Hommage au professeur Jean Tignol
Corinne Martin-Guehl
Lors de la création de Phaéton, mon ami Jean Tignol, avait accepté de parrainer la revue. Je voulais rendre hommage à ce grand scientifique disparu le 6 novembre 2013 et remercie le docteur Corinne Martin-Guehl, qui fut son élève, de témoigner pour Phaéton, en dressant un portrait chaleureux de ce brillant humaniste. (Pierre Landete)
Corinne Martin-Guehl est diplomée d’études spécialisées de psychiatrie, membre fondateur du Cercle de Réflexion et d’Étude sur l’Anxiété et du bureau de l’AFTAD (Association Française des Troubles Anxieux et Dépressifs). Elle a été l’élève et la collaboratrice du professeur Jean Tignol. Elle a notamment co-écrit avec lui L’ évaluation des soins en psychiatrie (Rapport d’assistance du LXXXXe Congrès de Psychiatrie et de Neurologie de Langue Française, 1992, tome III, Masson, 1993).
Biographie du Professeur Jean Tignol
Professeur des Universités (psychiatrie d’adultes), Université de Bordeaux II, chef de service au Centre Hospitalier Charles Perrens, membre d’une équipe de recherche au CNRS, fondateur et secrétaire de l’Association Française des Troubles Anxieux et de la Dépression, membre de nombreuses sociétés scientifiques internationales, Jean Tignol est l’auteur principal ou le co-auteur d’une centaine de publications internationales, de 2003 à 2013, publiées aux éditions Masson et Odile Jacob.
«L’affaire se présentait mal. Il pleuvait sur San Francisco et Chinatown était remplie de chinois mouillés. Léonard (il s’agit de Léonard Singer, professeur de psychiatrie à Strasbourg) et moi avions dû laisser nos armes dans le coffre du Hilton. Nos gardes du Phaéton – 2015 26 corps étaient partis voir si les lions de mer se prélassaient toujours sur les pontons de Fishermann’s Wharf. Nous nous sentions un peu inquiets en traversant Market’s Street pour prendre la Fourth qui nous conduirait au Moscone. Là se tenait la paisible réunion où les bons américains de notre business nous avaient conviés…
Il ne pleuvait plus quand nous sortîmes du Moscone. D’après les gardes du corps les lions de mer se prélassaient toujours sur les pontons de Fishermann’s Wharf. Nous avons passé la soirée à siroter des Martini « Up » avec Peter, un pote américain, au bar du « Four Seasons » : lambris en red cedar, décor 1900, Sam au piano… « Play it again Sam ! »… Casablanca était loin, sur la carte et dans le temps, mais ça n’empêchait pas de penser. Après tout, la tête, c’était bien notre business, non… »
C’est par ce pastiche de roman noir de l’Amérique des années 50, qu’en 1993, Jean Tignol introduisait et concluait le compte-rendu écrit d’une session du congrès de l’American Psychiatric Association qui s’était tenue tout près du domicile de Dashiell Hammet. Dans ces quelques phrases se lit en filigrane tout un pan de sa personnalité : sa culture, son humour, et sa fascination pour l’Amérique. Elles sont aussi un clin d’oeil à la ressemblance qu’il affichait à l’époque avec Humphrey Bogart (souvent lorsqu’il montait dans un avion aux États-Unis d’Amérique, le steward l’accueillait par un « Hello, Mister Bogart… » et Jean Tignol souriait…).
Au premier abord Jean Tignol impressionnait. Courtois, élégant, attentif, l’acuité de son intelligence ne pouvait échapper à son interlocuteur. Le côtoyer révélait aussi un travailleur acharné, rigoureux et exigeant. Après un parcours académique brillant qui le vit major tout au long de son cursus, de l’entrée à l’École Principale du Service de Santé de la Marine (promotion 1961) au prestigieux concours de l’Internat, il servit un temps en Algérie, puis poursuivit sa formation à Bordeaux où il fut nommé au début des années 80 professeur de psychiatrie d’adultes.
Comprendre la carrière professionnelle de Jean Tignol, c’est comprendre avant tout qu’il avait investi ces responsabilités universitaires comme une mission de Santé Publique de première importance. Il considérait qu’il était de son devoir de fournir aux patients les meilleurs soins possibles, de développer la recherche, et d’enseigner sa discipline sur des bases scientifiques et non dogmatiques. C’était un homme de devoir. Il a consacré les premières années de son exercice universitaire à organiser un service de soins performant. Pour cela il a mis en place un travail Phaéton – 2015 27 institutionnel de qualité où chaque membre de l’équipe, quel que soit son niveau hiérarchique, était impliqué et écouté. Le patient et sa famille étaient au centre de ce dispositif qui tendait à proposer des soins personnalisés et efficaces.
Chaque personne du service, soignant ou patient, était traitée avec le plus grand respect. Jean Tignol était également attentif à promouvoir le travail de ses collaborateurs et encourageait chacun à améliorer sa formation. Les infirmiers avaient le champ libre pour exercer une activité psychothérapique supervisée et ce n’est pas un hasard si nombre d’entre eux ont mené ensuite de brillantes carrières de cadres de santé ou d’enseignants en soins infirmiers.
Travailler dans le service qu’il dirigeait était une formidable expérience empreinte d’exigence, de rigueur et d’humanité. De nombreux étudiants en médecine bordelais ont choisi ou conforté leur choix de devenir psychiatre après y avoir effectué un stage.
À la fin du XXe siècle, la psychiatrie a connu des progrès décisifs : arrivée de nouveaux antidépresseurs et de nouveaux antipsychotiques performants et bien mieux tolérés, diffusion en France des Thérapies Comportementales et Cognitives, meilleure connaissance des troubles anxieux et progrès considérables dans leur traitement, amélioration de la compréhension du trouble bipolaire, traitement préventif des rechutes de la dépression récurrente…
Jean Tignol, dont la formation initiale était, comme pour la majorité de ses pairs, psychanalytique, a suivi cette évolution sans aucun retard. Sans a priori et suivant une démarche scientifique, il a mis en œuvre les progrès de la discipline, enrichissant sa pratique et proposant à ses patients les soins les plus adaptés possibles, en fonction de leur histoire, de leur maladie, de leurs souhaits. Début 90, il a ouvert dans son service l’une des premières consultations spécialisées de l’anxiété en France.
Lorsque le virus du SIDA a fait son apparition, les personnes toxicomanes se contaminaient en masse par des conduites à risque : partage de seringues ou sexualité non protégée. Nous recevions ces patients, jeunes pour la plupart, et assistions, impuissants, à leur inéluctable dégradation physique et psychologique. En Amérique du Nord et dans certains pays européens, se développaient des traitements de substitution disponibles pour la toxicomanie aux opiacés mais ces traitements étaient controversés en France.
Là encore, la démarche a été réfléchie, et c’est très scientifiquement qu’il a revu la littérature disponible sur le sujet pour conclure qu’il était absolument nécessaire de mettre à disposition de ce groupe de patients des traitements de substitution.
Il a envoyé ses jeunes collaborateurs les docteurs Marc Auriacombe et Pascale Franques se former en addictologie à Philadelphie dans le département dirigé par le professeur O’Brien, et avec l’aide de son ami le docteur Jean-Pierre Daulouède, très impliqué dans les soins aux toxicomanes, a œuvré auprès des politiques et des autorités sanitaires pour ouvrir les premiers centres méthadone de la région Aquitaine, à Bordeaux en 1993 et à Bayonne en 1994.
Les représailles des anti-traitements de substitution furent terribles – le mot n’est pas usurpé – et Jean Tignol a payé le prix fort au plan personnel et professionnel de cette démarche, aujourd’hui quasi unanimement saluée, et qu’il fût le premier universitaire français à conduire. Entre 1996 et 2003, il est estimé que 3500 vies ont été sauvées en France grâce aux traitements de substitution aux opiacés (Kopp et coll, Conférence de consensus de la Fédération Française d’Addictologie, 2004). C’est aussi à cette époque qu’il a développé la recherche dans son service. Il s’agissait naturellement de recherche clinique et c’est dans ses deux domaines de prédilection l’anxiété et les addictions que des travaux furent lancés. Une série d’études sur la Phobie Sociale et ses liens avec le tempérament et les troubles sexuels a été menée, mais aussi des travaux sur les traitements de substitutions, méthadone et buprénorphine (Subutex) en collaboration avec l’équipe américaine du professeur O’Brien avec laquelle les échanges étaient fréquents et fructueux.
Dans cette dynamique, la formation occupait aussi une place de choix. Omniprésente dans son service, il a développé un programme d’enseignement performant pour les internes après la réforme de l’internat en 1984, et mené de nombreuses actions auprès des psychiatres et des médecins généralistes surtout en matière d’anxiété et de toxicomanie. Il a également dirigé de nombreuses années l’Institut de Formation en Psychomotricité et créé des Diplômes Universitaires en psychologie médicale, sexologie et pratique de l’électroconvulsivithérapie.
Toujours soucieux de l’information et de la formation du public et des professionnels, il a organisé à Bordeaux plusieurs manifestations publiques en collaboration avec l’UNAFAM (Union Nationale de Familles et Amis Phaéton – 2015 29 de personnes malades et / ou handicapées psychiques) sur la schizophrénie ou les troubles anxieux.
En 2001, il a co-fondé avec d’autres spécialistes français (les professeurs Jean-Philippe Boulanger, Jean-Pierre Lépine, et les docteurs Christophe André et Dominique Servant) l’Association Française des Troubles Anxieux (AFTA, devenue l’AFTAD – http://www.anxiete-depression.org) dont il a été le secrétaire très actif jusqu’en 2012.
Dès 2000, ayant passé le relais de l’addictologie à Marc Auriacombe devenu professeur, Jean Tignol a poursuivi ses travaux dans le domaine des troubles anxieux, s’intéressant particulièrement, en plus de la phobie sociale, au Trouble Obsessionnel Compulsif et au Body Dysmorphic Disorder (la dysmorphophobie de la littérature française classique).
Avec le docteur Bruno Aouizérate, et en collaboration avec l’équipe de neurophysiologistes du professeur Bioulac (professeurs Burbaud et Guehl) et le professeur Cuny (neurochirurgien), il a lancé à Bordeaux l’utilisation de la stimulation cérébrale profonde chez les patients présentant un TOC résistant aux autres modalités thérapeutiques. Il a fait connaître en France les travaux de l’américaine Katherine Phillips sur le Body Dysmorphic Disorder et publié en 2006 Les défauts Physiques Imaginaires aux éditions Odile Jacob, qui a permis à de nombreuses personnes atteintes de cette maladie de l’identifier et de se faire soigner.
À la fin de sa vie il avait entamé la rédaction d’un ouvrage sur les différents types de dépression, avec, là encore, l’objectif de fournir au public un outil d’information et d’éducation thérapeutique visant à améliorer leur prise en charge.
Jean Tignol a mené une vie professionnelle intense, intègre, tournée vers l’amélioration des soins et des connaissances dans sa discipline. Il était révolté par la stigmatisation dont font encore l’objet, dans notre société les personnes atteintes de pathologies psychiatriques, et contre les préventions qui touchent la psychiatrie et les psychiatres. Son abord scientifique et humaniste de la discipline lui a permis de proposer à ses patients des soins variés et performants, parfois avant-gardistes.
Sa pugnacité à les mettre en oeuvre lui a valu bien des revers. Dans ces moments-là, son caractère retrouvait la rugosité voire l’hostilité de la montagne Ariégeoise de son enfance, mais ne se départissait jamais de Phaéton – 2015 30 l’honnêteté et de la loyauté de ceux qui ont construit leur carrière par leur compétence et leur travail. Face à la maladie qui l’a emporté, Jean Tignol a montré, comme tout au long de sa vie, une dignité et un courage exemplaires. Ses patients, ses élèves et notre discipline lui doivent beaucoup. Sa tutelle bienveillante et amicale nous manque. So long Boss !