Le passé d’une espérance (1921-1991)
Esquisse d’une brève histoire du Parti communiste italien
Julien Giudicelli
Julien Giudicelli est maître de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux. Constitutionnaliste, il est spécialiste de la vie politique et institutionnelle italienne. Après avoir été assistant-étranger à la Cour Constitutionnelle d’Italie, il est l’auteur d’une thèse sur cette juridiction et le référendum abrogatif. Contributeur à l’Annuaire international de justice constitutionnelle, il a également rédigé de nombreux articles pour des revues spécialisées et a signé un ouvrage référence Justice constitutionnelle, Italie – Grèce (LGDJ, 1997).
D’Alema, dì una cosa di sinistra,
dì una cosa anche non di sinistra, di civiltà,
D’Alema, dì una cosa, dì qualcosa, reagisci !
D’Alema, dis quelque chose de gauche,
et même si ce n’est pas de gauche, de civilisé,
D’Alema dis une chose, dis quelque chose, réagis !
Nanni Moretti, Aprile, 1997.
Les repères usuels de classification des forces politiques françaises ne sont que partiellement utiles pour l’analyse de la vie politique italienne. On identifie classiquement trois droites en France depuis René Rémond (1), les droites légitimiste (ou contre-révolutionnaire), orléaniste (ou libérale) et bonapartiste (ou césarienne).
Aujourd’hui encore, ce schéma demeure opératoire (même si la composante libérale est actuellement éclatée entre plusieurs formations, UMP en son courant dit « humaniste », UDI et MODEM). Le FN se range dans la tradition contre-révolutionnaire et l’essentiel des forces de l’UMP, parce que provenant de l’ex-RPR (anciennement UDR et UNR), mouvement gaulliste de filiation clairement bonapartiste, entre dans la typologie de la droite césarienne. Une classification plus récente de la gauche a été proposée par Jacques Julliard (2), qui distingue gauche libérale, jacobine, collectiviste et libertaire. Ces quatre courants se sont entrecroisés depuis deux siècles, de sorte qu’il apparaît plus difficile d’y ranger de façon claire les partis politiques de la gauche française. Mais les deux partis les plus influents depuis la libération, le PCF et le PS, captent, chacun, au moins deux de ces traditions : jacobine et collectiviste pour le PCF, libertaire et libérale pour le PS (la composante libertaire pouvant en partie se retrouver aujourd’hui chez EELV, certains courants du PS pouvant tout autant se retrouver dans la composante jacobine, voire collectiviste). Une classification radicale, moins riche mais plus opératoire, propose de distinguer, depuis le Congrès de Tours (décembre 1920), une gauche réformiste (socialiste) et une gauche révolutionnaire (communiste). Si l’on analyse l’évolution des gauches françaises depuis la Libération, la gauche réformiste n’a définitivement supplanté, électoralement parlant, la gauche révolutionnaire, qu’à partir de la fin des années 1970, c’est-àdire après l’Union de la gauche voulue par François Mitterrand, qui accéda à la tête du PS au Congrès d’Epinay. Pourtant, le PCF n’a que très peu gouverné ; après la Libération et jusqu’à la fin du tripartisme (1947), de 1981 à 1984, après l’accession de François Mitterrand à la présidence, et de 1997 à 2002, dans le cadre des gauches plurielles du gouvernement Jospin.
Le tableau diffère en Italie. Prenons en compte la période historique consécutive à la Libération, la parenthèse de la phase parlementaire du fascisme ayant été très rapidement refermée, les partis de gauche ayant dû dès lors très tôt basculer dans la clandestinité. Après la chute du fascisme, la droite a été très largement dominée, jusqu’au début des années 1990 par la Démocratie chrétienne, le MSI, héritier du fascisme, n’ayant jamais réalisé que des scores marginaux. La situation évoluera après le scandale Tangentopoli qui vit s’effondrer la DC (Démocratie Chrétienne) et redistribuer les cartes de la droite au profit des formations animées par Berlusconi et d’un aggiornamento du MSI, se transformant, sous la houlette du successeur d’Almirante, Gianfranco Fini, en mouvement tenant de la droite césariste (Alleanza nazionale). À gauche en revanche, et contrairement à la France, le PCI fut largement hégémonique jusqu’à sa dissolution, en 1991, lors de son dernier congrès, à Rimini. Le PSI, même durant sa période la plus faste, c’est-à-dire sous Bettino Craxi au début des années 1980, ne dépassa jamais son rival communiste. Il faut dire que les tenants d’une union des gauches à la française étaient minoritaires, le PSI, sauf durant la période du tripartisme, qui s’acheva comme en France en 1947, s’étant refusé à s’associer au PCI. Le pari de François Mitterrand de diminuer l’influence du PCF en l’étouffant dans l’Union de la gauche ne fut jamais tenté en Italie, le PSI n’ayant nul besoin de son rival de gauche pour gouverner, la Démocratie chrétienne lui offrant de nombreuses fois une alliance conjoncturelle lui permettant, malgré sa faible influence électorale, de gouverner, y compris aux plus hauts postes (Bettino Craxi, son principal responsable, put ainsi rester trois ans président du Conseil, record que ne battit, qu’à la fin des années 1990, son étonnant «protégé », Silvio Berlusconi).
On pourrait alors affirmer que la composante réformiste de la gauche italienne était de fait, réduite à la portion congrue. C’est peut-être croire alors que le PCI n’aurait pas su opérer, vraisemblablement malgré lui, la synthèse dialectique des deux tendances, réformiste et révolutionnaire, et que ce dessein, qu’une ruse de l’histoire des gauches italiennes sembla lui assigner tout en le lui dissimulant, devait durablement l’affecter, jusqu’à provoquer sa dissolution, soit son suicide politique, que rien, pourtant, ne semblait annoncer. C’est peut-être aussi oublier qu’une partie de la Démocratie chrétienne pouvait, selon les canons rapidement esquissés plus haut, se trouver, à son insu, dans les rangs de la gauche réformiste ou, pour reprendre l’une des catégories de Jacques Julliard, de la gauche libérale (au sens, bien sûr, strictement économique du terme). Comme si, dans le pays du «crispisme» ou transformisme politique, les repères gauche/droite hérités de la Révolution française, par trop cartésiens, étaient dilués, donnant à la scène politique italienne un goût impressionniste, que le classicisme français aurait du mal à faire sien. Pourtant, ce voile de l’Artiste de l’histoire italienne sembla se révéler progressivement durant la décennie 1990, faisant confluer l’ensemble des gauches en un destin unique, certains pensant (dont l’auteur de ces lignes) qu’il signait le déclin, fût-il provisoire, d’une espérance (que l’on ne devrait cependant en aucun cas confondre avec le passé d’une illusion, trop dogmatiquement évoquée par François Furet)(3) et l’aveu de la capitulation de l’invention progressiste en politique.
L’histoire des gauches italiennes commença bien différemment de celle des gauches françaises. On le sait, les partisans de la création d’un nouveau parti (motion Cachin-Frossard), ultérieurement dénommé communiste (à l’origine SFIC pour section française de l’internationale communiste), furent majoritaires au congrès de Tours, les auto-proclamés gardiens de la «vielle maison» (expression fameuse de Léon Blum) étant rejetés dans la minorité, fondatrice de la SFIO. À l’inverse, les tenants de la scission communiste, emmenés par Amadeo Bordiga et Antonio Gramsci, furent minoritaires au congrès de Livourne, en janvier 1921. Mais ce rapport de forces initial n’eut finalement que peu d’incidences, les partis progressistes devant, on l’a indiqué plus haut, basculer dans la clandestinité après la fin de la parenthèse parlementariste du fascisme (la phase dite corporatiste du fascisme commençant dès 1925), consécutive à l’assassinat d’un député socialiste en 1924, Matteotti, par les sbires du Duce. Dès la Libération, le PCI supplantait largement le PSI, faisant quasiment jeu égal avec la DC. De sorte que l’histoire italienne de l’aprèsguerre est celle d’un bipartisme de fait entre la DC et le PCI, tempéré par un multipartisme institutionnel favorisé par la proportionnelle, en vigueur dans les deux assemblées (ce qui n’est pas sans importance, le bicamérisme italien étant l’un des rares complètement égalitaire). La très forte influence électorale communiste ne s’explique pas seulement par son rôle majeur dans la résistance. L’Italie était littéralement dévastée après-guerre, bien plus que la France. Des millions de personnes étaient jetées dans la misère et la division sociale du pays existant depuis le Risorgimento entre un Nord industriel et un Sud, ou Mezzogiorno, essentiellement rural, était largement accentuée. Ce déclassement social induit par la tragédie de la guerre constituait un terreau propice au discours de la lutte des classes, véhiculé par le PCI. On doit mentionner que l’électorat communiste n’était pas géographiquement homogène, les bastions traditionnels du PCI se trouvant dans le Nord industriel, ce qui, somme toute, est logique en raison de la culture ouvriériste des mouvements révolutionnaires. Les électeurs du Mezzogiorno, pourtant plus défavorisés que leurs compatriotes septentrionaux, accordaient plus volontiers leurs suffrages à la DC. L’explication, schématique mais éprouvée, en est simple. L’économie du Sud de l’Italie est longtemps demeurée essentiellement rurale. Par ailleurs, l’influence de l’Église y était (y demeure d’ailleurs) largement plus prégnante. Beaucoup affirment enfin, sans qu’une preuve définitive ait pu être clairement rapportée, que les multiples mafias innervant ces régions méridionales appelaient leurs affidés à voter massivement pour la DC, en échange de menus arrangements en forme d’intérêts bien compris de la part du sommet de l’État. Il est vrai que les capimaffiosi, adeptes d’une forme fort singulière d’entreprises individuelles et d’économie libérale, n’avaient aucun intérêt à ce que les leaders communistes endoctrinent leurs gens…
L’histoire politique de l’Italie, de la Libération aux années 1990, se résuma donc en un affrontement, en vérité inégal, entre DC et PCI. Inégal tout d’abord parce que les forces politiques non communistes, de gauche comme de droite mais dominées par les démocrates-chrétiens, se sont toujours entendus depuis 1947 et surtout 1956 (c’est-à-dire après la répression soviétique du soulèvement hongrois, comme on le verra plus après) pour exclure le PCI du gouvernement, si l’on excepte la parenthèse du compromis historique, théorisée par Enrico Berlinguer, secrétaire général du PCI, et acceptée par Aldo Moro, leader de la DC. Mais, on le sait, l’entrée des communistes au Gouvernement n’eut en fait jamais lieu, l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades Rouges et l’hostilité des chrétiens-démocrates Andreotti et Cossiga (ce dernier pourtant apparenté à Berlinguer) douchant définitivement les espoirs d’un rapprochement entre chrétiens sociaux (ou aile gauche de la DC) et communistes. Inégal ensuite, parce que les États-Unis ne pouvaient tolérer que leur allié italien, qui leur fournissait plusieurs bases de l’OTAN, pût accepter que le PCI participe, même modestement à la conduite du pays, précisément parce qu’il était le parti communiste occidental le plus puissant, toujours allié, quoique avec une liberté critique allant croissante à partir des années 1960, avec le «parti frère» soviétique. Cette conventio ad excludendum est, peut-être, mais non exclusivement, l’un des facteurs explicatifs de la mue du PCI en partie social-démocrate, au début des années 1990.
Il apparaît pourtant difficile de comprendre comment un parti, porté par des centaines de milliers d’adhérents et par des millions d’électeurs, gouvernant de grandes villes et, depuis les années 1970 nombre d’exécutifs régionaux(4), forme transalpine de ce «communisme municipal» français (5), soutenu par une grande partie de l’intelligentsia culturelle, a pu, volontairement, se saborder.
On présente souvent le PCI comme le moins dogmatique, le plus ouvert, le plus démocratique, en un mot le moins stalinien des partis communistes occidentaux. Cette analyse doit être affinée. Dans un premier temps, le PCI n’avait qu’une autonomie toute relative à l’égard du Komintern (ou IIIe Internationale) puis du Kominform, qui n’étaient autres que les courroies de transmission de Staline à l’égard de partis qui, sous l’appellation trompeuse de «frères», étaient en réalité littéralement inféodés au PCUS. L’organisation du Kominform est dissoute en avril 1956, sous l’effet de la déstalinisation lancée par Nikita Khrouchtchev lors du XXe Congrès du PCUS qui dénonça, dans son rapport secret, les crimes de Staline (6). C’est alors que le PCI commença de se détacher progressivement du modèle soviétique, contrairement au PCF, qui se montra sceptique quant à la déstalinisation, comme en témoigne l’expression du journal L’Humanité sur le «rapport attribué au camarade Khrouchtchev» (c’est nous qui soulignons). Si Palmiro Togliatti, le secrétaire général du PCI, ne critiqua pas la répression de l’insurrection en Hongrie en novembre 1956 par les chars de l’armée rouge, l’enterrement qui en résulta de l’éphémère pacte d’unité d’action entre le PSI de Pietro Nenni et le PCI d’une part, la montée de la contestation interne d’autre part, achevèrent la direction de prendre en partie ses distances avec le modèle soviétique. Togliatti théorisa alors la doctrine du «polycentrisme», visant à la proclamation d’un «chemin national vers le socialisme», qui n’eut l’heur de plaire au PCUS, anticipant par ailleurs, en partie, le modèle de l’eurocommunisme des années 1970. L’écrasement du Printemps de Prague, en 1968, fut en revanche clairement critiqué par le PCI qui alla plus loin que son homologue français puisque, si le PCF désapprouva lui aussi le coup de force soviétique, il ne condamna jamais, à l’inverse du PCI d’Enrico Berlinguer, la «normalisation» qui s’en suivit. Dès lors, l’action du PCI, toujours influencé par les événements extérieurs, s’orienta dans deux directions en réalité convergentes : la consolidation d’une émancipation claire vis-à-vis de l’Union soviétique, empruntant, pour le guider, le chemin de l’eurocommunisme esquissé par le secrétaire général du Parti communiste espagnol, Santiago Carrillo (7) d’une part, le rapprochement, apparemment contre-nature, avec la Démocratie chrétienne d’autre part.
Le compromis historique proposé par Berlinguer à la DC résultait en effet d’une préoccupation majeure, éviter un coup d’État à la chilienne (11 septembre 1973) organisé en sous-main par les États-Unis, alors même que les années noires, baptisées de plomb, s’abattaient sur l’Italie, depuis l’attentat sanglant de Piazza fontana à Milan, en 1969. À cette stratégie de la tension, visant à la perpétuation de massacres de masse de la part de mouvances d’extrêmes droites, répondit une radicalisation post soixante-huitarde d’une frange de la gauche radicale, basculant, elle-aussi vers l’extrême, et perpétrant des attentats ciblés contre des dirigeants économiques puis politiques. Le chaos qui s’abattait sur la péninsule convainquit Berlinguer, à l’occasion d’une analyse des événements chiliens dans la revue Rinascita, de proposer une alliance politique avec la DC, seule à même de faire accéder le PCI aux fonctions gouvernementales dont il était privé depuis 1947. L’assassinat d’Aldo Moro en 1978, s’il n’empêcha pas le PCI de soutenir, quelques temps encore, des gouvernements de «solidarité nationale», lui ferma néanmoins définitivement les portes du Palazzo Chigi (siège de la présidence du conseil) et des autres palais nationaux de l’exécutif, que seul Aldo Moro, à l’inverse des autres figures de la Démocratie chrétienne, voulait sincèrement ouvrir. On a beaucoup spéculé sur l’assassinat de Moro, invoquant une possible manipulation à leur insu des Brigades Rouges par les mouvances d’extrême droite, la loge P2, les services secrets italiens ou le réseau Gladio. L’un de ses responsables s’en défend fermement dans un livre entretien (8) Pourtant, nombre d’éléments trouvés durant l’enquête apparaissent fort troublants. Rien n’a pourtant été formellement prouvé. Mais on peut s’interroger sur la «cible» Moro de la part des brigadistes, seule figure authentiquement sociale et prête au compromis avec les communistes. Comme s’il s’agissait précisément de supprimer l’une des pièces essentielles du binôme qu’il constituait avec Berlinguer pour faire capoter ce rapprochement. L’Histoire ou, plus précisément ce qu’on en connaît aujourd’hui, n’a pas révélé cette part de mystère, la version officielle étant une action isolée à la seule initiative des brigadistes. Notons la part de symbolique tragique lors de la découverte du corps d’Aldo Moro, dans le coffre d’une Renault 4L, garée Via Caetani à Rome, à mi-chemin des sièges du PCI et de la DC…
L’expérience des gouvernements de solidarité nationale ne devait pas durer au-delà de 1979. Elle visait à lutter contre les différentes formes d’extrémisme terroriste, de droite comme de gauche, le PCI donnant sa confiance à des gouvernements dominés par la DC, malgré l’assassinat de Moro et bien qu’aucun ministre communiste ne fût appelé à participer à l’exécutif. Dès lors, la mort symbolique du compromis historique ne survécut qu’un an, à l’assassinat du chef de la DC.
Le choix d’inscrire ses pas dans le sillage de Santiago Carrillo, inventeur de la notion d’eurocommunisme, participe en fait, de la part de Berlinguer, d’une démarche convergente à la stratégie du compromis historique. L’Eurocommunisme incluait une dénonciation sans ambages non du socialisme, mais du socialisme dit réel, prenant la forme d’une analyse sévère du régime de l’Union soviétique et de ses affidés des démocraties populaires de l’Europe orientale, à travers la condamnation du goulag, de la dictature, de l’absence de libertés formelles (pluralisme, liberté d’expression, droits de la défense, dans des pays où les internements abusifs et l’instrumentalisation de la psychiatrie contre les opposants politiques étaient fréquents). Cette critique radicale manifestait une double intention : il s’agissait en effet non seulement de proposer une redéfinition du socialisme (Berlinguer revendiquant en 1976, devant les délégués du XXVe congrès du PCUS un «système pluraliste» de socialisme), mais d’asseoir aussi, en interne, la légitimité d’un parti authentiquement démocratique, pouvant participer à l’exercice du pouvoir. Las, la convergence des PCI, PCE et PCF fit long feu, le parti français rompant en 1977 l’Union de la gauche et se réorientant vers le modèle soviétique (approuvant notamment, deux ans plus tard, l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS).
La fin des expériences du compromis historique et de l’eurocommunisme devait rejeter définitivement le PCI dans l’opposition. La DC, de son côté, endigua son ancien et éphémère partenaire en renonçant (en apparence seulement car il maintenait certaines de ses figures les plus emblématiques, comme Andreotti, à des postes clefs de l’exécutif) à endosser la tête de la présidence du conseil, pour favoriser l’expérience de gouvernements multipartites, pour la première fois dirigés par un socialiste, Bettino Craxi. Ce dernier profita de son expérience gouvernementale pour imposer au PSI une réorientation social-démocrate, voire social-libérale, qui exacerba les tensions avec le PCI.
La crise des deux gauches atteint son paroxysme lors de la révision de l’échelle mobile des salaires, c’est-à-dire de leur indexation à l’inflation. Le gouvernement Craxi prit un décret (devenu une loi), ironiquement appelé décret de la Saint Valentin (14 février 1984). Il entérinait ainsi un accord entre partenaires sociaux (principalement la Cofindustria, c’est-àdire le patronat italien, et la CISL, confédération italienne des syndicats de travailleurs, d’inspiration catholique, que l’on pourrait apparenter à la CFDT), qui n’avait pas été signé par la CGIL, syndicat proche du PCI. Il s’agissait d’abaisser de 4 % l’indexation des salaires à l’inflation. Cette désindexation partielle, prélude à une abrogation ultérieure définitive de l’échelle mobile par Giuliano Amato en 1992 (président du conseil également socialiste), fut vivement dénoncée par Berlinguer, qui déclencha une récolte de signatures visant à organiser un référendum abrogatif de cette réforme. L’enjeu était clair. Il s’agissait non seulement de défendre les salariés, victimes expiatoires d’un discours vantant le crédo libéral de la compétitivité, et de dénoncer la posture craxienne, qui, aux yeux du dirigeant communiste, trahissait ouvertement non seulement les idéaux de la gauche, mais aussi les intérêts des travailleurs italiens (9). Réunir les 500 000 signatures requises ne fut qu’une formalité. Le référendum devait avoir lieu en juin 1985. Une autre échéance électorale attendait tout d’abord le PCI. Les élections européennes du 17 juin 1984 virent le triomphe du PCI (endeuillé par la disparition tragique de Berlinguer, victime d’un infarctus en plein meeting électoral le 7 juin durant un discours retransmis en direct à la télévision qui l’emporta le 11). Le Parti communiste obtint son maximum historique, devançant pour la première et dernière fois la DC (33,33 % contre 32,96 %) et écrasant le PSI de Craxi (11,21 %). Il ne s’agissait pourtant, pour le défunt Berlinguer, que d’une victoire à la Pyrrhus. Le référendum sur la désindexation partielle de l’échelle mobile des salaires organisé les 9 et 10 juin 1985, marqua en effet sa défaite posthume. Une participation élevée (77,9 %) ne permit cependant pas une mobilisation suffisante, les partisans de l’abrogation n’obtenant que 45,7 % des suffrages contre 54,3 % pour les partisans de la réforme.
Malgré le recul du PCI, il garda un poids électoral conséquent. En 1987, soit lors des dernières élections à la Chambre des députés et au Sénat auxquelles participa le PCI en tant que tel, c’est-à-dire avant sa mutation opérée au congrès de Rimini, il obtint 28,33 % des suffrages au Sénat et 26,57 % à la Chambre des députés. Recul relatif en regard des élections de la législature précédente en 1983, avec une perte de 3,37 % des suffrages à la Chambre et de 2,48 points au Sénat. Rien ne laissait donc présager la disparition d’une force politique si influente.
Un autre événement tragique va pourtant peser d’un poids certain sur l’orientation du PCI. Le 30 avril 1988, Alessandro Natta, successeur d’Enrico Berlinguer à la tête du parti, est lui-même frappé d’un infarctus alors qu’il participait, tout comme son prédécesseur, à un meeting électoral. Sa charge de secrétaire général sera confiée à un membre de la nouvelle génération, Achille Occhetto. Natta critiquera cette désignation, dans une lettre amère à la direction (10). C’est principalement Occhetto qui est à l’origine de la mutation interne du PCI. À l’occasion d’un discours prononcé le 12 novembre 1989 à Bologne devant des résistants, il affirme qu’« il est nécessaire d’éviter de continuer à emprunter d’anciennes routes, pour en inventer d’autres afin d’unifier les forces progressistes ». À une question relative à un éventuel changement de nom du parti, Occhetto répondit, laconique que « cela laisse tout présager ». Cet événement, connu en Italie sous le nom de svolta della Bolognina, amènera le 3 février 1991 à la dissolution du PCI. Ce tournant est à l’initiative d’Occhetto seul, puisqu’aucune des instances du parti ne fut consultée. La question du changement de nom, et de l’abandon de l’épithète communiste, n’est bien évidemment pas neutre. Elle a par ailleurs fait l’objet de multiples débats depuis le début des années 1980.
Derrière ce changement de vocable, c’est une mutation politique profonde qui s’annonce, tant sur la question programmatique que sur celle des alliances politiques à venir. Notons que le discours d’Occhetto à Bologne où il opère, seul, ce virage ou tournant (svolta) est prononcé le 12 novembre 1989 ; la chute du mur de Berlin a eu lieu dans la nuit du 9 au 10 novembre. Le rapprochement de ces dates n’est évidemment pas fortuit. Certes, il s’agissait symboliquement, pour le dernier secrétaire général du PCI, de se dissocier définitivement des expériences socialistes de l’Est et d’affirmer que son parti n’en était aucunement comptable, mais surtout de s’appuyer opportunément sur l’Histoire en marche pour précipiter celle de sa formation politique. Ce travail de repositionnement avait pourtant été déjà largement effectué, ainsi que nous l’avons expliqué, tout d’abord avec Togliatti, après 1956, puis surtout avec Berlinguer. La question du changement de nom cache celle du changement de références théoriques et idéologiques. Berlinguer, dans un discours de clôture prononcé à la fête de l’Unità, à Gênes, le 3 juin 1979, avait répondu, comme par anticipation, à son successeur : «Nos adversaires prétendent que nous devrions jeter aux orties non seulement les riches leçons de Marx et de Lénine, mais aussi les innovations intellectuelles et politiques d’Antonio Gramsci et Palmiro Togliatti. Puis, peu à peu, nous devrions proclamer que toute notre histoire, qui a aussi ses parts d’ombre, a été une succession d’erreurs». Le politique sarde entendait ainsi expliquer que si son parti avait toujours, depuis sa création en 1921, voulu adapter sa culture politique à son temps, notamment à travers l’oeuvre théorique de Gramsci dans ses Cahiers de prison, il s’était toujours refusé au contraire du SPD allemand en 1959, à faire son Bad Godesberg, c’est-à-dire à se détacher des références idéologiques qui marquait sa spécificité à gauche, c’est-à-dire à renoncer, aussi et surtout, à son programme de transformation politique et sociale, à son refus du capitalisme, en tant que mode de production intrinsèquement générateur d’inégalités. Le débat sera relancé dans le contexte de la défaite de la bataille référendaire sur l’échelle mobile des salaires, qui avait fortement éprouvé le PCI. Un ancien député communiste, Guido Carandini, publia en 1985 un article retentissant au titre évocateur (Quella grande illusione»)(11) proposant une mutation radicale du PCI dans le sens du réformisme, passant par une réévaluation des expériences sociales-démocrates et par une transformation du PCI en Parti démocratique du travail fusionnant l’ensemble des forces de gauche. Carandini avançait, en substance, l’idée d’un Bad Godesberg à l’italienne, soit un anti-congrès de Livourne. Natta s’y opposa fermement, réaffirmant alors la ligne «continuiste» de Berlinguer, en accord avec une très grande majorité de la base. Un de ses proches, Adalberto Minucci, aura ces mots cruels dans une contre-tribune : «Vive la modernité ! En avant vers le XIXe siècle» (12)…
La svolta della Bolognina est le déclenchement d’un processus irréversible, mené au pas de charge. Pourtant, les communistes sont loin d’être enthousiastes. À l’exception de l’aile droite du parti qui se prononce clairement en faveur d’Occhetto et du rattachement du parti à l’internationale socialiste, la direction demeure prudente, attentiste. Massimo D’Alema, en réponse aux militants exaspérés qui saturaient le standard de L’Unità, dont il était alors directeur, écrit alors : «ce que nous proposons n’est pas la perspective d’une renonciation ou d’une abjuration». Le comité central est convoqué et décide, après cinq jours de discussions tendues (du 20 au 24 novembre 1989), d’une solution ambigüe. À une majorité assez large, le parlement du parti accepte la proposition d’Occhetto d’initier une phase constituante d’une nouvelle formation politique, tout en avalisant la proposition des opposants visant à convoquer un congrès extraordinaire dans les quatre mois pour décider de la création ou non d’un nouveau parti. Le XIXe et avant dernier congrès du PCI se tint du 7 au 11 mars 1990 à Bologne. La motion d’Occhetto, proposant d’ouvrir une phase constituante d’un nouveau parti rattaché à l’internationale socialiste, affronte principalement celle de son prédécesseur Natta et de Pietro Ingrao, figure historique de l’aile gauche du PCI, s’opposant au changement de nom, de symbole et de tradition. La motion du secrétaire général réunit 67 % des suffrages, la motion Natta – Ingrao 30 %. Le dernier congrès du PCI, qui se tint du 31 janvier au 3 février 1991 à Rimini, ne modifia pas fondamentalement les rapports de force. La motion Per il Partito democratico della Sinistra d’Occhetto, à laquelle s’était adjoint notamment D’Alema, obtint 67,46 %, la motion hostile à la création d’un nouveau parti, appelée Rifondazione communista et menée par Ingrao et Cossuta, réunit 26,77 %. Le 3 février 1991, le PCI acta sa propre dissolution, et porta sur les fronts baptismaux, en même temps que son acte de décès, le Parti démocratique de la gauche (PDS). Ite missa est…
Guido Liguori propose une analyse très intéressante, à travers un tableau de ces quelques années ayant précipité la chute de la maison rouge, de cette succession d’événements conduisant au tour de force de faire disparaître un parti que ni le fascisme, ni la guerre froide, ni l’hostilité farouche des autres mouvements politiques italiens n’avaient réussi (13). Il démontre que le sort du PCI n’était pas scellé. Il rappelle qu’il comptait 1,5 million d’adhérents et que, malgré l’échec relatif des élections législatives et sénatoriales de 1987, il n’était, dans aucune région, tombé sous la barre des 25 %, score que ni le PDS, ni les formations qui lui succèderont (Démocrates de gauche puis Démocrates) n’atteindront ensuite (14). L’attachement, par ailleurs, à l’appellation communiste demeurait extrêmement fort, non seulement parmi les militants, mais aussi parmi les sympathisants et électeurs du PCI. Le poids symbolique du qualificatif communiste n’était pas entaché par les régimes de l’ancien bloc de l’Est, que les dirigeants du parti avaient, à de nombreuses reprises, clairement condamnés, au nom précisément d’une acception démocratique du socialisme. L’auteur ne fait pas l’erreur de désigner comme seul responsable Occhetto, quoique la question du changement de nom devenait pour lui affaire personnelle, quasi-obsessionnelle, selon ses propres dires. Guidori révèle que le discours de la Bolognina du 12 novembre 1989 n’avait aucunement été discuté par la direction, les membres de la direction, de l’aile droite (comme Napolitano, aujourd’hui président de la République) ou de la sensibilité de gauche (notamment Ingrao), n’ayant pris connaissance du projet d’Occhetto qu’au lendemain de son discours. Les raisons de cette précipitation relèvent de deux facteurs, interne et externe. Il semble évident que la chute du mur et l’effondrement programmé du «socialisme réel» créait un cadre idéologique propice à une telle mutation du parti. En interne, Guidori pointe la contradiction entre «un groupe dirigeant restreint qui n’est plus communiste, à la tête d’un parti formé de dirigeants et de militants qui, dans leur immense majorité, se considèrent communistes de nom et de fait» . Le légitimisme (pour ne pas dire suivisme) des militants communistes est aussi avancé comme facteur explicatif, à laquelle s’ajoute une foi dans l’unité du parti, qui a primé sur toute autre considération. Nous faisons également nôtre le constat selon lequel «la dramatique faiblesse de la gauche italienne est due précisément à la fin du PCI, à la mort de cette tradition culturelle et politique et de cette communauté différente des femmes et d’hommes qui pendant plusieurs décennies avaient représenté une grande ressource démocratique pour l’Italie». «La fin du parti», explique encore ce philosophe spécialiste de Gramsci, «aura été également la fin de la participation politique de masse, non pas épisodique ou mouvementiste, dans la société italienne, et il ne reste rien de semblable chez les héritiers du PCI. Un immense patrimoine politique, historique, humain s’est ainsi perdu ». Il est vrai que le parti héritier du PCI s’est dilué dans une formation politique hétérogène, faisant confluer en son sein des éléments disparates, dont certains issus de l’ancienne DC, de sorte que I Democratici ne peuvent pas même être assimilés à un parti social-démocrate classique, représentant, dans une optique réformiste, les intérêts salariés, mais un conglomérat, un cartel électoral interclassiste défendant principalement, sinon exclusivement, les intérêts des classes moyennes voire des classes supérieures «éclairées», parce que confusément progressistes. On peut aussi ajouter que l’affaiblissement du PCI est aussi un affaiblissement théorique, en ce sens que ce groupe dirigeant restreint évoqué par Liguori semble s’être converti à l’idéologie de la fin de l’Histoire, c’est-àdire précisément de la fin des idéologies, et au pragmatisme visant à la réforme et non à la transformation du système de production économique. Il ne faut pas non plus omettre que cette transformation s’est déroulée dans le sillage d’une victoire politique spectaculaire, dans les années 1980, du libéralisme économique, à travers la déréglementation généralisée initiée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. La conversion, tout aussi spectaculaire, du PSI de Craxi au «réalisme» économique (à l’instar de François Mitterrand en 1983), à travers la réforme de l’échelle mobile des salaires a mis une pression inédite sur le PCI qui, parce qu’il perdit la bataille référendaire de 1985, en vint à remettre en cause sa culture politique. Le centre de l’appareil dirigeant, animé depuis 1987 par Occhetto et l’aile droite ou «miglioriste» de Napolitano, ne furent que les réceptacles de ces doutes, qui se révélèrent compter parmi les principaux facteurs d’implosion. La voie révolutionnaire choisie par le PCI ne signifiait pourtant plus, depuis longtemps, la prise du Palais d’Hiver. Gramsci l’envisageait comme un processus, non comme un raptus. Togliatti proposait des «réformes de structures» dans les champs économiques et sociaux, permettant, par la succession de changements partiels, d’agglomérer des forces participant de ce processus. La césure entre voie réformiste et voie révolutionnaire avait été donc largement affinée, et c’était l’un des mérites principaux du PCI que de l’avoir initiée. Ce groupe dirigeant restreint évoqué par Liguori, dont on ne peut douter de la culture politique, semble pourtant avoir feint de l’omettre.
Ainsi, ce passé d’une espérance amène à la conclusion provisoire, non amère, mais lucide, que l’aphorisme de Marx peut être réversible : ce ne sont plus les masses qui font l’Histoire, elles la subissent.
(1) R. Rémond, Les droites en France, Aubier, 1990.
(2). J. Julliard, Les gauches françaises. 1762-2012 : Histoire, politique et imaginaire, Flammarion, 2012.
(3). F. Furet, Le passé d’une illusion, Calmann-Lévy, Robert Laffont, 1995.
(4) Les Régions, pourtant prévues par la Constitution italienne de 1946, ne furent en effet mises en place qu’à partir de la décennie 1970, la mise en oeuvre de la disposition y afférente ayant sans cesse été reportée en raison de considérations purement politiciennes, la DC s’inquiétant de l’émergence d’exécutifs locaux concurrentiels, dans un État dont la forme est régionale.
(5) Analysé comme une politique sociale de proximité s’appuyant sur les équipements collectifs et privilégiant, pour réduire les inégalités, l’école, la culture et le sport. Voir par exemple la contribution de Julian Meschi, in H. Hatzfeld, J. Meschi et H. Rey (éd.), Dictionnaire de la gauche, Larousse, 2007.
(6) Cf. R. Martelli (éd.), Le choc du XXe Congrès du PCUS, textes et documents, Éditions sociales, 1982.
(7) S. Carillo, Eurocommunisme et État, Flammarion, 1977.
(8) 1. Mario Moretti (en collaboration avec Carla Mosca et Rossanda), Brigate rosse, une histoire italienne, Amsterdam, 2010.
(9) 1. Massimo D’Alema décrit dans un livre remarquable les enjeux du combat entre Berlinguer et Craxi. À l’occasion d’un voyage en Union soviétique, où une délégation du PCI avait été dépêchée pour les obsèques d’Andropov, D’Alema, alors jeune cadre du PCI, assiste à cette ultime rencontre entre Berlinguer et les dirigeants soviétiques, où le dirigeant du PCI fait part à son protégé des amères désillusions que le triste spectacle de la succession au sommet du pouvoir soviétique lui inspire. Mais Berlinguer était également préoccupé par la situation politique italienne et par cet ultime combat qu’il était en train de livrer pour les élections européennes et surtout pour la mobilisation contre le décret de la Saint valentin, c’est à dire contre Craxi. D’Alema explique que le « forcing » auquel se livra Craxi constituait une rupture définitive à gauche qui contribua de façon significative à pousser le PCI au conflit ouvert. M. D’Alema, A Mosca l’ultima volta, Berlinguer e il 1984,Donzelli editore, 2004, notamment pp. 96-106.
(10). «Camarades, vous ne vous êtes pas comportés loyalement. Il y avait un véritable remue- ménage devant la chambre d’hôpital. Ce que vous avez fait a été un affront, qui n’était en rien nécessaire» Natta veut expliquer qu’il était conscient, avant son accident cardiaque, qu’il lui fallait passer la main. Mais il se défiait de cette génération de quadragénaires qui mit à profit son état de santé pour précipitamment organiser la succession.
(11). Guido Carandini, « Quella grande illuzione », La Republica, 22 août 1985.
(12). Adalberto Minucci, « Sì, siamo riformatori ma anche rivoluzionari », La Republica, 25 août 1985
(13) Guido Liguori, Qui a tué le Parti communiste italien, Delga, 2011.
(14) À l’exception des dernières élections européennes de 2014, où le Parti Démocrate profita de la popularité de Matteo Renzi, jeune président du conseil, en dépassant les 40 %.