le peuple français sortant de sa stupeur,
Apprend d’elle à sentir ce qu’il lit dans son coeur.
Ainsi le feu secret que le caillou recèle,
S’échappe, et frappe l’oeil de sa vive étincelle,
Lorsque l’acier brillant dont le choc le produit,
Ressucite le jour dans l’ombre de la nuit.
France ! Enorgueillis-toi de tant d’écrits célèbres
Sur tes droits méconnus il n’est plus de ténèbres.
Le despotisme affreux, blessé d’un jour si beau,
Court au fond des enfers, cacher son noir flambeau.
Ainsi, la Liberté que conduit l’espérance,
Va, par son règne heureux, régénérer la France.
(…)

Les Animaux malades de la peste

Les Animaux malades de la peste
Jean de la Fontaine (1621-1695)

L’académicien Jean de la Fontaine se présentait comme le continuateur du fabuliste Ésope qui orientait déjà son récit vers la morale. Cynisme ? Naïveté ? Ésope, à la grande différence de l’auteur des Fables de la Fontaine, fut un esclave dont le nom signifie le boiteux. Pour le mettre à l’épreuve, son Maître lui demanda de rapporter du marché ce qu’il y avait de pire. Ésope acheta des langues symbolisant précisément le serpent, la source de toutes les guerres, de toutes les divisions, les calomnies, les blasphèmes et les impiétés. Alors, le lendemain, pour embarrasser le boiteux, son Maître le sollicita pour qu’il ramène du marché ce qu’il y avait de mieux. L’esclave Ésope acheta des langues, liens de la vie civile, clé des savoirs, de la raison, organe de la vérité, du chant, des prières, organe nécessaire à la transmission par l’oralité.

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n’en voyait point d’occupés
À chercher le soutien d’une mourante vie ;
Nul mets n’excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n’épiaient
La douce et l’innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d’amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents
On fait de pareils dévouements.
Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L’état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J’ai dévoré force moutons.
Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
– Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d’honneur.
Et quant au Berger l’on peut dire
Qu’il était digne de tous maux,
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d’applaudir.
On n’osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L’Ane vint à son tour et dit : J’ai souvenance
Qu’en un pré de Moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net.
À ces mots on cria haro sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Dom Juan ou Le festin de Pierre

L’hypocrisie est un vice à la mode…
Dom Juan ou Le festin de Pierre, Acte V – Scène II, 1665
Jean-Baptiste Poquelin dit Molière (1622-1673)

Le Père de l’Illustre théâtre fait de Dom Juan un hypocrite dévot châtié par le jugement de Dieu… Tartuffe et Dom Juan dont le thème est commun furent des pièces interdites. Les dévots en cabale… demandèrent même au Roi de ligoter Molière au bûcher pour avoir écrit cette tirade dans laquelle on entend Molière lui-même : (…)

Sganarelle : Quoi ? Vous ne croyez en rien du tout, et vous voulez cependant vous ériger en homme de bien ?

Dom Juan : Et pourquoi non ? Il y en a tant d’autres comme moi, qui se mêlent de ce métier, et qui se servent du même masque pour abuser le monde !

Sganarelle: Ah ! Quel homme ! Quel homme !

Dom Juan: Il n’y a plus de honte maintenant à cela : l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour des vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde (1), et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti (2). Qui en choque un, se les jette tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle. (…)

(1). Référence à l’interdiction du Tartuffe
(2). La cabale des dévots

Chants des Enfarinez

Chants des Enfarinez au Cardinal… sur ce qu’il doit craindre «Mazarinade»
Anonyme de 1648

Les Enfarinez étaient des saltimbanques parisiens qui, au temps de la Fronde, chantaient le soir, principalement sur le Pont Neuf, des «mazarinades », pamphlets ou libelles politiques contre le Cardinal, ici menacé de mort. Ils sont à l’origine de la chanson française populaire engagée ou enragée.

Grand Cardinal, que la fortune
Qui t’élève en un si haut rang
Ne te fasse oublier ton sang,
Et que ta chair est bien commune.
Car on sait fort bien en ces lieux
Quelle peut-être ta famille,
Car on sait fort bien en ces lieux
Quel est ton père et ses aïeux.

Fais en sorte qu’il te souvienne
Qu’un Italien comme toi
Dans la minorité d’un roi,
Après avoir bien fait des siennes,
Fut enfin par revers du sort,

Bien que favori de la Reine
Fut enfin par revers du sort,
Bien justement puni de mort.
Bien que favori de la Reine,
Autant que tu l’es aujourd’hui
Enfin, il a été puni,
Pour avoir fait tant de fredaines.
Prends garde que les enfarinez
ne t’en fasse bientôt de même,
Garde que tous les mécontents
Ne t’en fasse bientôt autant !

Les goinfres

Les goinfres
Saint-Amant (1594-1661)

Au XVIIe siècle, Marc-Antoine Girard de Saint-Amant brille par l’originalité de son écriture et la diversité de ses talents. Boileau écrit à son sujet : «N’imitez pas ce fou…» Nul n’a suivi ce conseil et certains voient en lui, digne héritier de Rutebeuf ou Villon pour sa gouaille satirique, la brièveté efficace de Baudelaire, les alliances esthétiques de Rimbaud brisant les conventions descriptives ou encore les images insolites de Verlaine, l’hermétisme de Mallarmé… Ce protestant converti à la foi catholique est, au fauteuil 22, un des premiers membres de l’Académie Française en 1634. L’Immortel : il adorait les cabarets. Un provocateur ?

Coucher trois dans un drap, sans feu ni sans chandelle,
Au profond de l’hiver, dans la salle aux fagots,
Où les chats, ruminant le langage des Goths,
Nous éclairent sans cesse en roulant la prunelle ;

Hausser notre chevet avec une escabelle,
Être deux ans à jeun comme les escargots,
Rêver en grimaçant ainsi que les magots
Qui, baillant au soleil, se grattent sous l’aisselle ;

Mettre au lieu d’un bonnet la coiffe d’un chapeau,
Prendre pour se couvrir la frise d’un manteau,
Dont le dessus servit à nous doubler la panse ;

Puis souffrir cent brocards d’un vieil hôte irrité
Qui peut fournir à peine à la moindre dépense,
C’est ce qu’engendre enfin la prodigalité.

La Satire Ménippée

Ô Paris, qui n’est plus Paris mais une spélonque…
Satire Ménippée, poésie bourgeoise et collective de 1594 dont La Harangue de M. d’Aubray (extrait)
Pierre Pithou

Au moment où la Ligue cherchait à écarter Le Béarnais protestant Henri de Navarre du trône de France, et où les Espagnols voulaient y asseoir l’infante d’Espagne, une oeuvre littéraire satirique prit la défense du futur Henri IV. La Satire Ménippée salue, dans la défaite de la Ligue, la victoire de la Raison. Elle a une double inspiration : La Saturae Menippeae de Varron (Ier siècle avant J.-C.) et le philosophe cynique Menippe (IIIe siècle avant J.-C.). Les auteurs de la Satire, Pierre Leroy, Passerat, Jacques Gillot, Florient Chrestien, Gilles Durand, Rapin, Pierre Pithou étaient des catholiques appartenant au parti dit des Politiques qui soutenait la Couronne de France contre les occupants Espagnols. Les auteurs se réunissaient en secret quai des orfèvres…

Le titre primitif était La vertu du Catholicon d’Espagne. Les auteurs ironisent sur cette panacée merveilleuse qu’est la défense de la foi catholique, prétexte aux agitateurs et aux ambitieux (sic). Ils s’engagent contre la Ligue créée en 1576 qui était presque arrivée à ses fins après la journée des barricades le 12 mai 1588, lorsque Henri III fut chassé de Paris et que le Gouvernement dit des seize fit régner la terreur dans la capitale sous la domination des troupes espagnoles. Après l’assassinat d’Henri III et la convocation des États généraux en 1593 dans le but de nommer un Roi, la Ligue voulut éliminer Henri IV. C’est la Satire de ces États qui constituent le sujet de l’ouvrage. Converti au catholicisme en 1593, Henri de Navarre, sera sacré Roi de France. La Satire au service du Roi légitime a contribué à faire accepter le Béarnais et à faire avancer la paix dans son Royaume. …

Ô Paris, qui n’est plus Paris mais une spélonque (1), de bêtes farouches, une citadelle d’Espagnols, Wallons et Napolitains, un asile, une sure retraite de voleurs, meurtriers et assassinateurs, ne veux-tu jamais retrouver le sentiment de ta dignité et te souvenir qui tu as été, en comparaison de ce que tu es ? Ne veux-tu jamais te guérir de cette frénésie qui, au lieu d’un légitime et gracieux Roi (2), t’a engendré cinquante roitelets et cinquante tyrans (3) ? Te voilà aux fers ! Te voilà en l’inquisition d’Espagne, plus intolérable mille fois et plus dure à supporter aux esprits nés libres et francs, comme sont les Français, que les plus cruelles morts, dont les Espagnols ne sauraient aviser ! Tu n’as pu supporter une légère augmentation de tailles et d’offices et de quelques nouveaux édits qui ne t’importaient nullement et tu endures qu’on pille tes maisons, qu’on te rançonnes jusqu’au sang, qu’on emprisonne les Sénateurs (4), qu’on chasse et bannisse tes bons citoyens et conseillers, qu’on pende (5), qu’on massacre tes principaux magistrats ! Tu le vois, et tu l’endures ! Tu ne l’endures pas seulement mais tu l’approuves, et le loues, et n’oserais et ne saurais faire autrement ! Tu n’as pu supporter ton Roi, si débonnaire, si facile, si familier, si bon concitoyen et bourgeois qui t’a enrichie, qui t’a embelie de somptueux bâtiments (6), accrue de forts et superbes remparts, ornée de privilèges et exemptions honorables ! Que dis-je pus supporter ! C’est bien pis : tu l’as chassé de sa maison, de son lit ! Quoi chassé ? Tu l’as poursuivi ! Quoi poursuivi ? Tu l’as assassiné et fait des feux de joie de sa mort ! Quoi ? Tu as canonisé l’assassinateur. (7)
… Ô Paris, qui n’est plus Paris…

(1) un tombeau
(2) Henri III
(3) Gouvernement dit des seize
(4) Membres du Parlement
(5) Brisson, Président du Parlement
(6) Louvre, Hôtel de Ville
(7) Jacques Clément, vénéré par les ligueurs

L’épitaphe de Villon ou ballade des pendus

L’épitaphe de Villon
ou ballade des pendus
François de Montcorbier (des Loges) dit François Villon (1431-1463 ?)

Le poète écrit cette marche funèbre au rythme obsédant avant d’être pendu. C’est le mort qui parle (par la grâce du poète vivant) après avoir subi la question de l’eau. Villon souvent condamné fut impliqué dans une rixe au cours de laquelle Maître Ferrebouc, un notaire avait été blessé. Ce chef-d’oeuvre est sans doute le premier poème contre la peine de mort. Celle de Villon fut annulée par le Parlement ordonnant son bannissement de Paris le 5 janvier 1463. Nul ne sait ce qu’il advint du poète maudit et fils adoptif d’un chapelain, Guillaume Villon.

Frères humains qui après nous vivez,
N’ayez les coeurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous merci.
Vous nous voyez ci-attachés, cinq, six :
Quant à la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéça (1) dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s’en rie :
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Se frères vous clamons, pas n’en devez
Avoir dédain, quoique fûmes occis
Par justice. Toutefois, vous savez
Que tous hommes n’ont pas bon sens rassis ;
Excusez-nous, puisque sommes transis (2),
Envers le fils de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l’infernale foudre.
Nous sommes morts, âme ne nous harie (3) ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !
La pluie nous a débués (4) et lavés
Et le soleil desséchés et noircis :
Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais nul temps nous ne sommes assis ;
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
À son plaisir sans cesser nous charie,
Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre.
Ne soyez donc de notre confrérie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Prince Jésus, qui sur tous a maistrie,
Garde qu’Enfer n’ait de nous seigneurie :
À lui n’ayons que faire ne que souldre.
Hommes, ici n’a point de moquerie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

1. il y a longtemps déjà
2. trépassé
3. tourmente
4. trempés

Ballade à la gloire de Bertrand Du Guesclin

Ballade à la gloire de Bertrand Du Guesclin
… qui deuil n’en fait, et qui ne prie, il erre…
Eustache Deschamps (1346-1406)

Ce chant funèbre est composé de trois strophes dont les deux derniers versconstituent l’envoi puis le refrain : … «afin qu’à tous de sa mort le coeur serre : Pleurez, pleurez, fleur de Chevalerie…» Le poète rend hommage au Dogue noir, le Connétable du Guesclin (1320-1380) que Charles V le Sage (1338-1380) fit enterrer à Saint Denis dans la sépulture des rois de France. Dans l’imaginaire français, Le Dogue, ce bon chasseur d’anglais, est un héros à la loyauté absolue. En effet, il ne changea jamais d’allégeance. Deschamps, disciple du poète Guillaume de Machaut (1300-1377), fut contemporain de François Villon, Charles d’Orléans (1394-1465) et Christine de Pisan (1364-1430), qui vont créer avec leurs rondeaux, ballades, chants royaux, lais et virelais… un nouvel art poétique. Le trouvère Jean dit Cuvelier, est l’auteur d’une geste engagée sur Du Guesclin puis Jean Froissart (1337-1404), dans ses Chroniques, forgea la légende du preux chevalier Bertrand. Cependant, certains Bretons en ont fait la figure du traître précisément en raison de son engagement pour les Valois. Deschamps semble y faire référence aussi : Ô Bretagne, pleure ton espérance…

Estoc (1) d’honneur et arbre de vaillance,
Coeur de lion, épris de hardement (2),
La fleur des preux et la gloire de France,
Victorieux et hardi combattant,
Sage en vos faits et bien entreprenant,
Souverain homme de guerre,
Vainqueur de gens et conquéreur de terre
Le plus vaillant qui onques (3) fut en vie,
Chacun pour vous doit noir vêtir et querre (4) :
Pleurez, pleurez, fleur de Chevalerie !

Ô Bretagne, pleure ton espérance,
Normandie, fais son enterrement,
Guyenne aussi, et Auvergne or (5) t’avance,
Et Languedoc, quier (6) lui son monument :
Picardie, Champagne et Occident
Doivent pour pleurer acquerre (7)
Tragédiens, Aréthuse (8) requerre (9)
Qui en eaue (10) fut par ses pleurs convertie,
Afin qu’ à tous de sa mort le coeur serre :
Pleurez, pleurez, fleur de Chevalerie !

Hé ! Gens d’armes, ayez en remembrance (11)
Votre père, – vous étiez si (12) enfants ! –
Le bon Bertrand, qui tant eu de puissance,
Qui vous aimait si amoureusement ;
Guesclin priait : priez dévotement
Qu’il puist (13) paradis conquerre (14) ;
Qui deuil n’en fait, et qui ne prie, il erre ;
Car du monde est la lumière faillie (15) ;
De tout honneur était la droite serre (16) :
Pleurez, pleurez, fleur de Chevalerie !

1. Épée
2. troupeau, meute / hardi / dur valeureux
3. jamais
4. se procurer (des habits de deuil) / impératif quier : acquerre, requerre, conquerre
5. maintenant
6. quérir, chercher
7. acquérir
8. nymphe transformé en fontaine
9. retrouver
10. eau
11. souvenir, terme anglais
12. ses
13. puisse
14. conquérir
15. éteinte
16. la seule sauvegarde

Le dit des ribauds de Grève

Le dit des ribauds de Grève
Rutebeuf (1230-1280)

Rutebeuf était jongleur de profession. Sa poésie n’était pas destinée au chant. Il décrit ici, vers 1260 (sans doute à l’attention du Roi Saint Louis), avec réalisme et simplicité, la dure vie du peuple, celle des ribauds, ces vagabonds va-nupieds, qui trainaient place de Grève (emplacement de l’Hôtel de Ville)… Très pauvre lui aussi, Rutebeuf a dû bien connaître le quotidien de ces gueux que personne n’assistait.

Ribauds, or (1) êtes-vous à point ?
Les arbres dépouillent leurs branches,
Et vous n’avez de robe point ;
Ainsi en aurez froid aux hanches.
Quels vous fussent (2) tous les pourpoints
Et les surcots (3) fourrés à manches !
Vous allez en été si joint (4)
Et en hiver allez si cranche (5) ;
Vos souliers n’ont pas métier d’oint (6) :
Vous faites de vos talons planches.(7)
Les noires mouches vous ont point (8),
Or vous repoinderont les blanches. (9)

1. maintenant
2. combien précieux vous seraient...
3. gilets à manches plus ajusté que le pourpoint
4. joint (sans s) : vifs
5. mal en point
6. besoin de graisse
7. vos talons vous tiennent lieu de semelles
8. piqué
9. les mouches blanches : les flocons de neige vous piqueront à leur tour

Complainte des tisseuses de soie

Complainte des tisseuses de soie
Yvain, Le Chevalier au lion (extrait)
Chrétien de Troyes (1135-1190)

Les canuts d’Aristide Bruand et La chanson de la Chemise (Song of the shirt, 1843) de l’anglais Thomas Hood reprendront le même thème. Chrétien de Troyes excelle à peindre la vie matérielle du peuple. Dans son roman, Yvain, Le Chevalier au lion, libère les tisseuses de soie des maîtres sans coeur qui les exploitent… Le Chevalier pense que ces ouvrières sont captives du diable. Le poète proteste contre la misère ouvrière du XIIe siècle en France.

Toujours draps de soie tisserons :
Jamais n’en serons mieux vêtues.
Toujours serons pauvres et nues
Et toujours faim et soif aurons ;
Jamais tant gagner ne saurons
Que mieux en ayons à manger.
Du pain avons à grand dangier (1)
Au matin peu et au soir moins :
Jamais de l’oeuvre de nos mains
N’aura chacune pour son vivre
Que quatre deniers de la livre.
Et de ce ne pouvons-nous pas
Assez avoir viandes et draps ;
Car, qui gagne dans la semaine
Vingt sous, n’est mie (2) hors de peine.
Et bien sachez vos a estroz (3)
Qu’il n’y a celle d’entre nous
Qui ne gagne vingt sous au plus.
De cela serait riche un duc !
Nous sommes en grande pauvreté
S’enrichit de notre mérite (4)
Celui pour qui nous travaillons.
Des nuits grand’ partie nous veillons
Et tout le jour, pour y gagner ;
On nous menace à maheignier (5)
Nos membres, quand nous reposons,
Et pour ce reposer n’osons.

1. peine
2. point
3. vous autres
4. service
5. maltraiter

La mort de Roland

La mort de Roland
… il fait cela car il le veut vraiment
Extrait de la Chanson de Rolland
Anonyme (XIIe siècle)

Les chansons de geste (en latin gesta, action) étaient divisées en strophes construites essentiellement selon un rythme qui établissait l’unité. Le chant était destiné à un public qui ne lisait pas mais qui l’entendait de places en foires… La rude simplicité des poèmes permettait l’évocation d’exploits et de fictions romanesques.

Selon l’histoire, au cours de l’été 778, l’arrière-garde de Charlemagne est surprise dans les Pyrénées par des montagnards (?… cf. La vie de Charlemagne ou Vita Caroli Magni d’Eginhard, 770-840). Roland, jeune Comte de la Marche de Bretagne, pleinement engagé dans la bataille, meurt… Naît alors la légende (La geste de Roland, manuscrit dit d’Oxford -1170) : Roland devient neveu de Charlemagne et, les montagnards… 400.000 païens Sarazins contre lesquels le monde chrétien doit triompher ! … Sur la route de Saint Jacques, les pèlerins visitent le tombeau de Roland à Blaye, vont à Bordeaux en l’église Saint Seurin pour toucher le gant et l’olifant de ce soldat de dieu !… à Roncevaux, ils deviennent tous des chevaliers animés d’une foi soutenue par l’honneur national ! Par le poème, vibre ainsi, pour la première fois, le sentiment français, né de l’amour de la Douce France contre l’envahisseur… Roland, à bout de forces, tente de briser son épée pour qu’aucun ennemi ne s’en empare… Il ouvre une brêche (le Pas de Roland). L’épée ne cède pas. Dieu reconnait ainsi la foi et la valeur du sacrifice du preux chevalier. Le poème est un drame non de la fatalité mais de la volonté, de l’engagement. Roland incarne la grandeur d’âme, l’honneur, la bravoure, la piété. L’auteur de la Chanson est peut-être un certain Turold (un chroniqueur ?) évoqué au dernier vers du poème : ci falt la geste que Turoldus declinet… ainsi prend fin l’écriture du poème de Turold… ? (La composition de cet extrait tente de restituer cet épisode de la geste en français moderne… Le comité de lecture de Phaéton recommande la lecture du livre de Frédéric Boyer Rappeler Roland, P.O.L, 2013.)

173
Roland frappa son épée contre une pierre grise
La pierre casse et s’ouvre alors la brèche
L’épée grince sans rompre ni briser
Pointée haut vers le ciel elle vibre
«Ton pommeau d’or a beaucoup de reliques
Une dent de Pierre l’Apôtre
Le sang du Grec Basile le Saint
Des cheveux de Denis l’Évêque de Paris
Un linge de la Vierge Marie
Il n’est pas juste que des païens te possèdent
Par les chrétiens tu dois être servie
Nul couard ne peut te prendre
Très grandes terres par toi j’ai conquises
Elles sont au riche et puissant Charles
Blanc Empereur à la barbe fleurie»

174
Alors Roland sent que la mort l’étreint
De la tête elle lui descend au coeur
Roland court et s’assoit sous un pin
Sur l’herbe verte s’allonge à plat ventre
Glisse sous lui l’épée et l’olifant
Tourne sa face vers les regards païens
Il fait cela car il le veut vraiment
Charles dira avec chacun des siens
– Le noble Comte est mort en conquérant
Pour ses péchés il tend vers dieu son gant
Souvent la mort prend le fautif doucement

175
Ainsi Roland sent que son heure est venue
Au sommet du pic on voit clair vers l’Espagne
D’une main ferme il frappe sa poitrine
Tend son gant droit à Dieu tout puissant
«Prend ma faute mes péchés grands et menus
Ceux qui j’ai commis dés l’heure de ma vie
Jusqu’à ce jour où la mort vient et frappe»
Vers lui descendent alors du ciel les anges

176
Le Comte est allongé sous le feuillage du pin
Vers l’Espagne il tourne son visage
De bien des choses lui vient le souvenir
De toutes les terres qu’il a conquises
De Douce France en héritage des hommes braves
Du Seigneur Charlemagne qui l’a nourri
Dans un soupir il ne peut retenir une larme
Le Chevalier ne veut rien oublier
Il bat encore sa coulpe et demande à Dieu
« Toi le vrai père qui jamais n’a menti
Qui ressuscitas Lazare pour sa sainteté
Qui sauva Daniel de la fosse aux lions
Sauve mon âme de tous les périls
Lave-moi des péchés de ma vie
Prends mon gant droit Seigneur »
Saint Gabriel de sa main le lui prend
Sur son bras sa tête est inclinée
Il joint ses mains c’est la fin
Dieu lui envoie l’ange Chérubin
Et Saint Michel du Péril de la Mer
L’Archange alors vers Dieu les escorte
Et monte en paradis l’âme du Comte

La prise en charge du risque de dépendance

La prise en charge du risque de dépendance
Maud Asselain

Maud Asselain est maître de conférences en droit privé à l’Université de Bordeaux dont elle dirige l’Institut des Assurances (IAB). Elle est membre de l’Association internationale du droit des assurances (AIDA). Elle signe la Chronique annuelle de Droit des assurances – édition entreprise – au JurisClasseur et de nombreux articles (RGDA – LEDA). Elle est l’auteur de deux ouvrages : Traité du contrat d’assurance terrestre (sous la direction du Professeur Hubert Groutel, Litec, 2008) et Droit des assurances (manuel coécrit avec Christophe Vercoutère, RB Éditions, 2013).

L’un des défis majeurs des prochaines décennies est celui de la prise en charge du risque de perte d’autonomie dû à l’âge ou «risque de dépendance».

Selon les prévisions de l’Insee établies sur la base des données disponibles fin 2013, au 1er janvier 2050, en supposant que les tendances démographiques récentes se maintiennent, un français sur trois sera âgé de 60 ans et plus, contre un sur cinq en 2005. La durée de vie moyenne, qui était légèrement inférieure à 80 ans pour les hommes et de 85 ans pour les femmes il y a 20 ans, s’est allongée de 3 ans pour les premiers, d’un peu plus de deux ans pour les secondes (source : http://www.insee.fr/). Ce double phénomène du vieillissement de la population et de l’accroissement de l’espérance de vie est susceptible, d’une part, de provoquer une augmentation massive du nombre de personnes qui, dans un avenir proche, seront victimes du risque dit de «perte d’autonomie», d’autre part, d’entraîner un allongement sensible de la durée pendant laquelle les intéressés vivront en situation de dépendance. On dénombre aujourd’hui 1,2 millions de personnes âgées dépendantes ; la France devrait en compter 1,8 millions en 2050, soit une augmentation de 50 %. Selon que la personne en situation de dépendance reste à son domicile ou séjourne dans une institution spécialisée, les frais occasionnés par cette perte d’autonomie oscillent entre 1 800 et 3 000 euros mensuels, alors que le montant moyen des pensions de retraite est de 1 200 euros mensuels (source : http://www.drees.sante.gouv.fr/).

Dans ce contexte, se pose avec acuité la question de la prise en charge par les pouvoirs publics et/ou les organismes privés d’assurance de ce risque accru de dépendance.

La prise en charge du risque de dépendance par les pouvoirs publics

Aujourd’hui, une aide de l’État, qui repose sur la solidarité nationale, est octroyée aux victimes d’une perte d’autonomie due à l’âge. Sous réserve qu’elles soient âgées de plus de soixante ans, les personnes en situation de dépendance peuvent en effet bénéficier de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA). Cette allocation créée par la loi n° 2001-1084 du 20 juillet 2001 (JO 21 juill. 2001) a remplacé, à compter du 1er janvier 2002, la prestation spécifique dépendance (PSD), laquelle avait été instituée par une loi du 24 janvier 1997. Son montant varie en fonction des ressources du bénéficiaire, ainsi que du degré de dépendance constaté. Pour évaluer ce dernier, la loi de 2001 (préc.) a créé une grille nationale dite «AGGIR» (autonomie gérontologie groupes iso-ressources) qui permet de classer en six groupes, sur la base de critères qui s’attachent à l’aide dont elles ont besoin pour les actes de la vie courante, les personnes concernées, des plus dépendantes (GIR 1) à celles qui sont autonomes (GIR 6). Seuls les quatre premiers niveaux de la classification AGGIR ouvrent droit à des prestations. L’APA, financée à 70 % par les départements et à 30 % par des prélèvements sociaux tels que la CSG, ne couvre pas l’intégralité des dépenses occasionnées par la perte d’autonomie ; une fraction, d’un montant variable en fonction de la fortune de l’intéressé, est laissée à la charge du bénéficiaire de l’allocation.

Devant l’ampleur du phénomène de la dépendance et ses prévisions d’aggravation continue, les pouvoirs publics avaient, un temps, envisagé de substituer au système existant une prise en charge par la Sécurité sociale. Dans une allocution au Sénat, le 18 septembre 2007, le Président de la République évoquait ainsi la création d’une «branche dépendance». Le déficit de la Sécurité sociale était (et demeure) cependant tel que le projet de création de ce qui aurait été la cinquième branche de la protection sociale fut finalement écarté par le chef de l’État début 2012, à l’occasion d’un discours pour le 4e anniversaire du lancement du plan Alzheimer. Il semble que l’actuelle APA, qui laisse en moyenne 30 % des dépenses occasionnées par la perte d’autonomie à la charge de l’allocataire, constitue la contribution maximum qui peut être attendue de l’État (et de la solidarité nationale) dans la prise en charge du risque de dépendance.

La prise en charge du risque de dépendance par les organismes privés d’assurance

En conséquence, afin de généraliser et d’améliorer la couverture de ce risque majeur, le recours aux compagnies d’assurance privées s’imposait. En 1985, le groupe AG2R proposait pour la première fois à la souscription un contrat individuel visant à couvrir le risque de perte d’autonomie. Au début des années 2000, les institutions de prévoyance, via leur Union (Organisme commun des institutions de rente et prévoyance – OCIRP), créaient le premier contrat collectif couvrant le risque de dépendance, cette assurance de groupe pouvant être souscrite par les entreprises au profit de leurs salariés et faire l’objet d’accords collectifs de branche. La garantie perte d’autonomie s’est ensuite largement diffusée, de sorte qu’aujourd’hui elle est également proposée, sous forme d’assurance individuelle ou collective, par les mutuelles et les sociétés d’assurances.

Face à la diversité des contrats présents sur le marché, le candidat à l’assurance n’était toutefois pas toujours en mesure de choisir les garanties adaptées à sa situation. Ce constat a conduit la Fédération française des sociétés d’assurance (FFSA) à mener une réflexion afin de clarifier et d’harmoniser l’offre des assureurs en matière de dépendance. Ces travaux ont abouti, en mai 2013, à la création du label GAD (Garantie Assurance Dépendance).

Le label est ouvert à toutes les sociétés d’assurance qui proposent des polices individuelles ou de groupe dont les garanties sont au moins équivalentes à celles du contrat socle élaboré par la FFSA et accessibles dans les mêmes conditions.

S’agissant de l’accession à la couverture d’assurance, la souscription (ou l’adhésion, en présence d’une police de groupe) doit être ouverte au moins jusqu’aux 70 ans de l’intéressé, sans aucune sélection médicale préalable lorsque celui-ci est âgé de moins de 50 ans (excepté l’hypothèse où le souscripteur/adhérent serait, au moment de la conclusion du contrat, déjà en situation d’invalidité ou « d’affection longue durée » ou aurait effectué une demande en vue de la reconnaissance de l’une ou l’autre de ces situations). La garantie du risque de dépendance d’origine accidentelle est acquise immédiatement. En revanche, la couverture effective du risque de perte d’autonomie liée à l’âge ou à la maladie peut n’intervenir qu’au terme d’un «délai d’attente», lequel ne peut excéder un an suivant la date de souscription ou d’adhésion (ce délai est porté à trois ans au maximum en cas de dépendance consécutive à des affections neuro-dégénératives ou psychiatriques dont la première constatation médicale survient avant l’expiration de cette période).

S’agissant de l’étendue de la garantie, la police doit, pour bénéficier du label, couvrir au minimum la «dépendance lourde». Étant entendu, d’une part, que l’état de dépendance n’est considéré comme avéré qu’à la triple condition que l’état de santé de l’assuré soit consolidé, reconnu par le médecin conseil de l’assureur et que cet état justifie l’assistance d’une tierce personne pour accomplir les actes élémentaires de la vie quotidienne. Étant entendu, d’autre part, que la dépendance est qualifiée de «lourde» dès lors que l’assuré est confronté à l’une ou l’autre des trois situations suivantes :
– il est dans l’incapacité totale et définitive médicalement constatée, d’accomplir seul, c’est-à-dire sans l’assistance physique d’un tiers, quatre des cinq actes élémentaires de la vie quotidienne ;
– en cas d’altération des fonctions cognitives, l’assuré a besoin d’être surveillé ou incité pour la réalisation d’au moins deux des cinq actes élémentaires de la vie quotidienne et le résultat au test cognitif MMS de Folstein est inférieur ou égal à 10 (le test peut être différent mais le niveau doit être équivalent à celui donné pour le test MMS de Folstein) ;
– l’assuré est dans l’incapacité totale et définitive médicalement constatée d’accomplir seul, c’est-à-dire sans l’assistance physique d’un tiers, trois des cinq actes élémentaires de la vie quotidienne et le résultat au test cognitif MMS de Folstein est inférieur ou égal à 15 (le test peut être différent mais le niveau doit être équivalent à celui donné pour le test MMS de Folstein).

Du point de vue du montant de la garantie, l’obtention du label GAD implique que l’assureur s’engage à verser, dès l’état de dépendance lourde reconnu (et sous réserve de la stipulation d’une franchise contractuelle ne pouvant excéder trois mois), une rente mensuelle d’un montant minimum de 500 euros, tant que l’état de dépendance perdure, sans possibilité de procéder à la résiliation de la police (excepté dans le cas où les cotisations ne seraient plus acquittées).

Outre la création de ce label destiné à harmoniser les garanties minimales qui devront être offertes aux candidats à l’assurance, les travaux de la FFSA visaient à clarifier les offres présentes sur le marché. Afin qu’un même terme ne recouvre pas des réalités différentes en fonction des conceptions plus ou moins extensives du risque de dépendance retenues par les compagnies, la Fédération a élaboré un « vocabulaire commun » que les assureurs qui distribueront des contrats labellisés s’engagent à adopter.

Les actes de la vie quotidienne qui servent de critères déterminants pour évaluer la réalité ou le degré de dépendance ouvrant droit à garantie sont ainsi clairement définis. Cinq actions élémentaires sont retenues et accompagnées de leur description précise : le transfert (se coucher, se lever, s’asseoir), le déplacement (se déplacer à l’intérieur sur une surface plane), l’alimentation (manger des aliments préalablement servis et coupés ; boire), la toilette (se laver l’ensemble du corps et assurer l’hygiène de l’élimination), l’habillage (mettre les vêtements portés habituellement, le cas échéant adaptés à son handicap ; retirer les vêtements portés habituellement, le cas échéant adaptés à son handicap). Le «vocabulaire commun» élaboré par la FFSA précise également que «l’incapacité totale et définitive à réaliser un acte élémentaire de la vie quotidienne signifie que toutes les actions dans la définition de l’acte doivent être rendues impossibles y compris avec l’utilisation d’aides techniques adaptées». D’aucuns pourraient être tentés d’affirmer que pareille précision était superfétatoire tant les actes de la vie quotidienne retenus pour servir de critères dans l’établissement de la dépendance semblent avoir une acception commune dépourvue de la moindre ambigüité. La jurisprudence témoigne au contraire de l’utilité de l’adoption de définitions à la fois claires et très précises du risque de perte d’autonomie pris en charge, afin de prévenir tout litige. En témoigne (parmi de nombreuses autres décisions), un arrêt du 16 janvier 2014 rendu par la deuxième Chambre civile de la Cour de cassation (Cass. 2e civ., 16 janv. 2014, no 12-29659 : RGDA mars 2014, p. 169, note M. Asselain). En l’espèce, la police souscrite (antérieurement à la création du label GAD) garantissait le risque de dépendance défini comme «l’impossibilité physique totale et présumée permanente de pouvoir effectuer seul au moins trois des quatre actes de la vie courante : se déplacer, se laver, s’habiller, s’alimenter». L’assurée prétendait que l’impossibilité avérée dans laquelle elle se trouvait de faire ses courses et de préparer ses repas sans l’assistance d’une tierce personne correspondait à l’impossibilité de «s’alimenter» visée par la police et reprochait à la cour d’appel d’avoir interprété ce dernier terme (non défini dans le contrat) comme «l’action de prendre une alimentation soi-même», alors qu’une interprétation large favorable à l’assurée-consommatrice s’imposait par application de l’article L. 133- 2, alinéa 2, du Code de la consommation. Certes, la deuxième Chambre civile rejette le pourvoi au motif, d’une part, que la cour d’appel ne s’était livrée à aucune interprétation, la clause litigieuse étant «claire et précise» et, d’autre part, que les constatations des juges du fond permettaient d’estimer que l’assurée n’était pas dans la situation de dépendance ouvrant droit aux garanties. Il demeure qu’une définition contractuelle plus précise des actes de la vie courante aurait épargné une longue procédure à l’assureur, l’assurée n’envisageant pas de soulever (même à tort) l’ambiguïté des stipulations de la police.

La diffusion des contrats portant le label GAD et l’adoption du vocabulaire précis qui subordonne l’obtention de ce label devraient, à l’avenir, prévenir ce type de contentieux. Quoi qu’il en soit, une définition stricte (et étroite) du risque de dépendance pris en charge s’impose, car une interprétation large (favorable à l’assuré) qu’autoriserait une rédaction ambiguë ou imprécise de la clause définissant l’objet de la garantie serait sans doute fatale à l’équilibre financier des compagnies.

La perte d’autonomie due à l’âge, dans une acception extensive, est en effet – hélas… – un risque à peine aléatoire appelé à frapper tôt ou tard la quasi-totalité des assurés. À l’instar du risque de décès couvert par une assurance «vie entière», l’aléa ne réside pas dans la réalisation même de l’événement garanti, mais bien dans la date de survenance de la perte d’autonomie et/ou dans l’ampleur de celle-ci. Encore faut-il souligner que l’aléa subsistant est susceptible de degrés. Le risque de dépendance, même strictement défini comme l’impossibilité d’accomplir quatre des cinq actes de la vie quotidienne, est un risque composite dont la réalisation peut s’échelonner dans le temps. De sorte que, juridiquement, l’on peut s’interroger sur la validité d’une police qui serait souscrite alors que le candidat à l’assurance se trouve déjà, au moment de la conclusion du contrat, dans l’incapacité d’effectuer seul deux ou trois des actes de la vie courante. Peut-on estimer qu’un aléa demeure dans la survenance de l’incapacité supplémentaire – qui subordonne le versement des prestations – d’accomplir les autres actes ? Faut-il à l’inverse estimer que le risque de dépendance, en cours de réalisation au moment de la souscription du contrat, n’est plus suffisamment aléatoire pour faire l’objet d’une assurance valable ?

Quelle que soit la réponse qui sera apportée à ces questions, il convient de garder à l’esprit qu’en l’état actuel de la médecine le risque de perte d’autonomie ne peut être pris en charge ni inconditionnellement, ni intégralement. Économiquement, la couverture de la dépendance dans toute son ampleur (quel que soit son degré) est sans nul doute incompatible avec les mécanismes de mutualisation sur lesquels repose la technique de l’assurance.

Esquisse d’une brève histoire du Parti communiste italien

Le passé d’une espérance (1921-1991)
Esquisse d’une brève histoire du Parti communiste italien
Julien Giudicelli

Julien Giudicelli est maître de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux. Constitutionnaliste, il est spécialiste de la vie politique et institutionnelle italienne. Après avoir été assistant-étranger à la Cour Constitutionnelle d’Italie, il est l’auteur d’une thèse sur cette juridiction et le référendum abrogatif. Contributeur à l’Annuaire international de justice constitutionnelle, il a également rédigé de nombreux articles pour des revues spécialisées et a signé un ouvrage référence Justice constitutionnelle, Italie – Grèce (LGDJ, 1997).

D’Alema, dì una cosa di sinistra,
dì una cosa anche non di sinistra, di civiltà,
D’Alema, dì una cosa, dì qualcosa, reagisci !

D’Alema, dis quelque chose de gauche,
et même si ce n’est pas de gauche, de civilisé,
D’Alema dis une chose, dis quelque chose, réagis !

Nanni Moretti, Aprile, 1997.

Les repères usuels de classification des forces politiques françaises ne sont que partiellement utiles pour l’analyse de la vie politique italienne. On identifie classiquement trois droites en France depuis René Rémond (1), les droites légitimiste (ou contre-révolutionnaire), orléaniste (ou libérale) et bonapartiste (ou césarienne).

Aujourd’hui encore, ce schéma demeure opératoire (même si la composante libérale est actuellement éclatée entre plusieurs formations, UMP en son courant dit « humaniste », UDI et MODEM). Le FN se range dans la tradition contre-révolutionnaire et l’essentiel des forces de l’UMP, parce que provenant de l’ex-RPR (anciennement UDR et UNR), mouvement gaulliste de filiation clairement bonapartiste, entre dans la typologie de la droite césarienne. Une classification plus récente de la gauche a été proposée par Jacques Julliard (2), qui distingue gauche libérale, jacobine, collectiviste et libertaire. Ces quatre courants se sont entrecroisés depuis deux siècles, de sorte qu’il apparaît plus difficile d’y ranger de façon claire les partis politiques de la gauche française. Mais les deux partis les plus influents depuis la libération, le PCF et le PS, captent, chacun, au moins deux de ces traditions : jacobine et collectiviste pour le PCF, libertaire et libérale pour le PS (la composante libertaire pouvant en partie se retrouver aujourd’hui chez EELV, certains courants du PS pouvant tout autant se retrouver dans la composante jacobine, voire collectiviste). Une classification radicale, moins riche mais plus opératoire, propose de distinguer, depuis le Congrès de Tours (décembre 1920), une gauche réformiste (socialiste) et une gauche révolutionnaire (communiste). Si l’on analyse l’évolution des gauches françaises depuis la Libération, la gauche réformiste n’a définitivement supplanté, électoralement parlant, la gauche révolutionnaire, qu’à partir de la fin des années 1970, c’est-àdire après l’Union de la gauche voulue par François Mitterrand, qui accéda à la tête du PS au Congrès d’Epinay. Pourtant, le PCF n’a que très peu gouverné ; après la Libération et jusqu’à la fin du tripartisme (1947), de 1981 à 1984, après l’accession de François Mitterrand à la présidence, et de 1997 à 2002, dans le cadre des gauches plurielles du gouvernement Jospin.

Le tableau diffère en Italie. Prenons en compte la période historique consécutive à la Libération, la parenthèse de la phase parlementaire du fascisme ayant été très rapidement refermée, les partis de gauche ayant dû dès lors très tôt basculer dans la clandestinité. Après la chute du fascisme, la droite a été très largement dominée, jusqu’au début des années 1990 par la Démocratie chrétienne, le MSI, héritier du fascisme, n’ayant jamais réalisé que des scores marginaux. La situation évoluera après le scandale Tangentopoli qui vit s’effondrer la DC (Démocratie Chrétienne) et redistribuer les cartes de la droite au profit des formations animées par Berlusconi et d’un aggiornamento du MSI, se transformant, sous la houlette du successeur d’Almirante, Gianfranco Fini, en mouvement tenant de la droite césariste (Alleanza nazionale). À gauche en revanche, et contrairement à la France, le PCI fut largement hégémonique jusqu’à sa dissolution, en 1991, lors de son dernier congrès, à Rimini. Le PSI, même durant sa période la plus faste, c’est-à-dire sous Bettino Craxi au début des années 1980, ne dépassa jamais son rival communiste. Il faut dire que les tenants d’une union des gauches à la française étaient minoritaires, le PSI, sauf durant la période du tripartisme, qui s’acheva comme en France en 1947, s’étant refusé à s’associer au PCI. Le pari de François Mitterrand de diminuer l’influence du PCF en l’étouffant dans l’Union de la gauche ne fut jamais tenté en Italie, le PSI n’ayant nul besoin de son rival de gauche pour gouverner, la Démocratie chrétienne lui offrant de nombreuses fois une alliance conjoncturelle lui permettant, malgré sa faible influence électorale, de gouverner, y compris aux plus hauts postes (Bettino Craxi, son principal responsable, put ainsi rester trois ans président du Conseil, record que ne battit, qu’à la fin des années 1990, son étonnant «protégé », Silvio Berlusconi).

On pourrait alors affirmer que la composante réformiste de la gauche italienne était de fait, réduite à la portion congrue. C’est peut-être croire alors que le PCI n’aurait pas su opérer, vraisemblablement malgré lui, la synthèse dialectique des deux tendances, réformiste et révolutionnaire, et que ce dessein, qu’une ruse de l’histoire des gauches italiennes sembla lui assigner tout en le lui dissimulant, devait durablement l’affecter, jusqu’à provoquer sa dissolution, soit son suicide politique, que rien, pourtant, ne semblait annoncer. C’est peut-être aussi oublier qu’une partie de la Démocratie chrétienne pouvait, selon les canons rapidement esquissés plus haut, se trouver, à son insu, dans les rangs de la gauche réformiste ou, pour reprendre l’une des catégories de Jacques Julliard, de la gauche libérale (au sens, bien sûr, strictement économique du terme). Comme si, dans le pays du «crispisme» ou transformisme politique, les repères gauche/droite hérités de la Révolution française, par trop cartésiens, étaient dilués, donnant à la scène politique italienne un goût impressionniste, que le classicisme français aurait du mal à faire sien. Pourtant, ce voile de l’Artiste de l’histoire italienne sembla se révéler progressivement durant la décennie 1990, faisant confluer l’ensemble des gauches en un destin unique, certains pensant (dont l’auteur de ces lignes) qu’il signait le déclin, fût-il provisoire, d’une espérance (que l’on ne devrait cependant en aucun cas confondre avec le passé d’une illusion, trop dogmatiquement évoquée par François Furet)(3) et l’aveu de la capitulation de l’invention progressiste en politique.

L’histoire des gauches italiennes commença bien différemment de celle des gauches françaises. On le sait, les partisans de la création d’un nouveau parti (motion Cachin-Frossard), ultérieurement dénommé communiste (à l’origine SFIC pour section française de l’internationale communiste), furent majoritaires au congrès de Tours, les auto-proclamés gardiens de la «vielle maison» (expression fameuse de Léon Blum) étant rejetés dans la minorité, fondatrice de la SFIO. À l’inverse, les tenants de la scission communiste, emmenés par Amadeo Bordiga et Antonio Gramsci, furent minoritaires au congrès de Livourne, en janvier 1921. Mais ce rapport de forces initial n’eut finalement que peu d’incidences, les partis progressistes devant, on l’a indiqué plus haut, basculer dans la clandestinité après la fin de la parenthèse parlementariste du fascisme (la phase dite corporatiste du fascisme commençant dès 1925), consécutive à l’assassinat d’un député socialiste en 1924, Matteotti, par les sbires du Duce. Dès la Libération, le PCI supplantait largement le PSI, faisant quasiment jeu égal avec la DC. De sorte que l’histoire italienne de l’aprèsguerre est celle d’un bipartisme de fait entre la DC et le PCI, tempéré par un multipartisme institutionnel favorisé par la proportionnelle, en vigueur dans les deux assemblées (ce qui n’est pas sans importance, le bicamérisme italien étant l’un des rares complètement égalitaire). La très forte influence électorale communiste ne s’explique pas seulement par son rôle majeur dans la résistance. L’Italie était littéralement dévastée après-guerre, bien plus que la France. Des millions de personnes étaient jetées dans la misère et la division sociale du pays existant depuis le Risorgimento entre un Nord industriel et un Sud, ou Mezzogiorno, essentiellement rural, était largement accentuée. Ce déclassement social induit par la tragédie de la guerre constituait un terreau propice au discours de la lutte des classes, véhiculé par le PCI. On doit mentionner que l’électorat communiste n’était pas géographiquement homogène, les bastions traditionnels du PCI se trouvant dans le Nord industriel, ce qui, somme toute, est logique en raison de la culture ouvriériste des mouvements révolutionnaires. Les électeurs du Mezzogiorno, pourtant plus défavorisés que leurs compatriotes septentrionaux, accordaient plus volontiers leurs suffrages à la DC. L’explication, schématique mais éprouvée, en est simple. L’économie du Sud de l’Italie est longtemps demeurée essentiellement rurale. Par ailleurs, l’influence de l’Église y était (y demeure d’ailleurs) largement plus prégnante. Beaucoup affirment enfin, sans qu’une preuve définitive ait pu être clairement rapportée, que les multiples mafias innervant ces régions méridionales appelaient leurs affidés à voter massivement pour la DC, en échange de menus arrangements en forme d’intérêts bien compris de la part du sommet de l’État. Il est vrai que les capimaffiosi, adeptes d’une forme fort singulière d’entreprises individuelles et d’économie libérale, n’avaient aucun intérêt à ce que les leaders communistes endoctrinent leurs gens…

L’histoire politique de l’Italie, de la Libération aux années 1990, se résuma donc en un affrontement, en vérité inégal, entre DC et PCI. Inégal tout d’abord parce que les forces politiques non communistes, de gauche comme de droite mais dominées par les démocrates-chrétiens, se sont toujours entendus depuis 1947 et surtout 1956 (c’est-à-dire après la répression soviétique du soulèvement hongrois, comme on le verra plus après) pour exclure le PCI du gouvernement, si l’on excepte la parenthèse du compromis historique, théorisée par Enrico Berlinguer, secrétaire général du PCI, et acceptée par Aldo Moro, leader de la DC. Mais, on le sait, l’entrée des communistes au Gouvernement n’eut en fait jamais lieu, l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades Rouges et l’hostilité des chrétiens-démocrates Andreotti et Cossiga (ce dernier pourtant apparenté à Berlinguer) douchant définitivement les espoirs d’un rapprochement entre chrétiens sociaux (ou aile gauche de la DC) et communistes. Inégal ensuite, parce que les États-Unis ne pouvaient tolérer que leur allié italien, qui leur fournissait plusieurs bases de l’OTAN, pût accepter que le PCI participe, même modestement à la conduite du pays, précisément parce qu’il était le parti communiste occidental le plus puissant, toujours allié, quoique avec une liberté critique allant croissante à partir des années 1960, avec le «parti frère» soviétique. Cette conventio ad excludendum est, peut-être, mais non exclusivement, l’un des facteurs explicatifs de la mue du PCI en partie social-démocrate, au début des années 1990.

Il apparaît pourtant difficile de comprendre comment un parti, porté par des centaines de milliers d’adhérents et par des millions d’électeurs, gouvernant de grandes villes et, depuis les années 1970 nombre d’exécutifs régionaux(4), forme transalpine de ce «communisme municipal» français (5), soutenu par une grande partie de l’intelligentsia culturelle, a pu, volontairement, se saborder.

On présente souvent le PCI comme le moins dogmatique, le plus ouvert, le plus démocratique, en un mot le moins stalinien des partis communistes occidentaux. Cette analyse doit être affinée. Dans un premier temps, le PCI n’avait qu’une autonomie toute relative à l’égard du Komintern (ou IIIe Internationale) puis du Kominform, qui n’étaient autres que les courroies de transmission de Staline à l’égard de partis qui, sous l’appellation trompeuse de «frères», étaient en réalité littéralement inféodés au PCUS. L’organisation du Kominform est dissoute en avril 1956, sous l’effet de la déstalinisation lancée par Nikita Khrouchtchev lors du XXe Congrès du PCUS qui dénonça, dans son rapport secret, les crimes de Staline (6). C’est alors que le PCI commença de se détacher progressivement du modèle soviétique, contrairement au PCF, qui se montra sceptique quant à la déstalinisation, comme en témoigne l’expression du journal L’Humanité sur le «rapport attribué au camarade Khrouchtchev» (c’est nous qui soulignons). Si Palmiro Togliatti, le secrétaire général du PCI, ne critiqua pas la répression de l’insurrection en Hongrie en novembre 1956 par les chars de l’armée rouge, l’enterrement qui en résulta de l’éphémère pacte d’unité d’action entre le PSI de Pietro Nenni et le PCI d’une part, la montée de la contestation interne d’autre part, achevèrent la direction de prendre en partie ses distances avec le modèle soviétique. Togliatti théorisa alors la doctrine du «polycentrisme», visant à la proclamation d’un «chemin national vers le socialisme», qui n’eut l’heur de plaire au PCUS, anticipant par ailleurs, en partie, le modèle de l’eurocommunisme des années 1970. L’écrasement du Printemps de Prague, en 1968, fut en revanche clairement critiqué par le PCI qui alla plus loin que son homologue français puisque, si le PCF désapprouva lui aussi le coup de force soviétique, il ne condamna jamais, à l’inverse du PCI d’Enrico Berlinguer, la «normalisation» qui s’en suivit. Dès lors, l’action du PCI, toujours influencé par les événements extérieurs, s’orienta dans deux directions en réalité convergentes : la consolidation d’une émancipation claire vis-à-vis de l’Union soviétique, empruntant, pour le guider, le chemin de l’eurocommunisme esquissé par le secrétaire général du Parti communiste espagnol, Santiago Carrillo (7) d’une part, le rapprochement, apparemment contre-nature, avec la Démocratie chrétienne d’autre part.

Le compromis historique proposé par Berlinguer à la DC résultait en effet d’une préoccupation majeure, éviter un coup d’État à la chilienne (11 septembre 1973) organisé en sous-main par les États-Unis, alors même que les années noires, baptisées de plomb, s’abattaient sur l’Italie, depuis l’attentat sanglant de Piazza fontana à Milan, en 1969. À cette stratégie de la tension, visant à la perpétuation de massacres de masse de la part de mouvances d’extrêmes droites, répondit une radicalisation post soixante-huitarde d’une frange de la gauche radicale, basculant, elle-aussi vers l’extrême, et perpétrant des attentats ciblés contre des dirigeants économiques puis politiques. Le chaos qui s’abattait sur la péninsule convainquit Berlinguer, à l’occasion d’une analyse des événements chiliens dans la revue Rinascita, de proposer une alliance politique avec la DC, seule à même de faire accéder le PCI aux fonctions gouvernementales dont il était privé depuis 1947. L’assassinat d’Aldo Moro en 1978, s’il n’empêcha pas le PCI de soutenir, quelques temps encore, des gouvernements de «solidarité nationale», lui ferma néanmoins définitivement les portes du Palazzo Chigi (siège de la présidence du conseil) et des autres palais nationaux de l’exécutif, que seul Aldo Moro, à l’inverse des autres figures de la Démocratie chrétienne, voulait sincèrement ouvrir. On a beaucoup spéculé sur l’assassinat de Moro, invoquant une possible manipulation à leur insu des Brigades Rouges par les mouvances d’extrême droite, la loge P2, les services secrets italiens ou le réseau Gladio. L’un de ses responsables s’en défend fermement dans un livre entretien (8) Pourtant, nombre d’éléments trouvés durant l’enquête apparaissent fort troublants. Rien n’a pourtant été formellement prouvé. Mais on peut s’interroger sur la «cible» Moro de la part des brigadistes, seule figure authentiquement sociale et prête au compromis avec les communistes. Comme s’il s’agissait précisément de supprimer l’une des pièces essentielles du binôme qu’il constituait avec Berlinguer pour faire capoter ce rapprochement. L’Histoire ou, plus précisément ce qu’on en connaît aujourd’hui, n’a pas révélé cette part de mystère, la version officielle étant une action isolée à la seule initiative des brigadistes. Notons la part de symbolique tragique lors de la découverte du corps d’Aldo Moro, dans le coffre d’une Renault 4L, garée Via Caetani à Rome, à mi-chemin des sièges du PCI et de la DC…

L’expérience des gouvernements de solidarité nationale ne devait pas durer au-delà de 1979. Elle visait à lutter contre les différentes formes d’extrémisme terroriste, de droite comme de gauche, le PCI donnant sa confiance à des gouvernements dominés par la DC, malgré l’assassinat de Moro et bien qu’aucun ministre communiste ne fût appelé à participer à l’exécutif. Dès lors, la mort symbolique du compromis historique ne survécut qu’un an, à l’assassinat du chef de la DC.

Le choix d’inscrire ses pas dans le sillage de Santiago Carrillo, inventeur de la notion d’eurocommunisme, participe en fait, de la part de Berlinguer, d’une démarche convergente à la stratégie du compromis historique. L’Eurocommunisme incluait une dénonciation sans ambages non du socialisme, mais du socialisme dit réel, prenant la forme d’une analyse sévère du régime de l’Union soviétique et de ses affidés des démocraties populaires de l’Europe orientale, à travers la condamnation du goulag, de la dictature, de l’absence de libertés formelles (pluralisme, liberté d’expression, droits de la défense, dans des pays où les internements abusifs et l’instrumentalisation de la psychiatrie contre les opposants politiques étaient fréquents). Cette critique radicale manifestait une double intention : il s’agissait en effet non seulement de proposer une redéfinition du socialisme (Berlinguer revendiquant en 1976, devant les délégués du XXVe congrès du PCUS un «système pluraliste» de socialisme), mais d’asseoir aussi, en interne, la légitimité d’un parti authentiquement démocratique, pouvant participer à l’exercice du pouvoir. Las, la convergence des PCI, PCE et PCF fit long feu, le parti français rompant en 1977 l’Union de la gauche et se réorientant vers le modèle soviétique (approuvant notamment, deux ans plus tard, l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS).

La fin des expériences du compromis historique et de l’eurocommunisme devait rejeter définitivement le PCI dans l’opposition. La DC, de son côté, endigua son ancien et éphémère partenaire en renonçant (en apparence seulement car il maintenait certaines de ses figures les plus emblématiques, comme Andreotti, à des postes clefs de l’exécutif) à endosser la tête de la présidence du conseil, pour favoriser l’expérience de gouvernements multipartites, pour la première fois dirigés par un socialiste, Bettino Craxi. Ce dernier profita de son expérience gouvernementale pour imposer au PSI une réorientation social-démocrate, voire social-libérale, qui exacerba les tensions avec le PCI.

La crise des deux gauches atteint son paroxysme lors de la révision de l’échelle mobile des salaires, c’est-à-dire de leur indexation à l’inflation. Le gouvernement Craxi prit un décret (devenu une loi), ironiquement appelé décret de la Saint Valentin (14 février 1984). Il entérinait ainsi un accord entre partenaires sociaux (principalement la Cofindustria, c’est-àdire le patronat italien, et la CISL, confédération italienne des syndicats de travailleurs, d’inspiration catholique, que l’on pourrait apparenter à la CFDT), qui n’avait pas été signé par la CGIL, syndicat proche du PCI. Il s’agissait d’abaisser de 4 % l’indexation des salaires à l’inflation. Cette désindexation partielle, prélude à une abrogation ultérieure définitive de l’échelle mobile par Giuliano Amato en 1992 (président du conseil également socialiste), fut vivement dénoncée par Berlinguer, qui déclencha une récolte de signatures visant à organiser un référendum abrogatif de cette réforme. L’enjeu était clair. Il s’agissait non seulement de défendre les salariés, victimes expiatoires d’un discours vantant le crédo libéral de la compétitivité, et de dénoncer la posture craxienne, qui, aux yeux du dirigeant communiste, trahissait ouvertement non seulement les idéaux de la gauche, mais aussi les intérêts des travailleurs italiens (9). Réunir les 500 000 signatures requises ne fut qu’une formalité. Le référendum devait avoir lieu en juin 1985. Une autre échéance électorale attendait tout d’abord le PCI. Les élections européennes du 17 juin 1984 virent le triomphe du PCI (endeuillé par la disparition tragique de Berlinguer, victime d’un infarctus en plein meeting électoral le 7 juin durant un discours retransmis en direct à la télévision qui l’emporta le 11). Le Parti communiste obtint son maximum historique, devançant pour la première et dernière fois la DC (33,33 % contre 32,96 %) et écrasant le PSI de Craxi (11,21 %). Il ne s’agissait pourtant, pour le défunt Berlinguer, que d’une victoire à la Pyrrhus. Le référendum sur la désindexation partielle de l’échelle mobile des salaires organisé les 9 et 10 juin 1985, marqua en effet sa défaite posthume. Une participation élevée (77,9 %) ne permit cependant pas une mobilisation suffisante, les partisans de l’abrogation n’obtenant que 45,7 % des suffrages contre 54,3 % pour les partisans de la réforme.

Malgré le recul du PCI, il garda un poids électoral conséquent. En 1987, soit lors des dernières élections à la Chambre des députés et au Sénat auxquelles participa le PCI en tant que tel, c’est-à-dire avant sa mutation opérée au congrès de Rimini, il obtint 28,33 % des suffrages au Sénat et 26,57 % à la Chambre des députés. Recul relatif en regard des élections de la législature précédente en 1983, avec une perte de 3,37 % des suffrages à la Chambre et de 2,48 points au Sénat. Rien ne laissait donc présager la disparition d’une force politique si influente.

Un autre événement tragique va pourtant peser d’un poids certain sur l’orientation du PCI. Le 30 avril 1988, Alessandro Natta, successeur d’Enrico Berlinguer à la tête du parti, est lui-même frappé d’un infarctus alors qu’il participait, tout comme son prédécesseur, à un meeting électoral. Sa charge de secrétaire général sera confiée à un membre de la nouvelle génération, Achille Occhetto. Natta critiquera cette désignation, dans une lettre amère à la direction (10). C’est principalement Occhetto qui est à l’origine de la mutation interne du PCI. À l’occasion d’un discours prononcé le 12 novembre 1989 à Bologne devant des résistants, il affirme qu’« il est nécessaire d’éviter de continuer à emprunter d’anciennes routes, pour en inventer d’autres afin d’unifier les forces progressistes ». À une question relative à un éventuel changement de nom du parti, Occhetto répondit, laconique que « cela laisse tout présager ». Cet événement, connu en Italie sous le nom de svolta della Bolognina, amènera le 3 février 1991 à la dissolution du PCI. Ce tournant est à l’initiative d’Occhetto seul, puisqu’aucune des instances du parti ne fut consultée. La question du changement de nom, et de l’abandon de l’épithète communiste, n’est bien évidemment pas neutre. Elle a par ailleurs fait l’objet de multiples débats depuis le début des années 1980.

Derrière ce changement de vocable, c’est une mutation politique profonde qui s’annonce, tant sur la question programmatique que sur celle des alliances politiques à venir. Notons que le discours d’Occhetto à Bologne où il opère, seul, ce virage ou tournant (svolta) est prononcé le 12 novembre 1989 ; la chute du mur de Berlin a eu lieu dans la nuit du 9 au 10 novembre. Le rapprochement de ces dates n’est évidemment pas fortuit. Certes, il s’agissait symboliquement, pour le dernier secrétaire général du PCI, de se dissocier définitivement des expériences socialistes de l’Est et d’affirmer que son parti n’en était aucunement comptable, mais surtout de s’appuyer opportunément sur l’Histoire en marche pour précipiter celle de sa formation politique. Ce travail de repositionnement avait pourtant été déjà largement effectué, ainsi que nous l’avons expliqué, tout d’abord avec Togliatti, après 1956, puis surtout avec Berlinguer. La question du changement de nom cache celle du changement de références théoriques et idéologiques. Berlinguer, dans un discours de clôture prononcé à la fête de l’Unità, à Gênes, le 3 juin 1979, avait répondu, comme par anticipation, à son successeur : «Nos adversaires prétendent que nous devrions jeter aux orties non seulement les riches leçons de Marx et de Lénine, mais aussi les innovations intellectuelles et politiques d’Antonio Gramsci et Palmiro Togliatti. Puis, peu à peu, nous devrions proclamer que toute notre histoire, qui a aussi ses parts d’ombre, a été une succession d’erreurs». Le politique sarde entendait ainsi expliquer que si son parti avait toujours, depuis sa création en 1921, voulu adapter sa culture politique à son temps, notamment à travers l’oeuvre théorique de Gramsci dans ses Cahiers de prison, il s’était toujours refusé au contraire du SPD allemand en 1959, à faire son Bad Godesberg, c’est-à-dire à se détacher des références idéologiques qui marquait sa spécificité à gauche, c’est-à-dire à renoncer, aussi et surtout, à son programme de transformation politique et sociale, à son refus du capitalisme, en tant que mode de production intrinsèquement générateur d’inégalités. Le débat sera relancé dans le contexte de la défaite de la bataille référendaire sur l’échelle mobile des salaires, qui avait fortement éprouvé le PCI. Un ancien député communiste, Guido Carandini, publia en 1985 un article retentissant au titre évocateur (Quella grande illusione»)(11) proposant une mutation radicale du PCI dans le sens du réformisme, passant par une réévaluation des expériences sociales-démocrates et par une transformation du PCI en Parti démocratique du travail fusionnant l’ensemble des forces de gauche. Carandini avançait, en substance, l’idée d’un Bad Godesberg à l’italienne, soit un anti-congrès de Livourne. Natta s’y opposa fermement, réaffirmant alors la ligne «continuiste» de Berlinguer, en accord avec une très grande majorité de la base. Un de ses proches, Adalberto Minucci, aura ces mots cruels dans une contre-tribune : «Vive la modernité ! En avant vers le XIXe siècle» (12)…

La svolta della Bolognina est le déclenchement d’un processus irréversible, mené au pas de charge. Pourtant, les communistes sont loin d’être enthousiastes. À l’exception de l’aile droite du parti qui se prononce clairement en faveur d’Occhetto et du rattachement du parti à l’internationale socialiste, la direction demeure prudente, attentiste. Massimo D’Alema, en réponse aux militants exaspérés qui saturaient le standard de L’Unità, dont il était alors directeur, écrit alors : «ce que nous proposons n’est pas la perspective d’une renonciation ou d’une abjuration». Le comité central est convoqué et décide, après cinq jours de discussions tendues (du 20 au 24 novembre 1989), d’une solution ambigüe. À une majorité assez large, le parlement du parti accepte la proposition d’Occhetto d’initier une phase constituante d’une nouvelle formation politique, tout en avalisant la proposition des opposants visant à convoquer un congrès extraordinaire dans les quatre mois pour décider de la création ou non d’un nouveau parti. Le XIXe et avant dernier congrès du PCI se tint du 7 au 11 mars 1990 à Bologne. La motion d’Occhetto, proposant d’ouvrir une phase constituante d’un nouveau parti rattaché à l’internationale socialiste, affronte principalement celle de son prédécesseur Natta et de Pietro Ingrao, figure historique de l’aile gauche du PCI, s’opposant au changement de nom, de symbole et de tradition. La motion du secrétaire général réunit 67 % des suffrages, la motion Natta – Ingrao 30 %. Le dernier congrès du PCI, qui se tint du 31 janvier au 3 février 1991 à Rimini, ne modifia pas fondamentalement les rapports de force. La motion Per il Partito democratico della Sinistra d’Occhetto, à laquelle s’était adjoint notamment D’Alema, obtint 67,46 %, la motion hostile à la création d’un nouveau parti, appelée Rifondazione communista et menée par Ingrao et Cossuta, réunit 26,77 %. Le 3 février 1991, le PCI acta sa propre dissolution, et porta sur les fronts baptismaux, en même temps que son acte de décès, le Parti démocratique de la gauche (PDS). Ite missa est…

Guido Liguori propose une analyse très intéressante, à travers un tableau de ces quelques années ayant précipité la chute de la maison rouge, de cette succession d’événements conduisant au tour de force de faire disparaître un parti que ni le fascisme, ni la guerre froide, ni l’hostilité farouche des autres mouvements politiques italiens n’avaient réussi (13). Il démontre que le sort du PCI n’était pas scellé. Il rappelle qu’il comptait 1,5 million d’adhérents et que, malgré l’échec relatif des élections législatives et sénatoriales de 1987, il n’était, dans aucune région, tombé sous la barre des 25 %, score que ni le PDS, ni les formations qui lui succèderont (Démocrates de gauche puis Démocrates) n’atteindront ensuite (14). L’attachement, par ailleurs, à l’appellation communiste demeurait extrêmement fort, non seulement parmi les militants, mais aussi parmi les sympathisants et électeurs du PCI. Le poids symbolique du qualificatif communiste n’était pas entaché par les régimes de l’ancien bloc de l’Est, que les dirigeants du parti avaient, à de nombreuses reprises, clairement condamnés, au nom précisément d’une acception démocratique du socialisme. L’auteur ne fait pas l’erreur de désigner comme seul responsable Occhetto, quoique la question du changement de nom devenait pour lui affaire personnelle, quasi-obsessionnelle, selon ses propres dires. Guidori révèle que le discours de la Bolognina du 12 novembre 1989 n’avait aucunement été discuté par la direction, les membres de la direction, de l’aile droite (comme Napolitano, aujourd’hui président de la République) ou de la sensibilité de gauche (notamment Ingrao), n’ayant pris connaissance du projet d’Occhetto qu’au lendemain de son discours. Les raisons de cette précipitation relèvent de deux facteurs, interne et externe. Il semble évident que la chute du mur et l’effondrement programmé du «socialisme réel» créait un cadre idéologique propice à une telle mutation du parti. En interne, Guidori pointe la contradiction entre «un groupe dirigeant restreint qui n’est plus communiste, à la tête d’un parti formé de dirigeants et de militants qui, dans leur immense majorité, se considèrent communistes de nom et de fait» . Le légitimisme (pour ne pas dire suivisme) des militants communistes est aussi avancé comme facteur explicatif, à laquelle s’ajoute une foi dans l’unité du parti, qui a primé sur toute autre considération. Nous faisons également nôtre le constat selon lequel «la dramatique faiblesse de la gauche italienne est due précisément à la fin du PCI, à la mort de cette tradition culturelle et politique et de cette communauté différente des femmes et d’hommes qui pendant plusieurs décennies avaient représenté une grande ressource démocratique pour l’Italie». «La fin du parti», explique encore ce philosophe spécialiste de Gramsci, «aura été également la fin de la participation politique de masse, non pas épisodique ou mouvementiste, dans la société italienne, et il ne reste rien de semblable chez les héritiers du PCI. Un immense patrimoine politique, historique, humain s’est ainsi perdu ». Il est vrai que le parti héritier du PCI s’est dilué dans une formation politique hétérogène, faisant confluer en son sein des éléments disparates, dont certains issus de l’ancienne DC, de sorte que I Democratici ne peuvent pas même être assimilés à un parti social-démocrate classique, représentant, dans une optique réformiste, les intérêts salariés, mais un conglomérat, un cartel électoral interclassiste défendant principalement, sinon exclusivement, les intérêts des classes moyennes voire des classes supérieures «éclairées», parce que confusément progressistes. On peut aussi ajouter que l’affaiblissement du PCI est aussi un affaiblissement théorique, en ce sens que ce groupe dirigeant restreint évoqué par Liguori semble s’être converti à l’idéologie de la fin de l’Histoire, c’est-àdire précisément de la fin des idéologies, et au pragmatisme visant à la réforme et non à la transformation du système de production économique. Il ne faut pas non plus omettre que cette transformation s’est déroulée dans le sillage d’une victoire politique spectaculaire, dans les années 1980, du libéralisme économique, à travers la déréglementation généralisée initiée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. La conversion, tout aussi spectaculaire, du PSI de Craxi au «réalisme» économique (à l’instar de François Mitterrand en 1983), à travers la réforme de l’échelle mobile des salaires a mis une pression inédite sur le PCI qui, parce qu’il perdit la bataille référendaire de 1985, en vint à remettre en cause sa culture politique. Le centre de l’appareil dirigeant, animé depuis 1987 par Occhetto et l’aile droite ou «miglioriste» de Napolitano, ne furent que les réceptacles de ces doutes, qui se révélèrent compter parmi les principaux facteurs d’implosion. La voie révolutionnaire choisie par le PCI ne signifiait pourtant plus, depuis longtemps, la prise du Palais d’Hiver. Gramsci l’envisageait comme un processus, non comme un raptus. Togliatti proposait des «réformes de structures» dans les champs économiques et sociaux, permettant, par la succession de changements partiels, d’agglomérer des forces participant de ce processus. La césure entre voie réformiste et voie révolutionnaire avait été donc largement affinée, et c’était l’un des mérites principaux du PCI que de l’avoir initiée. Ce groupe dirigeant restreint évoqué par Liguori, dont on ne peut douter de la culture politique, semble pourtant avoir feint de l’omettre.

Ainsi, ce passé d’une espérance amène à la conclusion provisoire, non amère, mais lucide, que l’aphorisme de Marx peut être réversible : ce ne sont plus les masses qui font l’Histoire, elles la subissent.

(1) R. Rémond, Les droites en France, Aubier, 1990.
(2). J. Julliard, Les gauches françaises. 1762-2012 : Histoire, politique et imaginaire, Flammarion, 2012.
(3). F. Furet, Le passé d’une illusion, Calmann-Lévy, Robert Laffont, 1995.
(4) Les Régions, pourtant prévues par la Constitution italienne de 1946, ne furent en effet mises en place qu’à partir de la décennie 1970, la mise en oeuvre de la disposition y afférente ayant sans cesse été reportée en raison de considérations purement politiciennes, la DC s’inquiétant de l’émergence d’exécutifs locaux concurrentiels, dans un État dont la forme est régionale. 
(5) Analysé comme une politique sociale de proximité s’appuyant sur les équipements collectifs et privilégiant, pour réduire les inégalités, l’école, la culture et le sport. Voir par exemple la contribution de Julian Meschi, in H. Hatzfeld, J. Meschi et H. Rey (éd.), Dictionnaire de la gauche, Larousse, 2007. 
(6) Cf. R. Martelli (éd.), Le choc du XXe Congrès du PCUS, textes et documents, Éditions sociales, 1982.
(7) S. Carillo, Eurocommunisme et État, Flammarion, 1977.
(8) 1. Mario Moretti (en collaboration avec Carla Mosca et Rossanda), Brigate rosse, une histoire italienne, Amsterdam, 2010. 
(9) 1. Massimo D’Alema décrit dans un livre remarquable les enjeux du combat entre Berlinguer et Craxi. À l’occasion d’un voyage en Union soviétique, où une délégation du PCI avait été dépêchée pour les obsèques d’Andropov, D’Alema, alors jeune cadre du PCI, assiste à cette ultime rencontre entre Berlinguer et les dirigeants soviétiques, où le dirigeant du PCI fait part à son protégé des amères désillusions que le triste spectacle de la succession au sommet du pouvoir soviétique lui inspire. Mais Berlinguer était également préoccupé par la situation politique italienne et par cet ultime combat qu’il était en train de livrer pour les élections européennes et surtout pour la mobilisation contre le décret de la Saint valentin, c’est à dire contre Craxi. D’Alema explique que le « forcing » auquel se livra Craxi constituait une rupture définitive à gauche qui contribua de façon significative à pousser le PCI au conflit ouvert. M. D’Alema, A Mosca l’ultima volta, Berlinguer e il 1984,Donzelli editore, 2004, notamment pp. 96-106. 
(10). «Camarades, vous ne vous êtes pas comportés loyalement. Il y avait un véritable remue- ménage devant la chambre d’hôpital. Ce que vous avez fait a été un affront, qui n’était en rien nécessaire» Natta veut expliquer qu’il était conscient, avant son accident cardiaque, qu’il lui fallait passer la main. Mais il se défiait de cette génération de quadragénaires qui mit à profit son état de santé pour précipitamment organiser la succession.
(11). Guido Carandini, « Quella grande illuzione », La Republica, 22 août 1985. 
(12). Adalberto Minucci, « Sì, siamo riformatori ma anche rivoluzionari », La Republica, 25 août 1985
(13) Guido Liguori, Qui a tué le Parti communiste italien, Delga, 2011.
(14) À l’exception des dernières élections européennes de 2014, où le Parti Démocrate profita de la popularité de Matteo Renzi, jeune président du conseil, en dépassant les 40 %.

Jean Zay : pendant la panthéonisation, la persécution continue

Jean Zay : pendant la panthéonisation, la persécution continue
Gérard Boulanger

Gérard Boulanger est avocat et écrivain (voir biographie)

Bien sûr, la première chose qui m’avait frappé et poussé à enquêter dans l’ouvrage sur L’affaire Jean Zay, la République assassinée, c’est l’oubli auquel était voué un homme aux éclatantes vertus civiques et au bilan ministériel inégalé.

Nouveau Jules Ferry, il avait, de 1936 à 1939, modernisé et démocratisé l’Éducation nationale comme personne ni avant ni après lui. Nouveau Gambetta, également en charge des Beaux-Arts, «à lui seul il incarnait la République athénienne» dont, selon Marc Fumarolli, «il se voulut le Périclès» Citoyen exemplaire, il ne cessa non plus de se battre, dans de multiples associations, pour les Droits de l’Homme, la laïcité et la République. Militant radical-socialiste de toujours, il fut en 1932, à moins de 28 ans, le plus jeune député de France.

Il devint alors, en un temps record, dès 1933-34, le dirigeant reconnu de l’aile gauche de sa formation politique. Ce qui mit cet artisan résolu de l’alliance entre les trois grands partis de gauche (radicaux, socialistes et communistes) en position charnière tout à fait décisive dans la construction du Front Populaire.

L’importance de son action publique me rendait incompréhensible l’amnésie dont il était victime. Jusqu’à ce que la générosité de ses filles Catherine et Hélène me mit en mesure de consulter les archives familiales et les trop rares ouvrages qui lui furent consacrés.

Leur lecture ne laissa pas de modifier radicalement la question initiale que je me posais. À l’interrogation : «Pourquoi, malgré sa valeur républicaine, cet homme-là fut-il oublié ?», succéda donc peu à peu une autre, tout à fait inverse : «N’est-ce pas justement à cause de sa valeur républicaine que l’action de Jean Zay fut occultée ?»

Force est de constater que son intense activité militante non moins que son orientation résolument unitaire ne cessèrent de gêner et de mettre en échec la droite et l’extrême droite orléanaises. Il était en cela fidèle à l’enseignement des grands radicaux. Ainsi Camille Pelletan : «Pas d’ennemis à gauche». Ainsi Ferdinand Buisson : «Avec la réaction jamais. Avec la Révolution, toujours». Ainsi Edouard Herriot : «Nous avons les mêmes noms de famille si les prénoms diffèrent». Dès sa première investiture le 10 janvier 1932, Zay proclama donc sous les vivats : «Je suis passionnément fidèle à l’union des gauches».

Ce travail stratégiquement fédérateur lui permit tour à tour : de battre la droite dès sa première candidature aux législatives de 1932 ; de réitérer son succès aux deux cantonales qui suivirent ; d’élargir sa base électorale aux législatives de 1936 et de devenir alors le plus jeune ministre de la IIIe République ; enfin, de refaire passer à gauche la municipalité d’Orléans au bénéfice du socialiste Claude Léwy.

C’est ainsi que, grâce à lui, dès le 10 février 1935, le Front Populaire était virtuellement constitué dans le Loiret, avant même que d’être mis en route au plan national. Et à la grande fureur de la droite orléanaise passée peu ou prou sous hégémonie idéologique de l’extrême droite, lors de son triomphe romain à Orléans, le 18 octobre 1936 (un banquet de 1800 personnes en présence de Léon Blum, de nombre de ministres et de centaines d’élus), Jean Zay le revendiquera hautement : «Si nous n’avions pas créé le Front Populaire à Paris, nous l’aurions, nous, inventé dans le département du Loiret.»

Cette inlassable activité unitaire du député d’Orléans lui valut de devenir, dès janvier 1936, sous-secrétaire d’Etat dans le second gouvernement Albert Sarraut. Mais surtout, de juin 1936 à septembre 1939, et grâce à l’estime et à l’aide discrète de Léon Blum, il fut l’inamovible ministre de l’Éducation Nationale et des Beaux-Arts, dans tous les cabinets de Front populaire, même quand ce ne fut plus vraiment le Front populaire. La droite, extrême ou non, lui en voulut d’autant plus d’être le ministre de «l’École sans Dieu».

Mais c’est dès sa première campagne de 1932 que la droite orléanaise l’attaqua violemment. Sur un texte qui lui avait été volé, un pastiche dans le style de l’antimilitariste Gustave Hervé (devenu par la suite un thuriféraire frénétique du Maréchal Pétain), qui fut publié contre son gré et au prix d’un recel : Le Drapeau. Ainsi, la publication triplement illégale de ce texte, sur lequel le nouveau ministre s’expliqua à deux reprises en 1936 à l’Assemblée nationale, devint une arme assassine contre Jean Zay. Et le demeure aujourd’hui contre sa mémoire.

Car le Journal du Loiret, organe de la droite extrême orléanaise, fit alors de manière abusive une sorte de manifeste de ce qui n’était qu’un jeu littéraire à huis-clos. Et en 1933, après un incident lourd de conséquences avec le Maréchal Pétain, le journal maurrassien L’Action française publia ce texte intégralement en l’attribuant nommément à Jean Zay. C’est donc sept ans avant Vichy que le lien Maurras-Pétain apparait ainsi clairement.

De même, alors que le pacifisme de Jean Zay se mua dès 1930, lors d’un voyage en Allemagne, en une vigilance républicaine et patriotique face aux dictatures européennes d’extrême droite, et qu’il choisit en 1939 au début de la guerre de rejoindre le front, quand bien même il n’était pas mobilisable, l’extrême droite ne cessa de le dépeindre comme un déserteur. Ce qui lui coûta en 1940 sa liberté, en 1944 la vie, et aurait pu lui coûter post mortem son honneur.

Il m’a été loisible de démontrer que ces attaques procédaient au fond du mythe augustinien du Juif errant, renouvelant le mythe patristique du peuple déicide. Et que l’orléanais Jean Zay avait également été victime du mythe vaticano-orléanais de Jeanne d’Arc, doublon du mythe de la virginité mariale, revivifié par le mythe inquisitorial de la pureté du sang. C’est ce que j’ai appelé les mots qui tuent. Autrement dit, pour s’attaquer efficacement au républicain Jean Zay, la droite extrême ou non eut recours à tous les mythes fondateurs de l’antisémitisme. Pour combattre ce symbole de la République, il était plus aisé de dénoncer sa prétendue judaïté. C’est donc au prix d’un véritable transfert que le combat politique fut « racialisé ». Rendant toute défense pro domo pratiquement impossible.

D’une certaine manière, Jean Zay en est mort. Assassiné par la Milice, héritière de l’imaginaire national-catholique, né par fusion de ses deux composantes après la défaite française face à la Prusse de 1870 qui marque le début d’une guerre civile européenne de 75 ans, et cristallisé au cours de l’affaire Dreyfus. Protestant de culture et agnostique de choix, c’est comme Juif errant que Jean Zay fut haineusement stigmatisé.

En annonçant le 21 février 2014 la panthéonisation de quatre héros de «l’esprit de la Résistance», Geneviève de Gaulle Anthonioz, Claude Brossolette, Germaine Tillion et Jean Zay, le président de la République a soulevé une tempête de protestations, visant uniquement Jean Zay.

Le jour même, sur BFM, le «journaliste» Alexandre Adler affirmait sans vergogne que sur les quatre futurs panthéonisés, seul Jean Zay n’était pas résistant, mais qu’ «on lui pardonnait car il était alors en prison» (sic).

Or par son départ pour continuer le combat avec 26 autres parlementaires vers le Maroc le 20 juin 1940 sur le paquebot Massilia, par son procès inique et truqué (au prix d’un faux initial que j’ai découvert) que lui intenta Vichy pour une imaginaire « désertion en présence de l’ennemi » (à 180 km du front et alors que l’armistice était déjà sollicité par Pétain !), par sa condamnation symbolique à la même peine de déportation que Dreyfus le 4 octobre 1940, par sa rédaction en prison des comptes-rendus ensuite diffusés par la Résistance du procès de Riom contre Blum et Daladier, par ses liens avec l’Organisation Civile et Militaire, Jean Zay était ô combien un authentique résistant. De la première heure jusqu’à son assassinat le 20 juin 1944.
Ce qui fut officiellement reconnu après guerre. Par l’arrêt de réhabilitation de la Cour de Riom du 5 juillet 1945. Par la citation à l’ordre de la Nation le 11 avril 1946. Par des hommages solennels à La Sorbonne le 27 juin 1947 et à l’Assemblée nationale le 14 mai 1948. Par la reconnaissance au terme du certificat de résistance n° 10779 de sa qualité de «résistant isolé» le 10 mars 1949. Isolé, c’est bien le mot.

Et c’est encore de l’isoler que tentent de faire les héritiers antisémites, anti-maçons et finalement antirépublicains qui ont déclenché une violente offensive contre la mémoire de Jean Zay dès l’annonce de sa panthéonisation prévue le le 27 mai 2015.

Car pour combattre efficacement la République sociale, et ses loyaux serviteurs que furent quelques célèbres «Juifs d’État» comme Léon Blum, Pierre Mendès France ou Jean Zay, la haine antisémite demeure la meilleure arme. Comme le notait avec un froid cynisme Charles Maurras dans L’Action française du 28 mars 1911 : «Tout paraît impossible, ou affreusement difficile, sans cette providence de l’antisémitisme. Par elle, tout s’arrange, s’aplanit et se simplifie. Si l’on n’était antisémite par volonté patriotique, on le deviendrait par simple sentiment de l’opportunité »

C’est à cette aune qu’il faut mesurer la virulente campagne de protestations contre le transfert des cendres de Jean Zay au Panthéon. Elle a été déclenchée par une quarantaine d’associations d’anciens combattants, pour beaucoup proches de l’extrême droite antirépublicaine, dont seulement deux se sont dissociées.

Maigre résultat d’une lettre du ministre des anciens combattants qui fit remarquer, le 14 mars 2014, que cette campagne haineuse reprenant inlassablement l’argument imbécile du Drapeau qui date de 1932, avait été portée avant guerre par une «presse antisémite qui deviendra collaborationniste après la défaite».

Mais immédiatement relayée par un article du fascisant Rivarol dès le 6 mars 2014, cette campagne nourrie de mensonges et d’encore plus de préjugés antisémites, se poursuit via internet, ce lieu de la diffamation candide. En somme, pendant la panthéonisation, la persécution contre Jean Zay continue…

L’environnement, facteur d’avènement d’une République Européenne

L’environnement, facteur d’avènement d’une République Européenne
Carlos-Manuel Alves

Carlos-Manuel Alves est maître de conférences à l’Université de Bordeaux, spécialiste en droit européen et en droit de l’environnement. Il est membre du CRDEI (Centre de Recherche et de Documentation Européennes et Internationales). Il contribue à diverses revues spécialisées telle que la Revue Juridique de l’Environnement ou la revue en ligne JADE (journal d’actualité de droit européen). Cet article a fait l’objet d’une communication lors de la journée d’études La République Européenne organisée le 14 février 2014 au Goethe Institut de Bordeaux.

De prime abord, l’idée de République est ontologiquement liée à l’État. Pourtant, elle est aussi consubstantiellement liée à l’Europe. En effet, de nombreux avatars peuvent être décelés à travers les âges : de la République romaine à la « République des lettres » en passant par la Res publica christiana médiévale. À l’évidence, ce terme s’avère éminemment polysémique.

Dans la pensée antique, la République désigne une communauté politique. N’est-ce pas là d’ailleurs le propos des pères fondateurs tels que le chancelier Konrad Adenauer ou Robert Schumann ? Tel est le cas ou du moins l’objectif, le Telos (cf. Aristote, in l’Éthique à Nicomaque), la finalité inavouée, voire inavouable de l’Union Européenne (UE). Il s’agit là d’un objectif permanent. Retour vers le passé : il suffit d’évoquer le projet de Communauté politique européenne couplé à celui de la Communauté Européenne de Défense. Le terme d’Union Européenne est lui-même synonyme de saut qualitatif vers le Politique. Dès lors, l’Europe serait républicaine sans le savoir du moins sans le dire ? ! Autrement dit, au sens kantien, une puissance publique garante du Bien commun.

Plus exactement, l’UE est une communauté politique en devenir. Conformément au schéma fonctionnaliste, l’UE n’a eu de cesse de dépasser peu à peu, de transcender sa vocation économique initiale (cf. la CECA) afin d’embrasser tôt ou tard la dimension politique. L’environnement, à cet égard, a joué un rôle pionnier. Pour mémoire, l’Europe est censée susciter des solidarités de fait destinées à favoriser un rapprochement des peuples. L’environnement en est une illustration emblématique à l’évidence : à la fois, symptôme de crise mais aussi symbole de solidarité. L’interdépendance des Européens est aussi écologique. Le droit de l’environnement est un droit de solidarité. Nul besoin de rappeler que lorsque de lourds nuages s’amoncellent à l’Est de l’Europe, ils ignorent les frontières hier comme aujourd’hui…

L’environnement ne rapproche pas seulement les peuples ; il a vocation à rapprocher les citoyens de l’Europe, à lui donner un supplément d’âme ! L’environnement participe de la dimension politique de l’Union. En effet, il est une préoccupation essentielle des citoyens, des membres de la Cité, de la Polis. À cet égard, les Eurobaromètres montrent et démontrent régulièrement l’attachement des citoyens européens à l’environnement et leur conviction du rôle primordial qui doit être dévolu à l’UE en la matière. Par conséquent, il contribue à l’émergence d’une sphère d’intérêts publics qui soude et unit les membres d’une même Communauté, d’une même collectivité.  Rappelons ainsi la place accordée à l’environnement dans le projet de traité instituant l’Union européenne d’Altiero Spinelli du 14 février 1984. Par conséquent, l’environnement est bel et bien une res publica, une chose publique « par nature » si l’on peut dire.

Source de «solidarité négative»(1), l’environnement suppose nécessairement une solidarité active. L’environnement, composante de la «communauté involontaire de risques» décrite par Jürgen Habermas, implique la définition d’un nouveau contrat social (et naturel) européen synonyme d’économie de marché encadrée par le droit au nom du Bien commun. En d’autres termes, une économie sociale de marché (inscrite par le traité de Lisbonne au fronton du Traité sur l’UE) c’est-à-dire «soucieuse» du marché…

(1). Selon la formule d’Hannah Arendt.  Selon cet auteur, «Tous les individus sont unis par le fait qu’ils partagent le même sort». Voir H.Arendt, Le système totalitaire : les origines du totalitarisme, Points Essais, 2013.

Dans ces conditions, il n’est donc nullement surprenant que l’UE se soit rapidement dotée, dès l’achèvement de la période transitoire, d’une politique en la matière et ce, de manière coutumière. L’environnement avait tôt ou tard vocation à faire son entrée dans la «Charte constitutionnelle» ce qui fut fait en 1986 par l’Acte Unique européen. Ainsi, sans douter, l’environnement participe de la Res publica et ce, à deux égards. En effet, deux apports peuvent être décelés. Tout d’abord, un apport direct : La Res publica c’est la chose commune, le Bien commun. C’est pourquoi l’environnement se traduit par l’émergence d’un Bien commun européen, d’un intérêt général européen pris en charge par la puissance publique européenne. En cela, l’environnement contribue à fonder, à légitimer le pouvoir public commun par la définition d’un nouveau Contrat social européen1 (I). Mais il favorise aussi la légitimation de l’exercice du pouvoir. L’environnement, par l’association des citoyens, concourt à la démocratisation conçue comme un perfectionnement de la « République » européenne (II). Il s’agit là d’un apport indirect, médiat.

I – L’environnement, vecteur d’un nouveau Contrat social européen

Quels sont les contours de ce Contrat social… et naturel ? Il pourrait être ainsi synthétisé : de la paix durable (plus de guerre en Europe) au développement durable ?

L’Europe a-t-elle pour vocation de constituer a minima une simple adaptation économique pure et simple ou de manière plus ambitieuse, un rempart contre la mondialisation via la reconquête politique de l’économie ? De manière significative, l’UE procède à un (ré) équilibrage de chaque politique par des objectifs d’intérêt général. Dans cette perspective, l’environnement a permis de passer du marché intérieur conçu Phaéton – 2015 82 comme un simple mécanisme d’adéquation de l’offre et de la demande au marché ancré dans un territoire ayant des spécificités géographiques, climatiques, biologiques. Dès lors, il convenait d’aménager mais aussi de ménager ce territoire et donc, l’environnement.

( 1). Formule de Rousseau reprise par Michel Serres in Le contrat naturel (F. Bourrin,1987) – cf. également D. Turpin, «Mondialisation et normes juridiques : pour un nouveau contrat social global» in Mélanges P. Pactet, L’esprit des institutions, l’équilibre des pouvoirs, Dalloz, 2003, p. 437.

On doit relever une double évolution de l’intérêt général, du Bien commun:
– d’une part, verticale : d’un intérêt national à partir duquel s’est forgé un intérêt européen ;
– d’autre part, horizontal : de l’intégration économique à l’intégration politique, et ce faisant, d’un intérêt économique général à un intérêt général globalisé.

Initialement, il s’agit à l’évidence d’un intérêt général national. Ainsi, en France, l’environnement s’est vu octroyer ce label par la loi du 10 juillet 1976. De national, l’environnement est progressivement devenu européen. Il s’agit d’un intérêt général mixte aujourd’hui reflétant la nature composite de la «République» européenne (union de peuples et d’États). L’environnement s’est vu attribuer un statut dérogatoire au sein de la «Constitution économique» de l’UE. Mais il s’agissait bel et bien d’une exception européenne et non nationale. En effet et bien que cela puisse paraître paradoxal, la faculté reconnue aux États membres de fonder une entrave sur l’intérêt général environnemental a permis l’avènement d’une véritable éthique communautaire, d’un projet politique. D’autant plus nécessaire que l’emprise trop forte du marché aboutit à l’oubli de la chose publique comme le montre à l’envi la crise des subprimes. L’environnement a vocation à jouer un rôle de remède sinon d’antidote au tout-marché. Où l’on retrouve l’idée de rempart contre la mondialisation, de contrat social global…

En 1950, Français et Allemands se sont accordés pour substituer le marché à la guerre. Le marché a été érigé en intérêt commun. Paradoxalement (ou pas ?), son développement a induit l’appréhension de l’environnement. Érigée en facteur de prospérité, la «République européenne embryonnaire» se devait naturellement d’endosser la gestion des dégâts du progrès économique. C’est pourquoi, de façon très «naturelle» si l’on peut dire, l’environnement est devenu une composante de l’intérêt général européen notamment sous l’impulsion de la Cour de Luxembourg. Ce faisant, l’intérêt général européen d’abord économique est devenu également politique. Cette double finalité de la construction européenne avait déjà été soulignée par la Cour dans le fameux arrêt Defrenne (1) de 1976.

Peu à peu, en raison de l’impérialisme de la Constitution économique, suite à l’arrêt Dassonville (2) notamment, les législations environnementales ont été saisies par le droit du marché intérieur. De manière classique, elles ont été appelées à se justifier ou à se soumettre. Un contentieux nourri en a résulté. Celui-ci a permis judiciairement d’ériger l’environnement au rang de valeur d’intérêt général. Ce faisant, l’environnement a bénéficié des exceptions prévues par le traité et la jurisprudence. Cette séquence prétorienne a débuté avec le fameux arrêt Cassis de Dijon (3) jusqu’à l’arrêt Bouteilles danoises (4) en passant par l’arrêt Brûleurs d’ huiles usagées (5) de 1985. L’environnement a été considéré comme une exigence impérative d’intérêt général dès 1980 par la Commission dans une communication interprétative. La Cour l’a érigé en «objectif d’ intérêt général poursuivi par la Communauté» en 1985, soit un an avant son entrée au sein de la «Charte constitutionnelle». Conformément à la dialectique classique intégration négative/intégration positive, l’environnement, d’exception, s’est nécessairement mué en composante du marché intérieur(6), puis in fine en nouvelle compétence. En effet, ce phénomène a eu pour prolongement une extension des attributions de l’UE illustrant le dépassement de la simple vocation économique.

(1). « …cette disposition relève des objectifs sociaux de la communauté, celle-ci ne se limitant pas à une union économique, mais devant assurer en même temps, par une action commune, le progrès social et poursuivre l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi des peuples européens, ainsi qu’ il est souligné par le préambule du Traité » ; CJCE, 8 avril 1976, Gabrielle Defrenne vs SABENA, aff. 43/75, Rec. p. 455, point 10.
(2). Arrêt de principe. CJCE, 11 juillet 1974, Dassonville, aff. 8/74, Rec. p. 837.
(3). CJCE, 20 février 1979, Rewe Zentral, aff. 120/78.
(4). CJCE, 20 septembre 1988, Commission/Danemark, aff. 302/86, Rec. p. 4607.
(5). CJCE, 7 février 1985, ADBHU, aff. 240/83, Rec. p. 531.
(6). N’oublions pas que l’environnement est expressément cité par l’article 114 TFUE
(Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne)

Il s’agit non seulement d’une compétence mais aussi d’une compétence passive c’est-à-dire d’un mode d’exercice des compétences. En effet, l’environnement, en vertu de l’article 11 TFUE, irrigue de manière transversale toutes les politiques de l’Union. Par conséquent, cette clause d’intégration traduit la volonté de dompter le marché, d’y insérer les préoccupations des citoyens par une subsidiarité matérielle, substantielle. La Constitution économique est ainsi revisitée au profit d’une économie «soucieuse» du marché et donc du Bien commun, d’une Charte constitutionnelle. Une mise en cohérence, un nouvel équilibre sont recherchés entre le marché et l’intérêt général afin de fonder un Contrat social… et naturel.

Cette valse en quatre temps : intégration négative, intégration positive, nouvelle compétence, et last but not least, clause transversale inaugurée par l’environnement… se vérifie pour d’autres valeurs d’intérêt général comme la santé ou encore la protection des consommateurs. L’environnement contribue à élargir, à globaliser l’intérêt général européen pour dépasser, transcender la seule dimension économique.

De lege ferenda, l’octroi du label intérêt général pourrait franchir une nouvelle étape. Outre l’imposition de limites au marché via la dérogation et la « loi » européenne, il pourrait justifier la création d’un service public européen qui échapperait en partie aux prescriptions de de la Constitution économique. En tant que mission d’intérêt général, elle pourrait être financée par un impôt européen, par exemple, une taxe carbone européenne. Celle-ci pourrait s’inspirer de la coopération renforcée impulsée par le couple franco-allemand en matière de taxe sur les transactions financières. Il pourrait s’agir d’une interaction vertueuse entre le droit de l’UE et les droits nationaux. En effet, plusieurs États membres se sont dotés d’un instrument fiscal écologique (Allemagne, Suède, Portugal..). Ce serait aussi la traduction du caractère mixte de cet intérêt général à la fois européen et national. Toutefois, ceci suppose la prise de conscience de l’existence d’un intérêt commun. Les prémisses d’une telle solidarité entre États transparaissent de certains éléments du régime juridique des énergies renouvelables(1). En effet, la directive 2009/28 du 23 avril 2009 prévoit différentes formes de coopération, de partenariats public-public afin de soutenir ces énergies. Ne s’agit-il pas de formes de coopération loyale horizontale ? Celle-ci ne traduit-elle pas un fédéralisme coopératif ?

Autre manifestation de solidarité, de loyauté horizontale : le jumelage entre États membres avancés et États en retard dans la mise en oeuvre du corpus juridique commun proposée par la gardienne de l’intérêt général européen dans le cadre du nouveau programme environnemental. Ce serait à l’évidence une nouvelle illustration, manifestation du caractère commun de cet intérêt général qu’est l’environnement. Ceci étant, l’impact de la protection de l’environnement sur la construction européenne ne se cantonne pas à cette dimension.

(1). Directive 2009/28/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 relative à la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables et modifiant puis abrogeant les directives 2001/77/CE et 2003/30/CE, JOUE n° L 140, 5 juin 2009, p. 16. Cette coopération entre puissances publiques, garantes de l’intérêt général, doit permettre de pallier les insuffisances du marché en mutualisant les ressources financières et énergétiques. En effet, certains États membres sont « plus égaux que d’autres » en matière d’énergies renouvelables (climat, choix technologiques). Ce faisant, le législateur incite à la mise en oeuvre du principe de coopération loyale qui comporte une dimension horizontale. Le droit de l’environnement n’est-il pas un droit de solidarité, de l’interdépendance faisant ainsi écho à la Déclaration Schumann ?À cet égard, trois domaines de coopération sont prévus par la directive sur les énergies renouvelables. Tout d’abord, des transferts statistiques sont prévus. Un État membre qui dispose d’un excédent d’énergie renouvelable peut le revendre à un autre État membre dont les coûts de production sont plus élevés. Il s’agit donc bien de contre-carrer les obstacles issus du marché, de venir pallier le manque de compétitivité économique. Ensuite, un État membre peut cofinancer dans un autre État membre un projet d’énergie renouvelable pour une production statistiquement partagée entre les deux. Il s’agit en l’espèce d’un intérêt général partagé, commun. Une telle initiative permet de conjuguer, de mutualiser les ressources financières. Enfin, plusieurs États membres peuvent harmoniser en totalité ou en partie les régimes d’aides qu’ils accordent. Un effet de levier est bien évidemment recherché, destiné à renforcer la compétitivité des énergies renouvelables. L’objectif poursuivi est de dompter, canaliser le marché dans un sens conforme au Bien commun.

L’apport indirect de l’environnement est probablement tout aussi important, voire plus important encore à l’aune de la critique lancinante et récurrente du déficit démocratique.

En effet, qui dit res publica, dit nécessairement res populi. L’environnement, chose commune, implique l’association de tous les citoyens dans sa gestion. Dès lors, l’environnement exige une démocratisation renforcée de la « République » européenne (II). Il s’agit là d’un effet induit de l’environnement.

II – L’environnement, vecteur de démocratisation de la «République» européenne

L’environnement est un véritable laboratoire juridique de la politisation, de la construction européenne. L’environnement est l’affaire de tous, de tous les citoyens. C’est pourquoi il constitue une véritable école de démocratie: démocratisation procédurale bien évidemment, mais aussi démocratisation substantielle

A. Une démocratisation substantielle

Cette démocratisation se manifeste par l’inscription de l’environnement dans la «Charte constitutionnelle» de l’UE. À cet égard, l’environnement a fait rapidement son entrée dans la « Charte constitutionnelle ». Ce phénomène fait écho au propos du Doyen FAVOREU selon lequel le droit constitutionnel peut être défini comme la «politique saisie par le droit» (Economica, 1988). Valeur commune, partagée par les citoyens européens, l’environnement a vocation à figurer dans le pacte fondamental dont se dotent les membres de cette communauté politique. C’est pourquoi hisser l’environnement au sommet de la hiérarchie des normes est devenu sinon banal du moins fréquent pour de nombreux États membres de l’UE (1). Comme on a pu le voir : placer l’environnement à un rang aussi éminent permet de le placer sur un pied d’égalité avec les objectifs classiquement économiques de l’UE. Ceci est également de nature à favoriser une mise en cohérence plutôt qu’un raisonnement sur le mode principe/ exception dont l’arrêt Albany (2) est symptomatique.

1. Sur la constitutionnalisation de l’environnement, parmi une abondante bibliographie voir notamment : L. Burgorgue-Larsen, « La protection constitutionnelle de l’environnement en droit comparé », Environnement, 1er décembre 2012, p. 59-66.
 2. CJ, 21 septembre 1999, Albany, aff. C-67/96, Rec. p. I-5751. P

Par conséquent, le «pouvoir conventionnel dérivé» a mis ses pas dans ceux des jurislateurs, notamment des constituants nationaux. En effet, il procède à nouveau par appropriation, projection de valeurs nationales (droits de l’homme, démocratie, État de droit cités en tant que valeurs fondamentales à l’article 2 TUE). Ceci se comprend aisément. À l’instar des droits de l’homme, l’environnement fait désormais partie du patrimoine constitutionnel européen (synthèse ou syncrétisme opéré à travers la notion de droit à l’environnement). De nombreux États dont l’Allemagne et la France ont consacré l’environnement tant sur le plan législatif que constitutionnel. En sens inverse, le droit européen de l’environnement a influencé la Charte française de l’environnement. Il convient de relever l’ombre portée de l’Europe sur cette Charte française selon un schéma circulaire reflétant l’interdépendance des échelons de pouvoirs de cette «République» composée et composite. De même, suite à la réunification, l’Allemagne a inscrit l’environnement dans sa Loi fondamentale en 1994. En sens inverse, la constitutionnalisation au sein des États membres a nourri les débats relatifs à la Charte des droits fondamentaux de l’Union. En outre, une telle circularité peut être source d’émulation profitable à l’environnement sur le modèle de ce qui se produit d’ores et déjà en matière de droits fondamentaux. Dès lors, l’environnement constitue une illustration emblématique de la constitutionnalisation de l’Europe (mentionné d’ailleurs dans la Charte des droits fondamentaux conçue comme préambule de la Constitution européenne). L’environnement illustre à merveille la «constitution composée»(1) dont bénéficie la «République» européenne.
De manière médiate, l’obiter dictum de la Cour de Karlsruhe se vérifie : les États demeurent bel et bien les maîtres des traités : «Herren der Verträge»…

Une protection efficace de l’environnement implique l’octroi de nouveaux droits aux citoyens, de mieux les associer à la prise de décision. L’environnement induit donc une démocratisation procédurale.

(1). F. Mayer et I. Pernice, « De la Constitution composée de l’Europe », RTDE, 1er octobre 2010, p. 623-647.

B. Une démocratisation procédurale

L’environnement, par essence droit (des) citoyen(s), implique une relecture des procédures dans les relations gouvernants/gouvernés. Ceci se vérifie dans le cadre de la démocratie représentative mais aussi participative.
L’environnement a bénéficié de la montée en puissance du Parlement européen, organe démocratique par excellence : en raison de la présence de groupes écologistes également. Les pouvoirs législatifs et de contrôle démocratique favorisent la prise en compte des préoccupations écologiques lors du processus législatif par les négociations avec le Conseil (au titre de la politique de l’environnement mais aussi dans le cadre des autres politiques en vertu de la codécision généralisée sous le nom de procédure législative ordinaire) mais aussi son «initiative de l’initiative». À cet égard, outre la démocratie représentative, l’environnement a favorisé et bénéficié de l’instauration de mécanismes de démocratie participative. Deux exemples peuvent être rapidement présentés : l’un exogène, l’autre endogène :

Tout d’abord, s’agissant du facteur exogène : tel est le cas bien évidemment du droit international de l’environnement à travers la Convention d’Aarhus du 25 juin 1998 conclue par l’Union. Celle-ci impose «de l’extérieur» des exigences de «démocratie délibérative» selon la formule de Jürgen Habermas. L’environnement suppose d’accroître l’influence des citoyens à chacune des étapes de la vie des normes : dans leur élaboration, leur application et leur contestation.

Tel est le cas aussi de l’initiative citoyenne européenne, sorte de droit de pétition renforcé. Pour mémoire, en vertu de l’article 11, § 4 du TUE, un million de citoyens européens peuvent inviter la Commission à soumettre une proposition législative. De façon significative, la première initiative retenue concerne le droit à l’eau1. Il s’agit de soustraire l’eau au marché et de proclamer son caractère de bien public. Elle a été déposée devant la Commission le 20 décembre 2013. Elle a fait l’objet d’une audition publique devant le Parlement le 17 février 2014.

(1) Le droit européen devrait exiger des gouvernements qu’ils garantissent et fournissent à tous les citoyens l’assainissement et de l’eau saine et potable en suffisance. Nous demandons instamment que : 1. Les institutions européennes et les États membres soient tenus de faire en sorte que tous les habitants jouissent du droit à l’eau et à l’assainissement. 2. L’approvisionnement en eau et la gestion des ressources hydriques ne soient pas soumis aux « règles du marché intérieur » et que les services des eaux soient exclus de la libéralisation. 3. L’Union européenne intensifie ses efforts pour réaliser l’accès universel à l’eau et à l’assainissement.

Ces perfectionnements démocratiques s’avèrent précieux au moment où l’UE s’apprête à adhérer à la CEDH. À l’évidence, la CEDH contribuera à l’évidence à la démocratisation de la « République » européenne tant du point de vue substantiel (articles 2, 8 et 10 de la CEDH) que procédural (article 6 de la CEDH).

En guise de conclusion, la République (européenne) est certainement le pire des systèmes… à l’exception de tous les autres…